jesuis malaisologue, je résiste à n'importe quel malaise sans détourner les yeux Mme de La Fayette - Romans et nouvelles La Princesse de Montpensier Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l'amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres et d'en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de Mézières, héritière très considérable, et par ses grands biens, et par l'illustre maison d'Anjou dont elle était descendue, était promise au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l'on a depuis appelé le Balafré. L'extrême jeunesse de cette grande héritière retardait son mariage; et cependant le duc de Guise qui la voyait souvent, et qui voyait en elle les commencements d'une grande beauté, en devÃnt amoureux et en fut aimé. Ils cachèrent leur amour avec beaucoup de soin. Le duc de Guise, qui n'avait pas encore autant d'ambition qu'il en a eu depuis, souhaitait ardemment de l'épouser, mais la crainte du cardinal de Lorraine, qui lui tenait lieu de père, l'empêchait de se déclarer. Les choses étaient en cet état, lorsque la maison de Bourbon, qui ne pouvait voir qu'avec envie l'élévation de celle de Guise, s'apercevant de l'avantage qu'elle recevrait de ce mariage, se résolut de le lui ôter et d'en profiter elle-même en faisant épouser cette héritière au jeune prince de Montpensier. On travailla à l'exécution de ce dessein avec tant de succès, que les parents de Mlle de Mézières, contre les promesses qu'ils avaient faites au cardinal de Lorraine, se résolurent de la donner en mariage à ce jeune prince. Toute la maison de Guise fut extrêmement surprise de ce procédé, mais le duc en fut accablé de douleur, et l'intérêt de son amour lui fit recevoir, ce manquement de parole comme un affront insupportable. Son ressentiment éclata bientôt, malgré les réprimandes du cardinal de Lorraine et du duc d'Aumale, ses oncles, qui ne voulaient pas s'opiniâtrer à une chose qu'ils voyaient ne pouvoir empêcher, et il s'emporta avec tant de violence, en présence même du jeune prince de Montpensier, qu'il en naquit entre eux une haine qui ne finit qu'avec leur vie. Mlle de Mézières, tourmentée par ses parents d'épouser ce prince, voyant d'ailleurs qu'elle ne pouvait épouser le duc de Guise, et connaissant par sa vertu qu'il était dangereux d'avoir pour beau-frère un homme qu'elle eût souhaité pour mari, se résolut enfin de suivre le sentiment de ses proches et conjura M. de Guise de ne plus apporter d'obstacle à son mariage. Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps après, l'emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l'ôter de Paris où apparemment tout l'effort de la guerre allait tomber. Cette grande ville était menacée d'un siège par l'armée des huguenots, dont le prince de Condé était le chef, et qui venait de déclarer la guerre au roi pour la seconde fois. Le prince de Montpensier, dans sa plus tendre jeunesse, avait fait une amitié très particulière avec le comte de Chabanes, qui était un homme d'un âge beaucoup plus avancé que lui et d'un mérite extraordinaire. Ce comte avait été si sensible à l'estime et à la confiance de ce jeune prince, que, contre les engagements qu'il avait avec le prince de Condé, qui lui faisait espérer des emplois considérables dans le parti des huguenots, il se déclara pour les catholiques, ne pouvant se résoudre à être opposé en quelque chose à un homme qui lui était si cher. Ce changement de parti n'ayant point d'autre fondement, l'on douta qu'il fût véritable, et, la reine mère, Catherine de Médicis, en eut de si grands soupçons que, la guerre étant déclarée par les huguenots, elle eut dessein de le faire arrêter, mais le prince de Montpensier l'en empêcha et emmena Chabanes à Champigny en s'y en allant avec sa femme. Le comte, ayant l'esprit fort doux et fort agréable, gagna bientôt l'estime de la princesse de Montpensier, et en peu de temps, elle n'eut pas moins de confiance et d'amitié pour lui qu'en avait le prince son mari. Chabanes, de son côté, regardait avec admiration tant de beauté, d'esprit et de vertu qui paraissaient en cette jeune princesse, et, se servant de l'amitié qu'elle lui témoignait, pour lui inspirer des sentiments d'une vertu extraordinaire et digne de la grandeur de sa naissance, il la rendit en peu de temps une des personnes du monde la plus achevée. Le prince étant revenu à la cour, où la continuation de la guerre l'appelait, le comte demeura seul avec la princesse et continua d'avoir pour elle un respect et une amitié proportionnés à sa qualité et à son mérite. La confiance s'augmenta de part et d'autre; et à tel point du côté de la princesse de Montpensier, qu'elle lui apprit l'inclination qu'elle avait eue pour M. de Guise, mais elle lui apprit aussi en même temps qu'elle était presque éteinte et qu'il ne lui en restait que ce qui était nécessaire pour défendre l'entrée de son coeur à une autre inclination, et que, la vertu se joignant à ce reste d'impression, elle n'était capable que d'avoir du mépris pour ceux qui oseraient avoir de l'amour pour elle. Le comte qui connaissait la sincérité de cette belle princesse et qui lui voyait d'ailleurs des dispositions si opposées à la faiblesse de la galanterie, ne douta point de la vérité de ses paroles, et néanmoins il ne put se défendre de tant de charmes qu'il voyait tous les jours de si près. Il devint passionnément amoureux de cette princesse, et, quelque honte qu'il trouvât à se laisser surmonter, il fallut céder et l'aimer de la plus violente et de la plus sincère passion qui fût jamais. S'il ne fut pas maÃtre de son coeur, il le fut de ses actions. Le changement de son âme n'en apporta point dans sa conduite et personne ne soupçonna son amour. Il prit un soin exact, pendant une année entière, de le cacher à la princesse, et il crut qu'il aurait toujours le même désir de le lui cacher. L'amour fit en lui ce qu'il fait en tous les autres, il lui donna l'envie de parler et, après tous les combats qui ont accoutumé de se faire en pareilles occasions, il osa lui dire qu'il l'aimait, s'étant bien préparé à essuyer les orages dont la fierté de cette princesse le menaçait. Mais il trouva en elle une tranquillité et une froideur pires mille fois que toutes les rigueurs à quoi il s'était attendu. Elle ne prit pas la peine de se mettre en colère contre lui. Elle lui représenta en peu de mots la différence de leurs qualités et de leur âge, la connaissance particulière qu'il avait de sa vertu et de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et surtout ce qu'il devait à l'amitié et à la confiance du prince son mari. Le comte pensa mourir à ses pieds de honte et de douleur. Elle tâcha de le consoler en l'assurant qu'elle ne se souviendrait jamais de ce qu'il venait de lui dire, qu'elle ne se persuaderait jamais une chose qui lui était si désavantageuse et qu'elle ne le regarderait jamais que comme son meilleur ami. Ces assurances consolèrent le comte, comme on se le peut imaginer. Il sentit le mépris des paroles de la princesse dans toute leur étendue, et, le lendemain, la revoyant avec visage aussi ouvert que de coutume, son affliction en redoubla de la moitié. Le procédé de la princesse ne la diminua pas. Elle vécut avec lui avec la même bonté qu'elle avait accoutumé. Elle lui reparla, quand l'occasion en fit naÃtre le discours, de l'inclination quelle avait eue pour le duc de Guise, et, la renommée commençant alors à publier les grandes qualités qui paraissaient en ce prince, elle lui avoua qu'elle en sentait de la joie et qu'elle était bien aise de voir qu'il méritait les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Toutes ces marques de confiance, qui avaient été si chères au comte, lui devinrent insupportables. Il n'osait pourtant le témoigner à la princesse, quoiqu'il osât bien la faire souvenir quelquefois de ce qu'il avait eu la hardiesse de lui dire. Après deux années d'absence, la paix étant faite, le prince de Montpensier revint trouver la princesse sa femme, tout couvert de la gloire qu'il avait acquise au siège de Paris et à la bataille de Saint-Denis. Il fut surpris de voir la beauté de cette princesse dans une si grande perfection, et, par le sentiment d'une jalousie qui lui était naturelle, il en eut quelque chagrin, prévoyant bien qu'il ne serait pas seul à la trouver belle. Il eut beaucoup de joie de revoir le comte de Chabanes, pour qui son amitié n'était point diminuée. Il lui demanda confidemment des nouvelles de l'esprit et de l'humeur de sa femme, qui lui était quasi une personne inconnue, par le peu de temps qu'il avait demeuré avec elle. Le comte, avec une sincérité aussi exacte que s'il n'eût point été amoureux, dit au prince tout ce qu'il connaissait en cette princesse capable de la lui faire aimer, et il avertit aussi Mme de Montpensier de toutes les choses qu'elle devait faire pour achever de gagner le coeur et l'estime de son mari. Enfin, la passion du comte le portait si naturellement à ne songer qu'à ce qui pouvait augmenter le bonheur et la gloire de cette princesse, qu'il oubliait sans peine l'intérêt qu'ont les amants à empêcher que les personnes qu'ils aiment ne soient dans une parfaite intelligence avec leurs maris. La paix ne fit que paraÃtre. La guerre recommença aussitôt, par le dessein qu'eut le roi de faire arrêter à Noyers le prince de Condé et l'amiral de Châtillon, et, ce dessein ayant été découvert, l'on commença de nouveau les préparatifs de la guerre, et le prince de Montpensier fut contraint de quitter sa femme pour se rendre où son devoir l'appelait. Chabanes le suivit à la cour, s'étant entièrement justifié auprès de la reine. Ce ne fut pas sans une douleur extrême qu'il quitta la princesse qui, de son côté, demeura fort triste des périls où la guerre allait exposer son mari. Les chefs des huguenots s'étaient retirés à La Rochelle. Le Poitou et la Saintonge étant dans leur parti, la guerre s'y alluma fortement et le roi y rassembla toutes ses troupes. Le duc d'Anjou, son frère, qui fut depuis Henri III, y acquit beaucoup de gloire par plusieurs belles actions, et entre autres par la bataille de Jarnac, où le prince de Condé fut tué. Ce fut dans cette guerre que le duc de Guise commença à avoir des emplois considérables et à faire connaÃtre qu'il passait de beaucoup les grandes espérances qu'on avait conçues de lui. Le prince de Montpensier, qui le haïssait, et comme son ennemi particulier, et comme celui de sa maison, ne voyait qu'avec peine la gloire de ce duc, aussi bien que l'amitié que lui témoignait le duc d'Anjou. Après que les deux armées se furent fatiguées par beaucoup de petits combats, d'un commun consentement on licencia les troupes pour quelque temps. Le duc d'Anjou demeura à Loches, pour donner ordre à toutes les places qui eussent pu être attaquées. Le duc de Guise y demeura avec lui et le prince de Montpensier, accompagné du comte de Chabanes, s'en retourna à Champigny, qui n'était pas fort éloigné de là . Le duc d'Anjou allait souvent visiter les places qu'il faisait fortifier. Un jour qu'il revenait à Loches par un chemin peu connu de ceux de sa suite, le duc de Guise, qui se vantait de le savoir, se mit à la tête de la troupe pour servir de guide, mais, après avoir marché quelque temps, il s'égara et se trouva sur le bord dune petite rivière qu'il ne reconnut pas lui-même. Le duc d'Anjou lui fit la guerre de les avoir si mal conduits et, étant arrêtés en ce lieu, aussi disposés à la joie qu'ont accoutumé de l'être de jeunes princes, ils aperçurent un petit bateau qui était arrêté au milieu de la rivière, et, comme elle n'était pas large, ils distinguèrent aisément dans ce bateau trois ou quatre femmes, et une entre autres qui leur sembla fort belle, qui était habillée magnifiquement, et qui regardait avec attention deux hommes qui pêchaient auprès d'elle, Cette aventure donna une nouvelle joie à ces jeunes princes et à tous ceux de leur suite. Elle leur parut une chose de roman. Les uns disaient au duc de Guise qu'il les avait égarés exprès pour leur faire voir cette belle personne, les autres, qu'il fallait, après ce qu'avait fait le hasard, qu'il en devÃnt amoureux, et le duc d'Anjou soutenait que c'était lui qui devait être son amant. Enfin, voulant pousser l'aventure à bout, ils firent avancer dans la rivière de leurs gens à cheval, le plus avant qu'à se put; pour crier à cette dame que c'était monsieur d'Anjou qui eût bien voulu passer de l'autre côté de l'eau et qui priait qu'on le vÃnt prendre. Cette dame, qui était la princesse de Montpensier, entendant dire que le duc d'Anjou était là et ne doutant point, à la quantité des gens qu'elle voyait au bord de l'eau, que ce ne fût lui, fit avancer son bateau pour aller du côté où il était. Sa bonne mine le lui fit bientôt distinguer des autres, mais elle distingua encore plutôt le duc de Guise. Sa vue lui apporta un trouble qui la fit un peu rougir et qui la fit paraÃtre aux yeux de ces princes dans une beauté qu'ils crurent surnaturelle. Le duc de Guise la reconnut d'abord, malgré le changement avantageux qui s'était fait en elle depuis les trois années qu'il ne lavait vue. Il dit au duc d'Anjou qui elle était, qui fut honteux d'abord de la liberté qu'il avait prise, mais voyant Mme de Montpensier si belle, et cette aventure lui plaisant si fort, il se résolut de l'achever, et après mille excuses et mille compliments, il inventa une affaire considérable, qu'il disait avoir au-delà de la rivière et accepta l'offre qu'elle lui fit de le passer dans son bateau. Il y entra seul avec le duc de Guise, donnant ordre à tous ceux qui les suivaient d'aller passer la rivière à un autre endroit et de les venir joindre à Champigny, que Mme de Montpensier leur dit qui n'était qu'à deux lieues de là . Sitôt qu'ils furent dans le bateau, le duc d'Anjou lui demanda à quoi ils devaient une si agréable rencontre et ce qu'elle faisait au milieu de la rivière. Elle lui répondit qu'étant partie de Champigny avec le prince son mari, dans le dessein de le suivre à la chasse, s'étant trouvée trop lasse, elle était venue sur le bord de la rivière où la curiosité de voir prendre un saumon, qui avait donné dans un filet, l'avait fait entrer dans ce bateaux. M. de Guise ne se mêlait point dans la conversation, mais, sentant réveiller vivement dans son coeur tout ce que cette princesse y avait autrefois fait naÃtre; il pensait en lui-même qu'il sortirait difficilement de cette aventure sans rentrer dans ses liens. Ils arrivèrent bientôt au bord, où ils trouvèrent les chevaux et les écuyers de Mme de Montpensier, qui l'attendaient. Le duc d'Anjou et le duc de Guise lui aidèrent à monter à cheval, où elle se remit avec une grâce admirable. Pendant tout le chemin, elle les entretint agréablement de diverses choses. Ils ne furent pas moins surpris des charmes de son esprit qu'ils l'avaient été de sa beauté, et ils ne purent s'empêcher de lui faire connaÃtre qu'ils en étaient extraordinairement surpris. Elle répondit à leurs louanges avec toute la modestie imaginable, mais un peu plus froidement à celles du duc de Guise, voulant garder une fierté qui l'empêchait de fonder aucune espérance sur l'inclination qu'elle avait eue pour lui. En arrivant dans la première cour de Champigny, ils trouvèrent le prince de Montpensier, qui ne faisait que de revenir de la chasse. Son étonnement fut grand de voir marcher deux hommes à côté de sa femme, mais il fut extrême quand, s'approchant de plus près, il reconnut que c'était le duc d'Anjou et le duc de Guise. La haine qu'il avait pour le dernier, se joignant à sa jalousie naturelle, lui fit trouver quelque chose de si désagréable à voir ces princes avec sa femme, sans savoir comment ils s'y étaient trouvés, ni ce qu'ils venaient faire en sa maison, qu'il ne put cacher le chagrin qu'il en avait. Il en rejeta adroitement la cause sur la crainte de ne pouvoir recevoir un si grand prince selon sa qualité, et comme il l'eût bien souhaité. Le comte de Chabanes avait encore plus de chagrin de voir M. de Guise auprès de Mme de Montpensier, que M. de Montpensier n'en avait lui-même. Ce que le hasard avait fait pour rassembler ces deux personnes lui semblait de si mauvais augure, qu'il pronostiquait aisément que ce commencement de roman ne serait pas sans suite. Mme de Montpensier fit, le soir, les honneurs de chez elle avec le même agrément qu'elle faisait toutes choses. Enfin elle ne plut que trop à ses hôtes. Le duc d'Anjou, qui était fort galant et fort bien fait, ne put voir une fortune si digne de lui sans la souhaiter ardemment Il fut touché du même mal que M. de Guise et, feignant toujours des affaires extraordinaires, il demeura deux jours à Champigny, sans être obligé d'y demeurer que par les charmes de Mme de Montpensier, le prince son mari ne faisant point de violence pour l'y retenir. Le duc de Guise ne partit pas sans faire entendre à Mme de Montpensier qu'il était pour elle ce qu'il avait été autrefois, et, comme sa passion n'avait été sue de personne, il lui dit plusieurs fois devant tout le monde, sans être entendu que d'elle, que son coeur n'était point changé. Et lui et le duc d'Anjou partirent de Champigny avec beaucoup de regret. Ils marchèrent longtemps tous deux dans un profond silence. Mais enfin le duc d'Anjou, s'imaginant tout d'un coup que ce qui faisait sa rêverie, pouvait bien causer celle du duc de Guise, lui demanda brusquement s'il pensait aux beautés de la princesse de Montpensier. Cette demande si brusque, jointe à ce qu'avait déjà remarqué le duc de Guise des sentiments du duc d'Anjou, lui fit voir qu'il serait infailliblement son rival et qu'il était très important de ne pas découvrir son amour à ce prince. Pour lui en ôter tout soupçon, il lui répondit en riant qu'il paraissait lui-même si occupé de la rêverie dont il l'accusait, qu'il n'avait pas jugé à propos de l'interrompre; que les beautés de la princesse de Montpensier n'étaient pas nouvelles pour lui; qu'il s'était accoutumé à en supporter l'éclat du temps qu'elle était destinée à être sa belle-soeur, mais qu'il voyait bien que tout le monde n'en était pas si peu ébloui. Le duc d'Anjou lui avoua qu'il n'avait encore rien vu qui lui parût comparable à cette jeune princesse et qu'il sentait bien que sa vue lui pourrait être dangereuse, s'il y était souvent exposé. Il voulut faire convenir le duc de Guise qu'il sentait la même chose, mais ce duc, qui commençait à se faire une affaire sérieuse de son amour, n'en voulut rien avouer. Ces princes s'en retournèrent à Loches, faisant souvent leur agréable conversation de l'aventure qui leur avait découvert la princesse de Montpensier. Ce ne fut pas un sujet de si grand divertissement dans Champigny. Le prince de Montpensier était mal content de tout ce qui était arrivé, sans qu'il en pût dire le sujet. Il trouvait mauvais que sa femme se fût trouvée dans ce bateau. Il lui semblait qu'elle avait reçu trop agréablement ces princes, et, ce qui lui déplaisait le plus, était d'avoir remarqué que le duc de Guise l'avait regardée attentivement. Il en connut dès ce moment une jalousie furieuse, qui le fit ressouvenir de l'emportement qu'il avait témoigné lors de son mariage, et il eut quelque pensée que, dès ce temps-là même, il en était amoureux. Le chagrin que tous ces soupçons lui causèrent donnèrent de mauvaises heures à la princesse de Montpensier. Le comte de Chabanes, selon sa coutume, prit soin d'empêcher qu'ils ne se brouillassent tout à fait, afin de persuader par là à la princesse combien la passion qu'il avait pour elle était sincère et désintéressée. Il ne put s'empêcher de lui demander l'effet qu'avait produit en elle la vue du duc de Guise. Elle lui apprit quelle en avait été troublée par la honte du souvenir de l'inclination qu'elle lui avait autrefois témoignée; qu'elle l'avait trouvé beaucoup mieux fait qu'il n'était en ce temps-là , et que même il lui avait paru qu'il voulait lui persuader qu'il l'aimait encore, mais elle l'assura, en même temps, que rien ne pouvait ébranler la résolution qu'elle avait prise de ne s'engager jamais. Le comte de Chabanes eut bien de la joie d'apprendre cette résolution, mais rien ne le pouvait rassurer sur le duc de Guise. Il témoigna à la princesse qu'il appréhendait extrêmement que les premières impressions ne revinssent bientôt, et il lui fit comprendre la mortelle douleur qu'il aurait, pour leur intérêt commun, s'il la voyait un jour changer de sentiments. La princesse de Montpensier, continuant toujours son procédé avec lui, ne répondait presque pas à ce qu'il lui disait de sa passion et ne considérait toujours en lui que la qualité du meilleur ami du monde, sans lui vouloir faire l'honneur de prendre garde à celle d'amant. Les armées étant remises sur pied, tous les princes y retournèrent, et le prince de Montpensier trouva bon que sa femme s'en vÃnt à Paris, pour n'être plus si proche des lieux où se faisait la guerre. Les huguenots assiégèrent la ville de Poitiers. Le duc de Guise s'y jeta pour la défendre et il y fit des actions qui suffiraient seules pour rendre glorieuse une autre vie que la sienne. Ensuite la bataille de Moncontour se donna. Le duc d'Anjou, après avoir pris Saint-Jean-dAngély, tomba malade, et quitta en même temps l'armée, soit par la violence de son mal, soit par l'envie qu'il avait de revenir goûter le repos et les douceurs de Paris, où la présence de la princesse de Montpensier n'était pas la moindre raison qui l'attirât. L'armée demeura sous le commandement du prince de Montpensier, et, peu de temps après, la paix étant faite, toute la cour se trouva à Paris. La beauté de la princesse effaça toutes celles qu'on avait admirées jusques alors. Elle attira les yeux de tout le monde par les charmes de son esprit et de sa personne. Le duc d'Anjou ne changea pas à Paris les sentiments qu'il avait conçus pour elle à Champigny. Il prit un soin extrême de le lui faire connaÃtre par toutes sortes de soins; prenant garde toutefois à ne lui en pas rendre des témoignages trop éclatants, de peur de donner de la jalousie au prince son mari. Le duc de Guise acheva d'en devenir violemment amoureux, et voulant, par plusieurs raisons, tenir sa passion cachée, il se résolut de la lui déclarer d'abord, afin de s'épargner tous ces commencements qui font toujours naÃtre le bruit et l'éclat. Etant un jour chez la reine à une heure où, il y avait très peu de monde; la reine s'étant retirée pour parler d'affaires avec le cardinal de Lorraine, la princesse de Montpensier y arriva. Il se résolut de prendre ce moment pour lui parler, et, s'approchant d'elle Je vais vous surprendre, madame, lui dit il, et vous déplaire en vous apprenant que j'ai toujours conservé cette passion qui vous a été connue autrefois, mais qui s'est si fort augmentée en vous revoyant, que ni votre sévérité, ni la haine de M. le prince de Montpensier, ni la concurrence du premier prince du royaume, ne sauraient lui ôter un moment de sa violence. Il aurait été plus respectueux de vous la faire connaÃtre par mes actions que par mes paroles, mais, madame, mes actions l'auraient apprise à d'autres aussi bien qu'à vous et je souhaite que vous sachiez seule que je suis assez hardi pour vous adorer. La princesse fut d'abord si surprise et si troublée de ce discours, qu'elle ne songea pas à l'interrompre, mais ensuite, étant revenue à elle et commençant à lui répondre, le prince de Montpensier entra. Le trouble et l'agitation étaient peints sur le visage de la princesse, la vue de son mari acheva de l'embarrasser, de sorte quelle lui en laissa plus entendre que le duc de Guise ne lui en venait de dire. La reine sortit de son cabinet et le duc se retira pour guérir la jalousie de ce prince. La princesse de Montpensier trouva le soir dans l'esprit de son mari tout le chagrin imaginable. Il s'emporta contre elle avec des violences épouvantables, et lui défendit de parler jamais au duc de Guise. Elle se retira bien triste dans son appartement et bien occupée des aventures qui lui étaient arrivées ce jour-là . Le jour suivant, elle revit le duc de Guise chez la reine, mais il ne l'aborda pas et se contenta de sortir un peu après elle pour lui faire voir qu'il n'y avait que faire quand elle n'y était pas. Il ne se passait point de jour qu'elle ne reçût mille marques cachées de la passion de ce duc, sans qu'il essayât de lui en parler que lorsqu'il ne pouvait être vu de personne Comme elle était bien persuadée de cette passion, elle commença, nonobstant toutes les résolutions quelle avait faites à Champigny, à sentir dans le fond de son coeur quelque chose de ce qui y avait été autrefois. [Le duc d'Anjou, de son côté, qui n'oubliait rien pour lui témoigner son amour en tous les lieux où il la pouvait voir et qui la suivait continuellement chez la reine, sa mère, et la princesse, sa soeur, en était traité avec une rigueur étrange et capable de guérir toute autre passion que la sienne.] On découvrit, en ce temps-là , que cette princesse, qui fut depuis la reine de Navarre, eut quelque attachement pour le duc de Guise; et ce qui le fit découvrir davantage, fut le refroidissement qui parut du duc d'Anjou pour le duc de Guise. La princesse de Montpensier apprit cette nouvelle, qui ne lui fut pas indifférente et qui lui fit sentir qu'elle prenait plus d'intérêt au duc de Guise qu'elle ne pensait. M. de Montpensier, son beau-père, épousant alors Mlle de Guise, soeur de ce duc, elle était contrainte de le voir souvent dans les lieux où les cérémonies des noces les appelaient l'un et l'autre. La princesse de Montpensier, ne pouvant plus souffrir qu'un homme que toute la France croyait amoureux de Madame, osât lui dire qu'il l'était d'elle, et se sentant offensée et quasi affligée de s'être trompée elle-même, un jour que le duc de Guise la rencontra chez sa soeur, un peu éloignée des autres et qu'il lui voulut parler de sa passion, elle l'interrompit brusquement et lui dit d'un ton de voix qui marquait sa colère - Je ne comprends pas qu'il faille, sur le fondement d'une faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l'audace de faire l'amoureux d'une personne comme moi, et surtout quand on l'est d'une autre à la vue de toute la cour. Le duc de Guise, qui avait beaucoup d'esprit et qui était fort amoureux, n'eut besoin de consulter personne pour entendre tout ce que signifiait les paroles de la princesse. Il lui répondit avec beaucoup de respect - J'avoue, madame, que j'ai eu tort de ne pas mépriser l'honneur d'être beau-frère de mon roi plutôt que de vous laisser soupçonner un moment que je pouvais désirer un autre coeur que le vôtre, mais, si vous voulez me faire la grâce de m'écouter, je suis assuré de me justifier auprès de vous. La princesse de Montpensier ne répondit point, mais elle ne s'éloigna pas, et le duc de Guise, voyant quelle lui donnait l'audience qu'il souhaitait, lui apprit que; sans s'être attiré les bonnes grâces de Madame par aucun soin, elle l'en avait honoré; que, n'ayant nulle passion pour elle, il avait très mal répondu à l'honneur qu'elle lui faisait, jusques à ce qu'elle lui eût donné quelque espérance de l'épouser; qu'à la vérité la grandeur où ce mariage pouvait l'élever, l'avait obligé de lui rendre plus de devoirs et que c'était ce qui avait donné lieu au soupçon qu'en avaient eu le roi et le duc d'Anjou; que l'opposition de l'un ni de l'autre ne le dissuadait pas de son dessein, mais que, si ce dessein lui déplaisait, il l'abandonnait, dès l'heure même, pour n'y penser de sa vie. Le sacrifice que le duc de Guise faisait à la princesse, lui fit oublier toute la rigueur et toute la colère avec laquelle elle avait commencé de lui parler. Elle changea de discours et se mit à l'entretenir de la faiblesse qu'avait eue Madame de l'aimer la première, et de l'avantage considérable qu'il recevrait en l'épousant. Enfin, sans rien dire d'obligeant au duc de Guise, elle lui fit revoir mille choses agréables qu'il avait trouvées autrefois en Mlle de Mézières. Quoiqu'ils ne se fussent point parlé depuis longtemps, ils se trouvèrent accoutumés l'un à l'autre, et leurs coeurs se remirent aisément dans un chemin qui ne leur était pas inconnu. Ils finirent cette agréable conversation, qui laissa une sensible joie dans l'esprit du duc de Guise. La princesse n'en eut pas une petite de connaÃtre qu'il l'aimait véritablement. Mais quand elle fut dans son cabinet, quelles réflexions ne fit-elle point sur la honte de s'être laissé fléchir si aisément aux excuses du duc de Guise, sur l'embarras où elle s'allait plonger en s'engageant dans une chose qu'elle avait regardée avec tant d'horreur et sur les effroyables malheurs où la jalousie de son mari la pouvait jeter! Ces pensées lui firent faire de nouvelles résolutions, mais qui se dissipèrent dès le lendemain par la vue du duc de Guise. Il ne manquait point de lui rendre un compte exact de ce qui se passait entre Madame et lui. La nouvelle alliance de leurs maisons lui donnait occasion de lui parler souvent. Mais il, n'avait pas peu de peine à la guérir de la jalousie que lui donnait la beauté de Madame; contre laquelle il n'y avait point de serment qui la pût rassurer. Cette jalousie servait à la princesse de Montpensier à défendre le reste de son coeur contre les soins du duc de Guise, qui en avait déjà gagné la plus grande partie. Le mariage du roi avec la fille de l'empereur Maximilien remplit la cour de fêtes et de réjouissances. Le roi fit un ballet où dansaient Madame et toutes les princesses. La princesse de Montpensier pouvait seule lui disputer le prix de la beauté. Le duc d'Anjou dansait, une entrée de Maures, et le duc de Guise, avec quatre autres, était de son entrée. Leurs habits étaient tous pareils, comme le sont d'ordinaire les habits de ceux qui dansent une même entrée. La première fois que le ballet se dansa, le duc de Guise, devant que de danser, n'ayant pas encore son masque, dit quelques mots en passant à la princesse de Montpensier. Elle s'aperçut bien que le prince son mari y avait pris garde, ce qui la mit en inquiétude. Quelque temps après, voyant le duc d'Anjou avec son masque et son habit de Maure qui venait pour lui parler, troublée de son inquiétude, elle crut que c'était encore le duc de Guise et, s'approchant de lui - N'ayez, des yeux ce soir que pour Madame, lui dit-elle, je n'en serai point jalouse, je vous l'ordonne, on m'observe, ne m'approchez plus. Elle se retira sitôt qu'elle eut achevé ces paroles. Le duc d'Anjou en demeura accablé comme d'un coup de tonnerre. Il vit dans ce moment qu'il avait un rival aimé. Il comprit, par le nom de Madame, que ce rival était le duc de Guise, et il ne put douter que la princesse sa soeur ne fût le sacrifice qui avait tendu la princesse de Montpensier favorable aux voeux de son rival. La jalousie, le dépit et la rage, se joignant à la haine qu'il avait déjà pour lui, firent dans son âme tout ce qu'on peut imaginer de plus violent, et il eût donné sur l'heure quelque marque sanglante de son désespoir, si la dissimulation qui lui était naturelle ne fût venue à son secours et ne l'eût obligé, par des raisons puissantes, en l'état qu'étaient les choses, à ne rien entreprendre contre le duc de Guise. Il ne put toutefois se refuser le plaisir de lui apprendre qu'il savait le secret de son amour; et, l'abordant en sortant de la salle où l'on avait dansé - C'est trop, lui dit-il, d'oser lever les yeux jusques à ma soeur et de m'ôter ma maÃtresse. La considération du roi m'empêche d'éclater, mais souvenez-vous que la perte de votre vie sera peut-être la moindre chose dont je punirai quelque jour votre témérité. La fierté du duc de Guise n'était pas accoutumée à de telles menaces. Il ne put néanmoins y répondre, parce que le roi, qui sortait en ce moment, les appela tous deux, mais elles gravèrent dans son coeur un désir de vengeance qu'il travailla toute sa vie à satisfaire. Dès le même soir, le duc d'Anjou lui rendit toutes sortes de mauvais offices auprès du roi. Il lui persuada que jamais Madame ne consentirait d'être mariée avec le roi de Navarre avec qui on proposait de la marier, tant que l'on souffrirait que le duc de Guise l'approchât, et qu'il était honteux de souffrir qu'un de ses sujets, pour satisfaire à sa vanité, apportât de l'obstacle à une chose qui devait donner la paix à la France. Le roi avait déjà assez d'aigreur contre le duc de Guise. Ce discours l'augmenta si fort que, le voyant le lendemain comme il se présentait pour entrer au bal chez la reine, paré d'un nombre infini de pierreries, mais plus paré encore de sa bonne mine, il se mit à l'entrée de la porte et lui demanda brusquement où il allait. Le duc, sans s'étonner, lui dit qu'il venait pour lui rendre ses très humbles services; à quoi le roi répliqua qu'il n'avait pas besoin de ceux qu'il lui rendait, et se tourna sans le regarder. Le duc de Guise ne laissa pas d'entrer dans la salle, outré dans le coeur, et contre le roi, et contre le duc d'Anjou. Mais sa douleur augmenta sa fierté naturelle et, par une manière de dépit, il s'approcha beaucoup plus de Madame qu'il n'avait accoutumé; joint que ce que lui avait dit le duc d'Anjou de la princesse de Montpensier l'empêchait de jeter les yeux sur elle. Le duc d'Anjou les observait soigneusement l'un et l'autre. Les yeux de cette princesse laissaient voir malgré elle quelque chagrin lorsque le duc de Guise parlait à Madame. Le duc d'Anjou, qui avait compris par ce quelle lui avait dit en le prenant pour M. de Guise, qu'elle avait de la jalousie, espéra de les brouiller et, se mettant auprès d'elle C'est pour votre intérêt, madame, plutôt que pour le mien, lui dit-il, que je m'en vais vous apprendre que le duc de Guise ne mérite pas que vous l'ayez choisi à mon préjudice. Ne m'interrompez point, je vous prie, pour me dire le contraire d'une vérité que je ne sais que trop. Il vous trompe, madame, et vous sacrifie à ma soeur, comme il vous l'a sacrifiée. C'est un homme qui n'est capable que d'ambition mais, puisqu'il a eu le bonheur de vous plaire, c'est assez. Je ne m'opposerai point à une fortune que je méritais, sans doute, mieux que lui. Je men rendrais indigne si je m'opiniâtrais davantage à la conquête d'un coeur qu'un autre possède. C'est trop de n'avoir pu attirer que votre indifférence. Je ne veux pas y faire succéder la haine en vous importunant plus longtemps de la plus fidèle passion qui fut jamais. Le duc d'Anjou, qui était effectivement touché d'amour et de douleur, put à peine achever ces paroles, et, quoiqu'il eût commencé son discours dans un esprit de dépit et de vengeance, il s'attendrit, en considérant la beauté de la princesse et la perte qu'il faisait en perdant l'espérance d'en être aimé, de sorte que, sans attendre sa réponse, il sortit du bal, feignant de se trouver mal, et s'en alla chez lui rêver à son malheur. La princesse de Montpensier demeura affligée et troublée, comme on se le peut imaginer. Voir sa réputation et le secret de sa vie entre les mains d'un prince qu'elle avait maltraité et apprendre par lui, sans pouvoir en douter, qu'elle était trompée par son amant, étaient des choses peu capables de lui laisser la liberté d'esprit que demandait un lieu destiné à la joie. Il fallut pourtant demeurer en ce lieu et aller souper ensuite chez la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, qui l'emmena avec elle. Le duc de Guise, qui mourait d'impatience de lui conter ce que lui avait dit le duc d'Anjou le jour précédent, la suivit chez sa soeur. Mais quel fut son étonnement lorsque, voulant entretenir cette belle princesse, il trouva qu'elle ne lui parlait que pour lui faire des reproches épouvantables! Et le dépit lui faisait faire ces reproches si confusément, qu'il n'y pouvait rien comprendre, sinon qu'elle l'accusait d'infidélité et de trahison. Accablé de désespoir de trouver une si grande augmentation de douleur où il avait espéré de se consoler de tous ses ennuis et aimant cette princesse avec une passion qui ne pouvait plus le laisser vivre dans l'incertitude d'en être aimé, il se détermina tout d'un coup - Vous serez satisfaite, madame, lui dit-il. Je m'en vais faire pour vous ce que toute la puissance royale n'aurait pu obtenir de moi. Il men coûtera ma fortune, mais c'est peu de chose pour vous satisfaire. Sans demeurer davantage chez la duchesse sa soeur, il s'en alla trouver, à l'heure même, les cardinaux, ses oncles et, sur le prétexte du mauvais traitement qu'il avait reçu du roi, il leur fit voir une si grande nécessité pour sa fortune à faire paraÃtre qu'il n'avait aucune pensée d'épouser Madame, qu'il les obligea à conclure son mariage avec la princesse de Portien, duquel on avait déjà parlé. La nouvelle de ce mariage fut aussitôt sue par tout Paris. Tout le monde fut surpris, et la princesse de Montpensier en fut touchée de joie et de douleur. Elle fut bien aise de voir par là le pouvoir qu'elle avait sur le duc de Guise et elle fut fâchée en même temps de lui avoir fait abandonner une chose aussi avantageuse que le mariage de Madame. Le duc de Guise, qui voulait au moins que l'amour le récompensât de ce qu'il perdait du côté de la fortune, pressa la princesse de lui donner une audience particulière pour s'éclaircir des reproches injustes qu'elle lui avait faits. Il obtint qu'elle se trouverait chez la duchesse de Montpensier, sa soeur, à une heure que cette duchesse n'y serait pas et qu'il pourrait l'entretenir en particulier. Le duc de Guise eut la joie de se pouvoir jeter à ses pieds, de lui parler en liberté de sa passion et de lui dire ce qu'il avait souffert de ses soupçons. La princesse ne pouvait s'ôter de l'esprit ce que lui avait dit le duc d'Anjou, quoique le procédé du duc de Guise la dût absolument rassurer. Elle lui apprit le juste sujet qu'elle avait de croire qu'il l'avait trahie, puisque le duc d'Anjou savait ce qu'il ne pouvait avoir appris que de lui. Le duc de Guise ne savait par où se défendre et était aussi embarrassé que la princesse de Montpensier à deviner ce qui avait pu découvrir leur intelligence. Enfin, dans la suite de leur conversation, comme elle lui remontrait qu'il avait eu tort de précipiter son mariage avec la princesse de Portien et d'abandonner celui de Madame, qui lui était si avantageux, elle lui dit qu'il pouvait bien juger qu'elle n'en eût eu aucune jalousie, puisque, le jour du ballet, elle-même l'avait conjuré de n'avoir des yeux que pour Madame. Le duc de Guise lui dit qu'elle avait eu l'intention de lui faire ce commandement, mais qu'assurément elle ne [le] lui avait pas fait. La princesse lui soutint le contraire. Enfin, à force de disputer et d'approfondir, ils trouvèrent qu'il fallait qu'elle se fût trompée dans la ressemblance des habits et qu'elle-même eût appris au duc d'Anjou ce qu'elle accusait le duc de Guise de lui avoir appris. Le duc de Guise, qui était presque justifié dans son esprit par son mariage, le fut entièrement par cette conversation. Cette belle princesse ne put refuser son coeur. à un homme qui l'avait possédé autrefois et qui venait de tout abandonner pour elle. Elle consentit donc à recevoir ses voeux et lui permit de croire qu'elle n'était pas insensible à sa passion. L'arrivée de la duchesse de Montpensier, sa belle-mère, finit cette conversation et empêcha le duc de Guise de lui faire voir les transports de sa joie. Quelque temps après, la cour sen allant à Blois, où la princesse de Montpensier la suivit, le mariage de Madame avec le roi de Navarre y fut conclu. Le duc de Guise, ne connaissant plus de grandeur ni de bonne fortune que celle d'être aimé de la princesse, vit avec joie la conclusion de ce mariage, qui l'aurait comblé de douleur dans un autre temps. Il ne pouvait si bien cacher son amour que le prince de Montpensier n'en entrevÃt quelque chose, lequel, n'étant plus maÃtre de sa jalousie, ordonna à la princesse sa femme de s'en aller à Champigny. Ce commandement lui fut bien rude; il fallut pourtant obéir. Elle trouva moyen de dire adieu en particulier au duc de Guise, mais elle se trouva bien embarrassée à lui donner des moyens sûrs pour lui écrire. Enfin, après avoir bien cherché, elle jeta les yeux sur le comte de Chabanes, qu'elle comptait toujours pour son ami, sans considérer qu'il était son amant. Le duc de Guise, qui savait à quel point ce comte était ami du prince de Montpensier, fut épouvanté qu'elle le choisit pour son confident, mais elle lui répondu si bien de sa fidélité, qu'elle le rassura. Il se sépara d'elle avec toute la douleur que peut causer l'absence d'une personne que l'on aime passionnément. Le comte de Chabanes, qui avait toujours été malade à Paris pendant le séjour de la princesse de Montpensier à Blois, sachant qu'elle s'en allait à Champigny, la fut trouver sur le chemin pour s'en aller avec elle. Elle lui fit mille caresses et mille amitiés et lui témoigna une impatience extraordinaire de s'entretenir en particulier, dont il fut d'abord charmé. Mais quel fut son étonnement et sa douleur, quand il trouva que cette impatience n'allait qu'à lui conter qu'elle était passionnément aimée du duc de Guise et qu'elle l'aimait de la même sorte! Son étonnement et sa douleur ne lui permirent pas de répondre. La princesse, qui était pleine de sa passion et qui trouvait un soulagement extrême à lui en parler, ne prit pas garde à son silence et se mit à lui conter jusques aux plus petites circonstances de son aventure. Elle lui dit comme le duc de Guise et elles étaient convenus de recevoir par son moyen les lettres qu'ils devaient s'écrire, Ce fut le dernier coup pour le comte de Chabanes de voir que sa maÃtresse voulait qu'il servÃt son rival et qu'elle lui en faisait la proposition comme d'une chose qui lui devait être agréable. Il était si absolument maÃtre de lui-même, qu'il lui cacha tous ses sentiments. Il lui témoigna seulement la surprise où il était de voir en elle un si grand changement. Il espéra d'abord que ce changement, qui lui ôtait toutes ses espérances, lui ôterait aussi toute sa passion, mais il trouva cette princesse si charmante, sa beauté naturelle étant encore de beaucoup augmentée par une certaine grâce que lui avait donnée l'air de la cour, qu'il sentit qu'il l'aimait plus que jamais. Toutes les confidences qu'elle lui faisait sur la tendresse et sur la délicatesse de ses sentiments pour le duc de Guise, lui faisaient voir le prix du coeur de cette princesse et lui donnaient un désir de le posséder. Comme sa passion était la plus extraordinaire du monde, elle produisit l'effet du monde le plus extraordinaire, car elle le fit résoudre de porter à sa maÃtresse les lettres de son rival. L'absence du duc de Guise donnait un chagrin mortel à la princesse de Montpensier; et, n'espérant de soulagement que par ses lettres, elle tourmentait incessamment le comte de Chabanes pour savoir s'il n'en recevait point et se prenait quasi à lui de n'en avoir pas assez tôt. Enfin, il en reçut par un gentilhomme du duc de Guise et il les lui apporta à l'heure même, pour ne lui retarder pas sa joie d'un moment. Celle qu'elle eut de les recevoir fut extrême. Elle ne prit pas le soin de la lui cacher et lui fit avaler à longs traits tout le poison imaginable en lui lisant ces lettres et la réponse tendre et galante qu'elle y faisait. Il porta cette réponse au gentilhomme avec la même fidélité avec laquelle il avait rendu la lettre à la princesse, mais avec plus de douleur. Il se consola pourtant un peu dans la pensée que cette princesse ferait quelque réflexion sur ce qu'il faisait pour elle et qu'elle lui en témoignerait de la reconnaissance. La trouvant de jour en jour plus rude pour lui, par le chagrin qu'elle avait d'ailleurs, il prit la liberté de la supplier de penser un peu à ce qu'elle lui faisait souffrir. La princesse, qui n'avait dans la tête que le duc de Guise et qui ne trouvait que lui seul digne de l'adorer, trouva si mauvais qu'un autre que lui osât penser à elle, qu'elle maltraita bien plus le comte de Chabanes en cette occasion qu'elle n'avait fait la première fois qu'il lui avait parlé de son amour. Quoique sa passion, aussi bien que sa patience, fût extrême et à toutes épreuves, il quitta la princesse et s'en alla chez un de ses amis, dans le voisinage de Champigny, d'où il lui écrivit avec toute la rage que pouvait causer un si étrange procédé, mais néanmoins avec tout le respect qui était dû à sa qualité, et, par sa lettre, il lui disait un éternel adieu. La princesse commença à se repentir d'avoir si peu ménagé un homme sur qui elle avait tant de pouvoir; et, ne pouvant se résoudre à le perdre, non seulement à cause de l'amitié qu'elle avait pour lui, mais aussi par l'intérêt de son amour, pour lequel il lui était tout à fait nécessaire, elle lui manda qu'elle voulait absolument lui parler encore une fois et après cela; qu'elle le laissait libre de faire ce qu'il lui plairait. L'on est bien faible quand on est amoureux. Le comte revint et, en moins d'une heure, la beauté de la princesse de Montpensier, son esprit et quelques paroles obligeantes le rendirent plus soumis qu'il n'avait jamais été, et il lui donna même des lettres du duc de Guise qu'il venait de recevoir. Pendant ce temps, l'envie qu'on eut à la cour d'y faire venir les chefs du parti huguenot, pour cet horrible dessein qu'on exécuta le jour de la S. Barthélemy, fit que le roi, pour les mieux tromper, éloigna de lui tous les princes de la maison de Bourbon et tous ceux de la maison de Guise. Le prince de Montpensier s'en retourna à Champigny pour achever d'accabler la princesse sa femme par sa présence. Le duc de Guise s'en alla à la campagne chez le cardinal de Lorraine, son oncle. L'amour et l'oisiveté mirent dans son esprit un si violent désir de voir la princesse de Montpensier, que, sans considérer ce qu'il hasardait pour elle et pour lui, il feignit un voyage et, laissant tout son train dans une petite ville, il prit avec lui ce seul gentilhomme qui avait déjà fait plusieurs voyages à Champigny et il s'y en alla en poste. Comme il n'avait point d'autre adresse que celle du comte de Chabanes, il lui fit écrire un billet par ce même gentilhomme par lequel ce gentilhomme le priait de le venir trouver en un lieu qu'il lui marquait. Le comte de Chabanes, croyant que c'était seulement pour recevoir des lettres du duc de Guise, l'alla trouver, mais il fut extrêmement surpris quand il vit le duc de Guise et il n'en fut pas moins affligé. Ce duc, occupé de son dessein, ne prit non plus garde à l'embarras du comte que la princesse de Montpensier avait fait à son silence lorsqu'elle lui avait conté son amour. Il se mit à lui exagérer sa passion et à lui faire comprendre qu'il mourrait infailliblement, s'il ne lui faisait obtenir de la princesse la permission de la voir. Le comte de Chabanes lui répondit froidement qu'il dirait à cette princesse tout ce qu'il souhaitait qu'il lui dÃt et qu'il viendrait lui en rendre réponse. Il s'en retourna à Champigny, combattu de ses propres sentiments, mais avec une violence qui lui ôtait quelquefois toute sorte de connaissance. Souvent il prenait résolution de renvoyer le duc de Guise sans le dire à la princesse de Montpensier, mais la fidélité exacte qu'il lui avait promise, changeait aussitôt sa résolution. Il arriva auprès d'elle sans savoir ce qu'il devait faire; et, apprenant que le prince de Montpensier était à la chasse, il alla droit à l'appartement de la princesse qui, le voyant troublé, fit retirer aussitôt ses femmes pour savoir le sujet de ce trouble. Il lui dit, en se modérant le plus qu' lui fut possible, que le duc de Guise était à une lieue de Champigny et qu'il souhaitait passionnément de la voir. La princesse fit un grand cri à cette nouvelle, et son embarras ne fut guère moindre que celui du comte. Son amour lui présenta d'abord la joie qu'elle aurait de voir un homme qu'elle aimait si tendrement. Mais, quand elle pensa combien cette action était contraire à sa vertu et qu'elle ne pouvait voir son amant qu'en le faisant entrer la nuit chez elle à l'insu de son mari, elle se trouva dans une extrémité épouvantable. Le comte de Chabanes attendait sa réponse comme une chose qui allait décider de sa vie ou de sa mort. Jugeant de l'incertitude de la princesse par son silence, il prit la parole pour lui représenter tous les périls où elle s'exposerait par cette entrevue. Et, voulant lui faire voir qu'il ne lui tenait pas ce discours pour ses intérêts, il lui dit - Si après tout ce que je viens de vous représenter, Madame, votre passion est la plus forte et que vous désiriez voir le duc de Guise, que ma considération ne vous en empêche point, si celle de votre intérêt ne le fait pas. Je ne veux point priver d'une si grande satisfaction une personne que j'adore, ni être cause qu'elle cherche des personnes moins fidèles que moi pour se la procurer. Oui, madame, si vous le voulez, j'irai quérir le duc de Guise dès ce soir; car il est trop périlleux de le laisser plus longtemps où il est, et je l'amènerai dans votre appartement. - Mais par où et comment? interrompit la princesse. - Ah! Madame, s'écria le comte, c'en est fait, puisque vous ne délibérez plus que sur les moyens. Il viendra, madame, ce bienheureux amant. Je l'amènerai par le parc; donnez ordre seulement à celle de vos femmes à qui vous vous fiez le plus, qu'elle baisse, précisément à minuit, le petit pont-levis qui donne de votre antichambre dans le parterre, et ne vous inquiétez pas du reste. En achevant ces paroles, il se leva; et, sans attendre d'autre consentement de la princesse de Montpensier, il remonta à cheval et vint trouver le duc de Guise qui l'attendait avec une impatience extrême. La princesse de Montpensier demeura si troublée, qu'elle fut quelque temps sans revenir à elle. Son premier mouvement fut de faire rappeler le comte de Chabanes pour lui défendre d'amener le duc de Guise, mais elle n'en eut pas la force. Elle pensa que, sans le rappeler, elle n'avait qu'à ne point faire abaisser le pont. Elle crut qu'elle continuerait dans cette résolution. Quand l'heure de l'assignation approcha, elle ne put résister davantage à l'envie de voir un amant qu'elle croyait si digne d'elle, et elle instruisit une de ses femmes de tout ce qu'il fallait faire pour introduire le duc de Guise dans son appartement. Cependant, et ce duc, et le comte de Chabanes, approchaient de Champigny, mais dans un état bien différent. Le duc abandonnait son âme à la joie et à tout ce que l'espérance inspire de plus agréable, et le comte s'abandonnait à un désespoir et à une rage qui le poussèrent mille fois à donner de son épée au travers du corps de son rival. Enfin ils arrivèrent au parc de Champigny, où ils laissèrent leurs chevaux à l'écuyer du duc de Guise, et, passant par des brèches qui étaient aux murailles, ils vinrent dans le parterre. Le comte de Chabanes, au milieu de son désespoir, avait toujours quelque espérance que la raison reviendrait à la princesse de Montpensier et qu'elle prendrait enfin la résolution de ne point voir le duc de Guise. Quand il vit ce petit pont abaissé, ce fut alors qu'il ne put douter du contraire, et ce fut aussi alors qu'il fut tout prêt à se porter aux dernières extrémités. Mais, venant à penser que, s'il faisait du bruit, il serait ouï apparemment du prince de Montpensier, dont l'appartement donnait sur le même parterre, et que tout ce désordre tomberait ensuite sur la personne qu'il aimait le plus, sa rage se calma à l'heure même, et il acheva de conduire le duc de Guise aux pieds de sa princesse. Il ne put se résoudre à être témoin de leur conversation, quoique la princesse lui témoignât le souhaiter, et qu'il l'eût bien souhaité lui-même. Il se retira dans un petit passage qui était du côté de l'appartement du prince de Montpensier, ayant dans l'esprit les plus tristes pensées qui aient jamais occupé l'esprit d'un amant. Cependant, quelque peu de bruit qu'ils eussent fait en passant sur le pont, le prince de Montpensier qui, par malheur, était éveillé dans ce moment l'entendit et fit lever un de ses valets de chambre pour voir ce que c'était. Le valet de chambre mit la tête à la fenêtre et, au travers de l'obscurité de la nuit, il aperçut que le pont était abaissé. Il en avertit son maÃtre qui lui commanda en même temps d'aller dans le parc voir ce que ce pouvait être. Un moment après, il se leva lui-même, étant inquiété de ce qu'il lui semblait avoir ouï marcher quelqu'un, et il s'en vint droit à l'appartement de la princesse, sa femme, qui répondait sur le pont. Dans le moment qu'il approchait de ce petit passage où était le comte de Chabanes, la princesse de Montpensier, qui avait quelque honte de se trouver seule avec le duc de Guise, pria plusieurs fois le comte d'entrer dans sa chambre. Il s'en excusa toujours et, comme elle l'en pressait davantage, possédé de rage et de fureur, il lui répondit si haut, qu'il fut ouï du prince de Montpensier, mais si confusément que ce prince entendit seulement la voix d'un homme, sans distinguer celle du comte. Une pareille aventure eût donné de l'emportement à un esprit, et plus tranquille, et moins jaloux. Aussi mit-elle d'abord l'excès de la rage et de la fureur, dans celui du prince. Il heurta aussitôt à la porte avec impétuosité et, criant pour se faire ouvrir il donna la plus cruelle surprise du monde à la princesse, au duc de Guise et au comté de Chabanes. [Ce] dernier, entendant la voix du prince, comprit d'abord qu'il était impossible de l'empêcher de croire qu'il n'y eût quelqu'un dans la chambre de la princesse sa femme et, la grandeur de sa passion lui montrant en ce moment que, s'il y trouvait le duc de Guise, Mme de Montpensier aurait la douleur de le voir tuer à ses yeux et que la vie même de cette princesse ne serait pas en sûreté, il se résolut, par une générosité sans exemple, de s'exposer pour sauver une maÃtresse ingrate et un rival aimé. Pendant que le prince de Montpensier donnait mille coups à la porte, il vint au duc de Guise, qui ne savait quelle résolution prendre, et il le mit entre les mains de cette femme de Mme de Montpensier qui l'avait fait entrer par le pont, pour le faire sortir par le même lieu, pendant qu'il s'exposerait à la fureur du prince. A peine le duc était hors l'antichambre que le prince, ayant enfoncé la porte du passage, entra dans la chambre comme un homme possédé de fureur et qui cherchait sur qui la faire éclater. Mais quand il ne vit que le comte de Chabanes, et qu'il le vit immobile, appuyé sur la table, avec un visage où la tristesse était peinte, il demeura immobile lui-même et la surprise de trouver, et seul, et la nuit, dans la chambre de sa femme l'homme du monde qu'il aimait le mieux, le mit hors d'état de pouvoir parler. La princesse était à demi évanouie sur des carreaux et jamais peut-être la fortune n'a mis trois personnes en des états si pitoyables. Enfin le prince de Montpensier, qui ne croyait pas voir ce qu'il voyait, et qui voulait démêler ce chaos où il venait de tomber, adressant la parole au comte, d'un ton qui faisait voir qu'il avait encore de l'amitié pour lui - Que vois-je? lui dit-il. Est-ce une illusion ou une vérité? Est-il possible qu'un homme que j'ai aimé si chèrement choisisse ma femme entre toutes les autres femmes pour la séduire? Et vous, Madame, dit-il à la princesse en se tournant de son côté, n'était-ce point assez de m'ôter votre coeur et mon honneur, sans m'ôter le seul homme qui me pouvait consoler de ces malheurs? Répondez-moi l'un ou l'autre, leur dit-il, et éclaircissez-moi d'une aventure que je ne puis croire telle qu'elle me paraÃt. La princesse n'était pas capable de répondre et le comte de Chabanes ouvrit plusieurs fois la bouche sans pouvoir parler - Je suis criminel à votre égard, lui dit-il enfin, et indigne de l'amitié que vous avez eue pour moi, mais ce n'est pas la manière que vous pouvez vous l'imaginer. Je suis plus malheureux que vous et plus désespéré. Je ne saurais vous en dire davantage. Ma mort vous vengera et, si vous voulez me la donner tout à l'heure, vous me donnerez la seule chose qui peut m'être agréable. Ces paroles, prononcées avec une douleur mortelle et avec un air qui marquait son innocence, au lieu d'éclaircir le prince de Montpensier, lui persuadaient de plus en plus qu'il y avait quelque mystère dans cette aventure, qu'il ne pouvait deviner, et, son désespoir s'augmentant par cette incertitude - Otez-moi la vie vous-même, lui dit-il, ou donnez-moi l'éclaircissement de vos paroles; je n'y comprends rien. Vous devez cet éclaircissement à mon amitié. Vous le devez à ma modération, car tout autre que moi aurait déjà vengé sur votre vie un affront si sensible. - Les apparences sont bien fausses, interrompit le comte. - Ah! c'est trop, répliqua le prince; il faut que je me venge et puis je m'éclaircirai à loisir. En disant ces paroles, il s'approcha du comte de Chabanes avec l'action d'un homme emporté de rage. La princesse, craignant quelque malheur ce qui ne pouvait pourtant pas arriver, son mari n'ayant point d'épée, se leva pour se mettre entre-deux. La faiblesse où elle était la fit succomber à cet effort et, comme elle approchait de son mari, elle tomba évanouie à ses pieds. Le prince fut encore plus touché de cet évanouissement qu'il n'avait été de la tranquillité où il avait trouvé le comte lorsqu'il s'était approché de lui; et, ne pouvant plus soutenir la vue de deux personnes qui lui donnaient des mouvements si tristes, il tourna la tête de l'autre côté et se laissa tomber sur le lit de sa femme, accablé d'une douleur incroyable. Le comte de Chabanes, pénétré de repentir d'avoir abusé d'une amitié dont il recevait tant de marques et ne trouvant pas qu'il pût jamais réparer ce qu'il venait de faire, sortit brusquement de la chambre et, passant par l'appartement du prince dont il trouva les portes ouvertes, il descendit dans la cour. Il se fit donner des chevaux et s'en alla dans la campagne, guidé par son seul désespoir. Cependant le prince de Montpensier, qui voyait que la princesse ne revenait point de son évanouissement, la laissa entre les mains de ses femmes et se retira dans sa chambre avec une douleur mortelle. Le duc de Guise, qui était sorti heureusement du parc, sans savoir quasi ce qu'il faisait tant il était troublé, s'éloigna de Champigny de quelques lieues, mais il ne put s'éloigner davantage sans savoir des nouvelles de la princesse. Il s'arrêta dans une forêt et envoya son écuyer pour apprendre du comte de Chabanes ce qui était arrivé de cette terrible aventure. L'écuyer ne trouva point le comte de Chabanes, mais il apprit d'autres personnes que la princesse de Montpensier était extraordinairement malade. L'inquiétude du duc de Guise fut augmentée par ce que lui dit son écuyer et, sans la pouvoir soulager, il fut contraint de s'en retourner trouver ses oncles pour ne pas donner de soupçon par un plus long voyage. L'écuyer du duc de Guise lui avait rapporté la vérité, en lui disant que Mme de Montpensier était extrêmement, malade, car il était vrai que, sitôt que les femmes l'eurent mise dans son lit, la fièvre lui prit si violemment et avec des rêveries si horribles que, dès le second jour, l'on craignit pour sa vie. Le prince feignit d'être malade, afin qu'on ne s'étonnât de ce qu'il n'entrait pas dans la chambre de sa femme. L'ordre qu'il reçut de s'en retourner à la cour, où l'on rappelait tous les princes catholiques pour exterminer les huguenots, le tira de l'embarras où il était. Il s'en alla à Paris, en sachant ce qu'il avait à espérer ou à craindre du mal de la princesse sa femme. Il n'y fut pas sitôt arrivé qu'on commença d'attaquer les huguenots en la personne d'un de leurs chefs, l'amiral de Châtillon et, deux joues après, l'on fit cet horrible massacre, si renommé par toute l'Europe. Le pauvre comte de Chabanes, qui s'était venu cacher dans l'extrémité de l'un des faubourgs de Paris pour s'abandonner entièrement à sa douleur, fut enveloppé dans la mine des huguenots. Les personnes chez qui il s'était retiré, l'ayant reconnu et s'étant souvenues qu'on l'avait soupçonné d'être de ce parti, le massacrèrent cette même nuit qui fut si funeste à tant de gens. Le matin, le prince de Montpensier, allant donner quelques ordres hors la ville, passa dans la rue où était le corps de Chabanes. Il fut d'abord saisi d'étonnement à ce pitoyable spectacle; ensuite son amitié se réveillant, elle lui donna de la douleur, mais le souvenir de l'offense qu'il croyait avoir reçue du comte lui donna enfin de la joie, et il fut bien aise de se voir vengé par les mains de la fortune. Le duc de Guise, occupé du désir de venger la mort de son père et, peu après, rempli de la joie de l'avoir vengée, laissa peu à peu éloigner de son âme le soin d'apprendre des nouvelles de la princesse de Montpensier, et, trouvant la marquise de Noirmoutier, personne de beaucoup d'esprit et de beauté, et qui donnait plus d'espérance que cette princesse, il s'y attacha entièrement et l'aima avec une passion démesurée et qui lui dura jusques à la mort. Cependant, après que le mal de Mme de Montpensier fut venu au dernier point, il commença à diminuer. La raison lui revint et, se trouvant un peu soulagé par l'absence du prince son mari, elle donna quelque espérance de sa vie. Sa santé revenait pourtant avec grande peine, par le mauvais état de son esprit; et son esprit fut travaillé de nouveau, quand elle se souvint qu'elle n'avait eu aucune nouvelle du duc de Guise pendant toute sa maladie. Elle s'enquit de ses femmes si elles n'avaient vu personne, si elles n'avaient point de lettres, et, ne trouvant rien de ce qu'elle eût souhaité, elle se trouva la plus malheureuse du monde d'avoir tout hasardé pour un homme qui l'abandonnait. Ce lui fut encore un nouvel accablement d'apprendre la mort du comte de Chabanes, qu'elle sut bientôt par les soins du prince son mari. L'ingratitude du duc de Guise lui fit sentir plus vivement la perte d'un homme dont elle connaissait si bien la fidélité. Tant de déplaisirs si pressants la remirent bientôt dans un état aussi dangereux que celui dont elle était sortie. Et, comme Mme de Noirmoutier était une personne qui prenait autant de soin de faire éclater ses galanteries que les autres en prennent de les cacher, celles de M. de Guise et d'elle étaient si publiques que, tout éloignée et toute malade qu'était la princesse de Montpensier, elle les apprit de tant de côtés qu'elle n'en put douter. Ce fut le coup mortel pour sa vie. Elle ne put résister à la douleur d'avoir perdu l'estime de son mari, le coeur de son amant et le plus parfait ami qui fut jamais. Elle mourut en peu de jours, dans la fleur de son âge, une des plus belles princesses du monde, et qui aurait été sans doute la plus heureuse, si la vertu et la prudence eussent conduit toutes ses actions. Zaïde Histoire espagnole Première partie L'Espagne commençait à s'affranchir de la domination des Maures. Ses peuples, qui s'étaient retirés dans les Asturies, avaient fondé le royaume de Léon; ceux qui s'étaient retirés dans les Pyrénées avaient donné naissance au royaume de Navarre il s'était élevé des comtes de Barcelone et d'Aragon. Ainsi, cent cinquante ans après l'entrée des Maures, plus de la moitié de l'Espagne se trouvait délivrée de leur tyrannie. De tous les princes chrétiens qui y régnaient alors, il n'y en avait point de si redoutable qu'Alphonse, roi de Léon, surnommé le Grand. Ses prédécesseurs avaient joint la Castille à leur royaume. D'abord cette province avait été commandée par des gouverneurs qui, dans la suite des temps, avaient rendu le gouvernement héréditaire, et l'on commençait à craindre qu'ils ne s'en voulussent faire souverains. Ils s'appelaient tous comtes de Castilleles plus puissants étaient Diégo Porcellos et Nugnez Fernando. Ce dernier était considérable par ses grandes terres et par la grandeur de son esprit; ses enfants servaient encore à soutenir sa fortune et à l'augmenter. Il avait un fils et une fille d'une beauté extraordinaire; le fils qui s'appelait Consalve, ne voyait rien dans toute l'Espagne qu'on lui pût comparer; et son esprit et sa personne avaient quelque chose de si admirable, qu'il semblait que le ciel l'eût formé d'une manière différente du reste des hommes Des raisons importantes l'avaient obligé à quitter la cour de Léon, et les sensibles déplaisirs qu'il y avait reçus, lui avaient inspiré le dessein de sortir de l'Espagne et de se retirer dans quelque solitude. Il vint dans l'extrémité de la Catalogne à dessein de s'embarquer sur le premier vaisseau qui ferait voile pour une des Ãles de la Grèce. Le peu d'attention qu'il avait à toutes choses, lui faisait souvent prendre d'autres chemins que ceux qu'on lui avait enseignés. Au lieu de passer la rivière d'Ebre à Tortose, comme on lui avait dit qu'il le fallait faire, il suivit ses bords quasi jusques à son embouchure. Il s'aperçut alors qu'il s'était beaucoup détourné, il s'enquit s'il n'y avait point de barque, on lui dit qu'il n'en trouverait pas au lieu où il était, mais que, s'il voulait aller jusques à un petit port assez proche, il en trouverait qui le mèneraient à Tarragone. Il marcha jusques à ce port; il descendit de cheval et demanda à quelques pêcheurs s'il n'y avait point de chaloupes prêtes à partir. Comme il leur parlait, un homme qui se promenait tristement le long de la mer, surpris de sa beauté et de sa bonne mine, s'arrêta pour le regarder, et, ayant entendu ce qu'il demandait à ces pêcheurs, prit la parole et lui dit que toutes les barques étaient allées à Tarragone, qu'elles ne reviendraient que le lendemain et qu'il ne pourrait s'embarquer que le jour d'après. Consalve, qui ne l'avait point aperçu, tourna la tête pour voir d'où venait cette voix qui ne lui paraissait pas celle d'un pêcheur. Il fut étonné de la bonne mine de cet inconnu, comme cet inconnu l'avait été de la sienne; il lui trouva quelque chose de noble et de grand, et même de la beauté, quoiqu'on vit bien qu'il avait passé la première jeunesse. Consalve n'était guère en état de s'arrêter à d'autres choses qu'à ses pensées; néanmoins la rencontre de cet inconnu dans un lieu si désert lui donna quelque attention; il le remercia de l'avoir instruit de ce qu'il voulait savoir et il le demanda ensuite aux pêcheurs où il pourrait aller passer la nuit. Il n'y a que ces cabanes que vous voyez lui dit l'inconnu et vous n'y sauriez être commodément. Je ne laisserai pas d'y aller chercher du repos, reprit Consalve, il y a quelques jours que je marche sans en avoir, et je sens bien que mon corps en a plus de besoin que mon esprit ne lui en laisse. L'inconnu fut touché de la manière triste dont il avait prononcé ce peu de paroles et il ne douta point que ce ne fût quelque malheureux. La conformité qui lui parut dans leurs fortunes, lui donna pour Consalve cette sorte d'inclination que nous avons pour les personnes dont nous croyons les dispositions pareilles aux nôtres. Vous ne trouverez point ici de retraite digne de vous, lui dit-il, mais, si vous voulez en accepter une que je vous offre proche d'ici, vous y serez plus commodément que dans ces cabanes. Consalve avait tant d'aversion pour la société des hommes, qu'il refusa d'abord l'offre que lui faisait cet inconnu, mais enfin, les instantes prières qu'il lui en fit et le besoin de prendre du repos, le contraignirent de l'accepter. Il le suivit et, après avoir marché quelque temps, il découvrit une maison assez basse, bâtie d'une manière simple et néanmoins propre et régulière. La cour n'était fermée que de palissades de grenadiers, non plus que le jardin, qui était séparé d'un bois par un petit ruisseau. Si Consalve eût pu prendre plaisir à quelque chose, l'agréable situation de cette demeure lui en aurait donné. Il demanda à l inconnu si ce lieu était son séjour ordinaire et si le hasard ou son choix l'y avait conduit. - Il y a quatre ou cinq ans que je l'habite, lui répondit-il, je n'en sors que pour me promener sur le bord de la mer et, depuis que j'y demeure, je puis vous dire que vous êtes la seule personne raisonnable que j'y ai vue. La tempête fait souvent briser des vaisseaux contre cette côte, qui est assez dangereuse. J'ai sauvé la vie à quelques malheureux que j'ai retirés chez moi, mais tous ceux que la fortune y a conduits, n'ont été que des étrangers avec qui je n'eusse pu trouver de conversation quand j'en aurais cherché. Vous pouvez juger, par le lieu où je demeure, que je n'en cherche pas. J'avoue néanmoins que je suis sensible au plaisir de voir une personne comme vous. - Pour moi, repartit Consalve, je fuis tous les hommes, et j'ai tant de sujet de les fuir que, si vous le saviez, vous ne trouveriez pas étrange que j'eusse eu tant de peine à accepter l'offre que vous m'avez faite; vous jugeriez au contraire qu'après les malheurs qu'ils m'ont causés, je dois renoncer pour jamais à toute sorte de société. - Si vous n'avez à vous plaindre que des autres, répliqua l'inconnu, et que vous n'ayez rien à vous reprocher, il y en a de plus malheureux que vous, et vous l'êtes moins que vous ne pensez. Le comble des malheurs, s'écria-t-il, c'est d'avoir à se plaindre de soi même, c'est d'avoir creusé les abÃmes où l'on est tombé, c'est d'avoir été injuste et déraisonnable; enfin c'est d'avoir été la cause des infortunes dont on est accablé! - Je vois bien, reprit Consalve, que vous ressentez les maux dont vous me parlez, mais qu'ils sont différents de ceux qu'on ressent, quand, sans l'avoir mérité, on est trompé, trahi et abandonné de tout ce qu'on aimait davantage! - A ce que j'en puis juger, lui repartit l'inconnu, vous abandonnez votre patrie pour fuir des personnes qui vous ont trahi et qui sont la cause de vos déplaisirs, mais jugez ce que vous auriez à souffrir, s'il fallait que vous fussiez continuellement avec ces personnes qui font le malheur de votre vie! Songez que c'est l'état où je suis, que j'ai fait tout le malheur de la mienne, et que je ne puis me séparer de moi même, pour qui j'ai tant d'horreur, pour qui j'ai tant de sujet d'en avoir, non seulement par ce que j'en souffre, mais par ce qu'en a souffert ce que j'aimais plus que toutes choses. - Je ne me plaindrais pas, dit Consalve, si je n'avais à me plaindre que de moi. Vous vous trouvez malheureux, parce que vous avez sujet de vous haïr, mais si vous avez été aimé fidèlement de la personne que vous aimiez, pouvez vous ne vous pas trouver heureux? Peut être l'avez vous perdue par votre faute, mais vous avez au moins la consolation de penser qu'elle vous a aimé, et qu'elle vous aimerait encore, si vous n'aviez rien fait qui lui eût pu déplaire. Vous ne connaissez point l'amour, si cette seule pensée ne vous empêche d'être malheureux, et vous vous aimez vous même plus que votre maÃtresse, si vous aimez mieux avoir sujet de vous plaindre d'elle que de vous. Le peu de partque vous avez sans doute à vos malheurs répliqua l'inconnu, vous empêche de comprendre quel surcroÃt de douleur ce vous serait d'y avoir contribué, mais croyez, par la cruelle expérience que j'en fais que de perdre par sa faute ce qu'on aime est une sorte d'affliction qui se fait sentir plus vivement que toutes les autres. Comme il achevait ces paroles, ils arrivèrent dans la maison; que Consalve trouva aussi jolie par dedans qu'elle lui avait paru par dehors. Il passa la nuit avec beaucoup d'inquiétude; le matin, la fièvre lui prit, et les jours suivants elle devint si violente qu'on appréhenda pour sa vie. L'inconnu en fut sensiblement affligé, et son affliction augmenta encore par l'admiration que lui donnaient toutes les paroles et toutes les actions de Consalve. Il ne put se défendre du désir de savoir qui était une personne qui lui paraissait si extraordinaire, il fit plusieurs questions à celui qui le servait, mais l'ignorance où cet homme était lui-même du nom et de la qualité de son maÃtre, l'empêcha de satisfaire sa curiosité; il lui dit seulement qu'il se faisait appeler Théodoric et qu'il ne croyait pas que ce fût son nom véritable. Enfin, après plusieurs jours de fièvre continue, les remèdes et la jeunesse tirèrent Consalve hors de péril. L'inconnu essayait de le divertir des tristes pensées dont il le voyait occupé; il ne le quittait point et, bien qu'ils ne parlassent que de choses générales, parce qu'ils ne connaissaient pas encore, ils se surprirent l'un et l'autre par la grandeur de leur esprit. Cet inconnu avait caché son nom et sa naissance depuis qu'il était dans cette solitude, mais il voulut bien l'apprendre à Consalve. Il lui dit qu'il était du royaume de Navarre, qu'il s'appelait Alphonse Ximénès et que ses malheurs l'avaient obligé de chercher me retraite où il pût en liberté regretter ce qu'il avait perdu. Consalve fut surpris du nom de Ximénès, il le connaissait pour un des plus illustres de la Navarre, et il fut vivement touché de la confiance qu'Alphonse lui témoignait. Quelque raison qu'il eût de haïr les hommes, il ne put s'empêcher d'avoir pour lui une amitié dont il ne se croyait plus capable. Cependant sa santé commençait à revenir et; lorsqu'il se porta assez bien pour s'embarquer, il sentit qu'il ne quitterait Alphonse qu'avec peine. Il lui parla de leur séparation et du dessein qu'il avait de se retirer aussi dans quelque solitude. Alphonse en fut surpris et affligé; il s'était tellement accoutumé à la douceur de laconversation de Consalve, qu'il n'en pouvait regarder la perte qu'avec douleur. Il lui dit d'abord qu'il n'était pas en état de partir et il essaya ensuite de lui persuader de n'aller point chercher d'autre désert que celui où le hasard l'avait conduit. - Je n'oserais espérer, lui dit il, de vous rendre cette demeure moins ennuyeuse, mais il me semble que, dans une retraite aussi longue que celle que vous entreprenez, il y a quelque douceur à n'être pas tout à fait seul. Mes malheurs ne pouvaient recevoir de consolation; je crois néanmoins eue j'aurais trouvé du soulagement, si, dans de certains moments; j'avais eu quelqu'un avec qui me plaindre. Vous trouverez ici la même solitude qu'au lieu où vous voulez aller et vous aurez la commodité de parler, quand vous le voudrez, à une personne qui a une admiration extraordinaire pour votre mérite et une sensibilité pour vos malheurs égale à celle qu'[elle] a pour les siens. Le discours d'Alphonse ne persuada pas d'abord Consalve, mais peu à peu il fit de l'impression sur son esprit, et la considération d'une retraite privée de toute sorte de compagnie, jointe à l'amitié qu'il avait déjà pour lui, le fit résoudre à demeurer dans cette maison. La seule chose qui lui donnait de l'embarras était la crainte d'être reconnu. Alphonse le rassura par son exemple et lui dit que ce lieu était tellement éloigne de tout commerce, que, depuis tant d'années qu'il s'y était retiré, il n'avait jamais vu personne qui l'eût pu reconnaÃtre. Consalve se rendit à ses raisons, et, après s'être dit l'un à l'autre tout ce que se peuvent dire les deux plus honnêtes hommes du monde qui s'engagent à vivre ensemble, il envoya de ses pierreries à un marchand de Tarragone, afin qu'il lui fit tenir les choses dont il pourrait avoir besoin. Voilà donc Consalve établi dans cette solitude avec la résolution de n'en sortir jamais; le voilà abandonné à la réflexion de ses malheurs, où il ne trouvait d'autre consolation que de croire qu'il ne pouvait plus lui en arriver, mais la fortune lui fit voir quelle trouve jusque dans les déserts ceux qu'elle a résolu de persécuter. Sur la fin de l'automne que les vents commencent à rendre la mer redoutable, il s'alla promener plus matin que de coutume. Il y avait eu pendant la nuit une tempête épouvantable, et la mer, qui était encore agitée, entretenait agréablement sa rêverie. Il considéra quelque temps l'in constance de cet élément, avec les mêmes réflexions qu'il avait accoutumé de faire sur sa fortune; ensuite il jeta les yeux sur le rivage; il vit plusieurs marques du débris d'une chaloupe, et il regarda s'il ne verrait personne qui fût encore en état de recevoir du secours. Le soleil, qui se levait; fit briller à ses yeux quelque chose d'éclatant qu'il ne put distinguer d'abord et qui lui donna seulement la curiosité de s'en approcher. Il tourna ses pas vers ce qu'il voyait et; en s'approchant, il connut que c'était une femme magnifiquement habillée, étendue sur le sable et qui semblait y avoir été jetée par la tempête; elle était tournée d'une sorte qu'il ne pouvait voir son visage. Il la releva pour juger si elle était morte, mais quel fut son étonnement quand il vit, au travers des horreurs de la mort la plus grande beauté qu'il eût jamais vue! Cette beauté augmenta sa compassion et lui fit désirer que cette personne fût encore en état d'être secourue. Dans ce moment, Alphonse, qui l'avait suivi par hasard, s'approcha et lui aida à secourir. Leur peine ne fut pas inutile, ils virent qu'elle n'était pas morte, mais ils jugèrent qu'elle avait besoin d'un plus grand secours que celui qu'ils lui pouvaient donner en ce lieu. Comme ils étaient assez proches de leur demeure, ils se résolurent de l'y porter. Sitôt qu'elle y fut, Alphonse envoya quérir des remèdes pour la soulager et des femmes pour la servir. Lorsque ces femmes furent venues et qu'on leur eut laissé la liberté de la mettre au lit, Consalve revint dans la chambre et regarda cette inconnue avec plus d'attention qu'il n'avait encore fait. Il fut surpris de la proportion de ses traits et de la délicatesse de son visage; il regarda avec étonnement la beauté de sa bouche et la blancheur de sa gorge; enfin il était si charmé de tout ce qu'il voyait dans cette étrangère, qu'il était prêt de s'imaginer que ce n'était pas une personne mortelle. Il passa une partie de la nuit sans pouvoir s'en éloigner. Alphonse lui conseilla d'aller prendre du repos, mais il lui répondit qu'il avait si peu accoutumé d'en trouver, qu'il était bien aise d'avoir une occasion de n'en pas chercher inutilement. Sur le matin, on s'aperçut que cette inconnue commençait à revenir, elle ouvrit les yeux et, comme la clarté lui fit d'abord quelque peine, elle les tourna languissamment du côté de Consalve et lui fit voir de grands yeux noirs d'une beauté qui leur était si particulière, qu'il semblait qu'ils étaient faits pour donner tout ensemble du respect et de l'amour Quelque temps après il parut que la connaissance lui revenait, qu'elle distinguait les objets et qu'elle était étonnée de ceux qui s'offraient à sa vue Consalve ne pouvait exprimer par ses paroles l'admiration qu'il avait pour elle; il faisait remarquer sa beauté à Alphonse, avec cet empressement que l'on a pour les choses qui nous surprennent et qui nous charment. Cependant la parole ne revenait point à cette étrangère. Consalve, jugeant qu'elle serait peut être encore longtemps dans le même état, se retira dans sa chambre. Il ne se put empêcher de faire réflexion sur son aventure. J'admire, disait il, que la fortune m'ait fait rencontrer une femme dans le seul état où je ne pouvais la fuir et où la compassion m'engage au contraire à en avoir soin. J'ai même de l'admiration pour sa beauté, mais, sitôt qu'elle sera guérie, je ne regarderai ses charmes que comme une chose dont elle ne se servira que pour faire plus de trahisons et plus de misérables. Qu'elle en fera, grands dieux! Et qu'elle en a peut être déjà fait! Quels yeux! Quels regards! Que je plains ceux qui peuvent en être touchés! Et que je suis heureux, dans mon malheur, que la cruelle expérience que j'ai faite de l'infidélité des femmes me garantisse d'en aimer jamais aucune! Après ces paroles, il eut quelque peine à s'endormir, et son sommeil ne fut pas long; il alla voir en quel état était l'étrangère; il la trouva beaucoup mieux, mais néanmoins elle ne parlait point encore, et la nuit et le jour suivant se passèrent sans quelle prononçât une seule parole. Alphonse ne put s'empêcher de faire voir à Consalve qu'il remarquait avec étonnement le soin qu'il avait d'elle. Consalve commença à s'en étonner lui-même, il s'aperçut qu'il lui était impossible de s'éloigner de cette belle personne, il croyait toujours qu'il arriverait quelque changement considérable à son mal pendant qu'il ne serait pas auprès d'elle. Comme il y était, elle prononça quelques paroles, il en sentit de la joie et du trouble. Il s'approcha pour entendre ce qu'elle disait, elle parla encore, et il fut surpris de voir qu'elle parlait une langue qui lui était inconnue. Néanmoins il avait déjà jugé par ses habits qu'elle était étrangère, mais, comme ces habits avaient quelque chose de ceux des Maures et qu'il savait bien l'arabe, il ne doutait point qu'il ne pût s'en faire entendre. Il lui parla en cette langue et il fut encore plus surpris de voir qu'elle ne l'entendait point. Il lui parla espagnol et italien, mais tout cela était inutile, et il jugeait bien, par son air attentif et embarrassé, qu'elle ne l'entendait pas mieux. Elle continuait néanmoins à parler et s'arrêtait quelquefois, comme pour attendre qu'on lui répondÃt. Consalve écoutait toutes ses parolesil lui semblait qu'à force de l'écouter il pourrait l'entendre. Il fit approcher tous ceux qui la servaient, afin de voir s'ils ne l'entendraient point, il lui présenta un livre espagnol pour juger si elle en connaissait les caractères, il lui parut qu'elle les connaissait, mais qu'elle ignorait cette langue. Elle était triste et inquiète, et sa tristesse et son inquiétude augmentaient celles de Consalve. Ils étaient en cet état quand Alphonse entra dans la chambre et y fit entrer avec lui une belle personne habillée de la même façon que l'inconnue. Sitôt qu'elles se virent, elles s'embrassèrent avec beaucoup de témoignages d'amitié. Celle qui entrait prononça plusieurs fois le mot de Zaïde d'une manière qui fit connaÃtre que c'était le nom de celle à qui elle parlait, et Zaïde prononça aussi tant de fois celui de Félime que l'on jugea bien que l'étrangère qui arrivait se nommait ainsi. Après qu'elles eurent parlé quelque temps, Zaïde se mit à pleurer avec toutes les marques d'une grande affliction, et elle fit signe de la main qu'on se retirât. On sortit de sa chambre. Consalve s'en alla avec Alphonse pour lui demander où l'on avait rencontré cette autre étrangère. Alphonse lui dit que les pêcheurs des cabanes voisines l'avaient trouvée sur le rivage, le même jour et au même état qu'il avait trouvé sa compagne. - Elles auront de la consolation d'être ensemble, reprit Consalve, mais, Alphonse, que pensez vous de ces deux personnes? A en juger parleurs habits, elles sont d'un rang au dessus du commun; comment se sont elles exposées sur la mer dans une petite barque? Ce n'est point dans un grand vaisseau qu'elles ont fait naufrage. Celle que vous avez amenée à Zaïde, lui a appris une nouvelle qui lui a donné beaucoup de douleur; enfin, il y a quelque chose d'extraordinaire dans leur fortune. - Je le crois comme vous, répondit Alphonse, je suis étonné de leur aventure et de leur beauté. Vous n'avez peut être pas remarqué celle de Félime, mais elle est grande, et vous en auriez été surpris si vous n'aviez point Zaïde. A ces mots ils se séparèrent; Consalve se trouva encore plus triste qu'il n'avait accoutumé de l'être, et il sentit que la cause de sa tristesse venait de l'affliction qu'il avait de ne pouvoir se faire entendre de cette inconnue Mais qu'ai je à lui dire, reprenait-il en lui même, et que veux-je apprendre d'elle? Ai-je dessein de lui conter mes malheurs? Ai-je envie de savoir les siens? La curiosité peut-elle se trouver dans un homme aussi malheureux que moi? Quel intérêt puis-je prendre aux infortunes d'une personne que je ne connais point? Pourquoi faut il que je sois triste de la voir affligée? Sont ce les maux que j'ai soufferts qui m'ont appris à avoir pitié de ceux des autres? Non, sans doute, ajoutait il, c'est la grande retraite où je suis, qui me fait avoir de l'attention pour une aventure assez extraordinaire en effet, mais qui ne m'occuperait pas longtemps si j'étais diverti par d'autres objets. Malgré cette réflexion, il passa la nuit sans dormir et une partie du jour avec beaucoup d'inquiétude parce qu'il ne put voir Zaïde. Sur le soir, on lui dit qu'elle était levée et qu'elle venait de prendre le chemin de la mer. Il la suivit et la trouva assise sur le rivage, les yeux tout baignés de larmes. Lorsqu'il s'approcha d'elle, elle s'avança vers lui avec beaucoup de civilité et de douceur, il fut surpris de trouver dans sa taille et dans ses actions autant de charmes qu'il en avait déjà trouvé dans son visage. Elle lui montra une petite barque qui était sur la mer et lui nomma plusieurs fois Tunis, comme s'adressantà lui pour demander qu'on l'y fit conduire. Il lui fit signe, en lui montrant la lune, qu'elle serait obéie lorsque cet astre, qui éclairait alors, aurait fait deux fois son tour. Elle parut comprendre ce qu'il lui disait et bientôt après elle se mit à pleurer. Le jour suivant elle se trouva mal; il ne put la voir. Depuis qu'il était dans cette solitude, il n'avait point trouvé de journée si longue et si ennuyeuse. Le lendemain, sans en savoir lui même la cause, il quitta cette grande négligence où il était depuis sa retraite et, comme il était l'homme du monde le mieux fait, la simple propreté le parait davantage que la magnificence ne pare les autres. Alphonse le rencontra dans le bois et s'étonna de le voir si différent de ce qu'il avait accoutumé d'être. Il ne put s'empêcher de sourire en le regardant et de lui dire qu'il était bien aise de juger par son habit que son affliction commençait à diminuer et qu'il trouvait enfin dans ce désert quelque adoucissement à ses malheurs. - Je vous entends, Alphonse, répondit Consalve; vous croyez que la vue de Zaïde est le soulagement que je trouve à mes maux, mais vous vous trompez, je n'ai pour Zaïde que la compassion qui est due à son malheur et à sa beauté. - J'ai de la compassion pour elle aussi bien que pour vous, répliqua Alphonse, je la plains et je voudrais la soulager, mais je ne suis pas si attaché auprès d'elle, je ne l'observe pas avec tant de soin, je ne suis pas affligé de ne la point entendre, je n'ai pas tant d'envie de lui parler;je ne fus point hier plus triste qu'à mon ordinaire, parce qu'on ne la vit point, et je ne suis pas aujourd'hui moins négligé que de coutume. Enfin, puisque j'ai de la pitié aussi bien que vous et que néanmoins nous sommes si différents, il faut que vous ayez quelque chose de plus. Consalve n'interrompit point Alphonse, et il paraissait examiner en lui même si tout ce qu'il lui disait était véritable. Comme il était prêt de lui répondre, on le vint avertir, selon l'ordre qu'il en avait donné, que Zaïde était sortie de sa chambre et qu'elle se promenait du côté de la mer. Alors, sans considérer qu'il allait confirmer Alphonse dans ses soupçons, il le quitta pour aller chercher Zaïde. Il la vit de loin assise, avec Félime, au même lieu où elles étaient deux jours auparavant. Il ne put se défendre de la curiosité d'observer leurs actions; il crut qu'il en pourrait tirer quelque connaissance de leurs fortunes. Il vit que Zaïde pleurait; il jugea que Félime tâchait de la consoler. Zaïde ne l'écoutait pas et regardait toujours vers la mer avec des actions qui firent penser à Consalve qu'elle regret tait quelqu'un qui avait fait naufrage avec elle. Il l'avait déjà vue pleurer au même lieu, mais, comme elle n'avait rien fait qui lui pût marquer le sujet de son affliction, il avait cru qu'elle pleurait seulement de se trouver si éloignée de son pays; il s'imagina alors que les larmes qu'il lui voyait verser, étaient pour un amant qui avait péri, que c'était peut être pour le suivre qu'elle s'était exposée au péril de la mer, et enfin il crut savoir, comme s'il eût appris d'elle même, que l'amour était la cause de ses pleurs. On ne peut exprimer ce que ces pensées produisirent dans l'âme de Consalve, et le trouble qu'apporta la jalousie dans un coeur où l'amour ne s'était pas encore déclaré. Il avait été amoureux, mais il n'avait jamais été jaloux. Cette passion, qui lui était inconnue, se fit sentir en lui, pour la première fois, avec tant de violence qu'il crut être frappé de quelque douleur que les autres hommes ne connaissaient point. Il avait, ce lui semblait, éprouvé tous les maux de la vie, et cependant il sentait quelque chose de plus cruel que tout ce qu'il avait éprouvé. Sa raison ne put demeurer libre, il quitta le lieu où il était pour s'approcher de Zaïde, dans la pensée de savoir d'elle même le sujet de son affliction, et, assuré qu'elle ne lui pouvait répondre, il ne laissa pas de le lui demander. Elle était bien éloignée de comprendre ce qu'il lui voulait dire; elle essuya ses larmes et se mit à se promener avec lui. Le plaisir de la voir et d'être regardé par ses beaux yeux calma l'agitation où il était; il s'aperçut de l'égarement de son esprit et il remit son visage le mieux qu'il lui fut possible. Elle lui nomma encore plusieurs fois Tunis avec beaucoup d'empressement et beaucoup de marques de vouloir y être conduite. Il n'entendait que trop bien ce qu'elle lui demandait; la pensée de la voir partir lui donnait déjà une douleur sensible; enfin c'était seulement par les douleurs que donne l'amour, qu'il s'apercevait d'en avoir, et la jalousie et la crainte de l'absence le tourmentaient avant même qu'il connût qu'il était amoureux. Il aurait cru avoir sujet de se plaindre de son malheur, quand il n'aurait fait que s'apercevoir qu'il avait de l'amour, mais, de se trouver tout d'un coup de l'amour et de la jalousie, ne pouvoir entendre celle qu'il aimait, n'en pouvoir être entendu, n'en rien connaÃtre que la beauté, n'envisager qu'une absence éternelle, c'étai[ent] tant de maux à la fois qu'il était impossible d'y résister. Pendant qu'il faisait ces tristes réflexions, Zaïde continuait de promener avec Félime et, après s'être promenée assez longtemps, elle alla s'asseoir sur le rocher et se mit encore à pleurer en regardant la mer et en la montrant à Félime, comme si elle l'eût accusée du malheur qui lui faisait répandre tant de larmes. Consalve pour la divertir lui fit remarquer des pêcheurs qui étaient assez proches. Malgré la tristesse et le trouble de ce nouvel amant, la vue de celle qu'il aimait lui donnait une joie qui lui rendait sa première beauté, et, comme il était moins négligé que de coutume, il pouvait avec raison arrêter les yeux de tout le monde. Zaïde commença à le regarder avec attention, ensuite avec étonnement, et, après l'avoir longtemps considéré, elle se tourna vers sa compagne et lui fit observer Consalve en lui disant quelque chose. Féfime le regarda et répondit à Zaïde avec une action qui témoignait approuver ce qu'elle venait de lui dire. Zaïde regardait encore Consalve et reparlait ensuite à Félime; Félime en faisait de même; enfin elles firent juger à Consalve qu'il ressemblait à quelqu'un qu'elles connaissaient. D'abord cette pensée ne lui fit aucune impression, mais il trouva Zaïde si occupée de cette ressemblance, et il lui parut si clairement qu'au milieu de sa tristesse elle avait quelque joie en le regardant qu'il s'imagina qu'il ressemblait à cet amant qu'elle lui paraissait regretter Pendant tout le reste du jour Zaïde fit plusieurs actions qui lui confirmèrent son soupçon. Sur le soir Félime et elle se mirent à chercher quelque chose parmi les débris de leur naufrage Elles cherchèrent avec tant de soin, et Consalve leur vit tant de marques de chagrin d'avoir cherché inutilement, qu'il en prit encore de nouveaux sujets d'inquiétudes. Alphonse vit bien le désordre de son esprit et, après qu'ils eurent reconduit Zaïde dans son appartement, il demeura dans la chambre de Consalve. - Vous ne m'avez point encore raconté tous vos malheurs passés, lui dit-il, mais il faut que vous m'avouez ceux que Zaïde commence de vous causer. Un homme aussi amoureux que vous me le paraissez, trouve toujours de la douceur à parler de son amour, et quoique votre mal soit grand, peut être que mon secours et mes conseils ne vous seront pas inutiles. - Ah! mon cher Alphonse, s'écria Consalve, que je suis malheureux! Que je suis faible! Que je suis désespéré! Et que vous êtes sage d'avoir vu Zaïde et de ne l'avoir pas aimée! - J'avais bien jugé, reprit Alphonse, que vous l'aimiez, vous ne voulûtes pas me l'avouer. - Je ne le savais pas moi-même, interrompit Consalve, la jalousie seule m'a fait sentir que j'étais amoureux. Zaïde pleure quelque amant qui a fait naufrage; c'est ce qui la mène tous les jours sur le bord de la mer; elle va pleurer au même lieu où elle croit que cet amant a péri; enfin, j'aime Zaïde et Zaïde en aime un autre, et c'est de tous les malheurs celui qui m'a paru le plus redoutable et celui dont je me croyais le plus éloigné. Je m'étais flatté que ce n'était peut être pas un amant que Zaïde regrettait, mais je la trouve trop affligée pour en douter; j'en suis encore persuadé par le soin que je lui ai vu de chercher quelque chose qui vient sans doute de ce bienheureux amant, et, ce qui me paraÃt plus cruel que tout ce que je viens de vous dire, je ressemble, Alphonse, à celui qu'elle aime. Elle s'en est aperçue en se promenant; j'ai remarqué de la joie dans ses yeux de voir quelque chose qui l'en fit souvenir. Elle m'a montré vingt fois à Félime, elle lui a fait considérer tous mes traits enfin elle m'a regardé tout le jour, mais ce n'est pas moi qu'elle voit ni à qui elle pense. Quand elle me regarde, je la fais souvenir de la seule chose que je voudrais lui faire oublier; je suis même privé du plaisir de voir ses beaux yeux tournés sur moi, et elle ne peut plus me regarder sans me donner de la jalousie. Consalve dit toutes ces paroles avec tant de rapidité qu'Alphonse ne put l'interrompre, mais quand il eut cessé de parler - Est-il possible, lui dit il, que tout ce que vous m'apprenez soit véritable? Et la tristesse où vous vous êtes accoutumé, ne forme-t-elle point l'idée d'un malheur si extraordinaire? - Non, Alphonse, je ne me trompe point, répondit Consalve, Zaïde regrette un amant qu'elle aime et je l'en fais souvenir. La fortune m'empêche bien de me former des malheurs au dessus de ceux qu'elle me cause, elle va au delà de ce que je pourrais imaginer, elle en invente pour moi qui sont inconnus aux autres hommes, et, si je vous avais raconté la suite de ma vie, vous seriez contraint d'avouer que j'ai eu raison de vous soutenir que j'étais plus malheureux que vous. - Je n'oserai vous dire, répliqua Alphonse, que, si vous n'aviez point de raison importante de vous cacher à moi, vous me donneriez toute la joie que je puis avoir de m'apprendre qui vous êtes et quels sont les malheurs que vous jugez plus grands que les miens. Je sais bien qu'il n'y a pas de justice de vous demander ce que je vous demande sans vous apprendre en même temps quelles sont mes infortunes, mais, pardonnez à un malheureux qui ne vous a pas caché son nom et sa naissance et qui ne vous cacherait pas ses aventures s'il vous était utile de les avoir et s'il vous les pouvait dire sans renouveler des douleurs que plusieurs années ne commencent qu'à peine d'effacer. - Je ne vous demanderai jamais, répliqua Consalve, ce qui pourra vous donner de la peine, mais je me reproche à moi-même de ne vous avoir pas dit qui je suis. Quoique j'eusse résolu de ne le déclarer à personne, le mérite extraordinaire qui me paraÃt en vous et la reconnaissance que je dois à vos soins me forcent de vous avouer que mon véritable nom est Consalve et que je suis fils de Nugnez Femando, comte de Castille, dont la réputation est sans doute parvenue jusques à vous. - Serait-il possible, s'écria Alphonse, que vous fussiez ce Consalve si fameux, dès ses premières campagnes, par la défaite de tant de Maures et par des actions d'une valeur qui a donné de l'admiration à toute l'Espagne? Je sais les commencements d'une si belle vie, et, lorsque je me retirai dans ce désert, j'avais déjà appris avec étonnement que, dans la fameuse bataille que le roi de Léon gagna contre Ayola, le plus grand capitaine des Maures, vous seul fÃtes tourner la victoire du côté des chrétiens et qu'en montant le premier à l'assaut de Zamora vous fûtes cause de la prise de cette place, qui contraignit les Maures à demander la paix. La solitude où j'ai vécu depuis, m'a laissé ignorer la suite de ces heureux commencements, mais je ne puis douter qu'elle n'y réponde. Je ne croyais pas que mon nom vous fût connu, répondit Consalve, et je me trouve heureux que vous soyez prévenu en ma faveur pu une réputation que je n'ai peut-être pas méritée. Alphonse redoubla alors son attention et Consalve commença en ces termes Histoire de Consalve Mon père était le plus considérable de la cour de Léon, lorsqu'il m'y fit paraÃtre avec un éclat proportionne à sa fortune. Mon inclination, mon âge et mon devoir m'attachèrent au prince don Garcie, fils aÃné du roi. Ce prince est jeune, bien fait et ambitieux. Ses bonnes qualités surpassent de beaucoup ses défauts et l'on peut dire qu'il n'en paraÃt en lui que ceux que les passions y font naÃtre. Je fus assez heureux pour avoir ses bonnes grâces sans les avoir méritées, et j'essayai ensuite de m'en rendre digne par ma fidélité. Mon bonheur voulut que, dans la première guerre où nous allâmes contre les Maures, je me trouvasse assez près de sa personne pour le dégager d'un péril où sa valeur trop inconsidérée l'avait précipité. Ce service augmenta la bonté qu'il avait pour moi. Il m'aimait comme un frère plutôt que comme un sujet, il ne me cachait rien, il ne me refusait rien, et il laissait voir à tout le monde qu'on ne pouvait être aimé de lui, si on ne l'était de Consalve. Une faveur si déclarée, jointe à la considération où était mon père, élevait notre maison à un si haut point, qu'elle commençait à donner de l'ombrage au roi et à lui faire craindre qu'elle ne s'élevât trop. Parmi un nombre infini de jeunes gens que la fortune avait attachés à moi, j'avais distingué don Ramire de tous les autres; c'était un des plus considérables de la cour, mais il s'en fallait beaucoup que sa fortune n'approchât de la mienne. Il ne tenait pas à moi que je ne la rendisse égale. J'employais tous les jours le crédit de mon père et le mien pour son élévation. Je m'étais appliqué avec beaucoup de soin à lui donner part dans les bonnes grâces du prince, et lui, de son côté, par son esprit doux et insinuant, avait si bien secondé mes soins qu'il était, après moi, celui de toute la cour que don Garcie traitait le mieux. Je faisais tous mes plaisirs de leur amitié. L'un et l'autre éprouvaient déjà le pouvoir de l'amour, ils me faisaient souvent la guerre de mon insensibilité et me reprochaient, comme un défaut, de n'avoir point encore eu d'attachement. Je leur reprochais à mon tour de n'en avoir point eu de véritables. - Vous aimez, leur disais-je, ces sortes de galanteries que la coutume a établies en Espagne, mais vous n'aimez point vos maÃtresses. Vous ne me persuaderez jamais que vous soyez amoureux d'une personne dont à peine vous connaissez le visage, et que vous ne reconnaÃtriez pas, si vous la voyiez en un autre lieu qu'à la fenêtre où vous avez accoutumé de la voir. - Vous exagérez le peu de connaissance que nous avons de nos maÃtresses, me repartit le prince, mais nous connaissons leur beauté et, en amour, c'est le principal. Nous jugeons de lent esprit par leur physionomie et ensuite par leurs lettres, et, quand nous venons à les voir de plus près, nous sommes charmés du plaisir de découvrir ce que nous ne connaissions point encore. Tout ce quelles disent a la grâce de la nouveauté, leur manière nous surprend, la surprise augmente et réveille l'amour, au lieu que ceux qui connaissent leurs maÃtresses avant que de les aimer, sont tellement accoutumés à leur beauté et à leur esprit, qu'ils n'y sont plus sensibles quand ils sont aimés. - Vous ne tomberez jamais dans ce malheur lui répliquai-je, mais, seigneur, je vous laisse la liberté d'aimer tout ce que vous ne connaÃtrez point, pourvu que vous me permettiez de n'aimer qu'une personne que je connaÃtrai assez pour l'estimer et pour être assuré de trouver en elle de quoi me rendre heureux, quand j'en serai aimé. J'avoue encore que je voudrais qu'elle ne fût point prévenue en faveur d'un autre amant. - Et moi, interrompit don Ramire, je trouverais plus de plaisir à me rendre maÃtre d'un coeur qui serait défendu par une passion, que d'en toucher un qui n'aurait jamais été touché; ce me serait une double victoire, et je serais aussi bien plus persuadé de la véritable inclination qu'on aurait pour moi, si je l'avais vue naÃtre dans le plus fort de l'attachement qu'on aurait pour un autre; enfin ma gloire et mon amour se trouveraient satisfaits d'avoir ôté une maÃtresse à un rival. - Consalve est si étonné de votre opinion, lui répondit le prince, et il la trouve si mauvaise, qu'il ne veut pas même y répondre. En effet; je suis de son parti contre vous, mais je suis contre lui sur cette connaissance si particulière qu'il veut de sa maÃtresse. Je serais incapable de devenir amoureux d'une personne avec qui je serais accoutumé et, si je ne suis surpris d'abord, je ne puis être touché. Je crois que les inclinations naturelles se font sentir dans les premiers moments, et les passions, qui ne viennent que par le temps, ne se peuvent appeler de véritables passions. - On est donc assuré, repris-je, que vous n'aimerez jamais ce que vous n'aurez pas aimé d'abord. Il faut, seigneur, ajoutai-je en riant, que je vous montre ma soeur pendant qu'elle n'est pas encore aussi belle qu'elle le sera apparemment, afin que vous vous accoutumiez à la voir et que vous n'en soyez jamais touché. - Vous craindriez donc que je ne le fusse? me dit don Garcie. N'en doutez pas, seigneur, lui répondis-je, et je le craindrais même comme le plus grand malheur qui me pût arriver. - Quel malheur y trouveriez-vous? repartit don Ramire. - Celui, répliquai-je; de ne pas entrer dans les sentiments du prince. S'il voulait épouser ma sÅ“ur, je n'y pourrais consentir par l'intérêt de sa grandeur, et s'il ne la voulait pas épouser et qu'elle aimât néanmoins, comme elle l'aimerait infailliblement, j'aurais le déplaisir de voir ma soeur la maÃtresse d'un maÃtre que je ne pourrais haïr, quoique je le dusse. - Montrez-la-moi, je vous prie, devant qu'elle me puisse donner de l'amour, interrompit le prince, car je serais si affligé d'avoir des sentiments qui vous déplussent, que j'ai de l'impatience de la voir pour m'assurer moi-même que je ne l'aimerai jamais. - Je ne m'étonne plus, seigneur, dit don Rarnire en s'adressant à don Garcie, que vous n'ayez point été amoureux de toutes les belles personnes qui sont nourries dans le palais et avec qui vous avez été accoutumé dès l'enfance, mais j'avoue que jusques à cette heure j'avais été surpris que pas une ne vous eût donné de l'amour, et surtout Nugna Bella, la fille de don Diégo Porcellos, qui me paraÃt si capable d'en donner. - Il est vrai, repartit don Garcie, que Nugna Bella est aimable, elle a les yeux admirables, elle a la bouche belle, l'air noble et délicat; enfin j'en aurais été amoureux, si je ne l'eusse point vue presque en même temps que j'ai le jour. - Mais pourquoi ne l'avez vous pas aimée, ajouta le prince s'adressant à don Ramire, vous qui la trouvez si belle? - Parce qu'elle n'a jamais rien aimé, répliqua-t-il. Je n'aurais eu personne à chasser de son cÅ“ur, et je viens de vous avouer que c'est ce qui peut toucher le mien. C'est à Consalve, continua-t-il, à qui il faut demander pourquoi il ne l'a pas aimée, car je suis assuré qu'il la trouve belle; elle n'a point d'attachement, et il la connaÃt il y a déjà longtemps. - Qui vous a dit que je ne l'aime pas? lui répondis-je en souriant et en rougissant tout ensemble. - Je ne sais, répliqua don Ramire, mais, à voir comme vous rougissez, je crois que ceux qui me l'on dit se sont trompés. Serait il possible, s'écria le prince en s'adressant à moi, que vous fussiez amoureux? Si vous l'êtes, avouez le promptement, je vous prie, car vous me donnerez une joie sensible de vous voir attaqué d'un mal que vous plaignez si peu. - Sérieusement, répliquai-je, je ne suis point amoureux, mais pour vous plaire, seigneur, je vous avouerai que je le pourrais être de Nugna Bella, si je la connaissais un peu davantage. - S'il ne tient qu'à vous la faire connaÃtre, dit le prince, soyez assuré que vous l'aimez déjà . Je n'irai jamais sans vous chez la reine ma mère, je me brouillerai encore plus souvent que je ne fais avec le roi, afin que le soin qu'elle prend toujours de nous raccommoder l'oblige à me faire aller chez elle à des heures particulières; enfin je vous donnerai assez de lieu de parler à Nugna Bella pour achever d'en devenir amoureux. Vous la trouverez très aimable, et si son coeur est aussi bien fait que son esprit, vous n'aurez rien à souhaiter. - Je vous supplie, seigneur, lui dis-je, ne prenez point tant de soin de me rendre malheureux, et surtout prenez d'autres prétextes pour aller chez la reine que de nouvelles brouilleries avec le roi. Vous savez qu'il m'accuse souvent des choses que vous faites qui ne lui plaisent pas, et qu'il croit que mon père et moi, pour notre grandeur particulière, vous inspirons l'autorité que vous prenez quelquefois contre son gré. - Dans l'humeur où je suis de vous faire aimer de Nugna Bella repartit le prince je ne serai pas si prudent que vous voulez que je le sois. Je me servirai de toutes sortes de prétextes pour vous mener chez la reine et même quoique je n'en aie point je m'y en vais présentement et je sacrifierai au plaisir de vous rendre amoureux un soir que j'avais destiné à passer sous ces fenêtres où vous croyez que je ne connais personne Je ne vous aurais pas fait le récit de cette conversation dit alors Consalve à Alphonse mais vous verrez par la suite qu'elle fut comme un présage de tout ce qui arriva depuis. Le prince s'en alla chez la reine; il la trouva retirée pour tout le monde excepté pour les dames qui avaient sa familiarité. Nugna Bella était de ce nombre; elle était si belle ce soir-là qu'il semblait que le hasard favorisât les desseins du prince. La conversation fut générale pendant quelque temps et comme il y avait plus de liberté qu'à d'autres heures, Nugna Bella parla aussi davantage et elle me surprit en me faisant voir beaucoup plus d'esprit que je ne luis en connaissais. Le prince pria la reine de passer dans son cabinet sans savoir néanmoins ce qu'il avait à lui dire. Pendant qu'elle y fut, je demeurai avec Nugna Bella et plusieurs autres personnes, je l'engageai insensiblement dans une conversation particulière, et, quoiqu'elle ne fût que de choses indifférentes, elle avait pourtant un air plus galant que les conversations ordinaires. Nous blâmâmes ensemble la manière retirée dont les femmes sont obligées de vivre en Espagne, comme éprouvant par nous mêmes que nous perdions quelque chose de n'avoir pas la liberté entière de nous entretenir. Si je sentis dès ce moment que je commençais à aimer Nugna Bella, elle commença aussi à ce qu'elle m'a avoué depuis, à s'apercevoir que je ne lui étais pas indifférent. De l'humeur dont elle était, ma conquête ne lui pouvait être désagréable; il y avait quelque chose de si brillant dans ma fortune, qu'une personne moins ambitieuse qu'elle en pouvait être éblouie. Elle ne négligea pas de me paraÃtre aimable quoiqu'elle ne fit rien d'opposé à sa fierté naturelle. Eclairé par la pénétration que donne un amour naissant, je me flattai bientôt de l'espérance de lui plaire et cette espérance était aussi propre à m'enflammer que la pensée d'avoir un rival aimé eût été propre à me guérir. Le prince fut ravi de voir que je m'attachais à Nugna Bella, il me donnait tous les jours quelque occasion de l'entretenir, il voulut même que je lui parlasse des brouilleries que j'avais avec le roi et que je lui disse la manière dont la reine devait agir pour le porter aux choses que le roi désirait de lui. Nugna Bella ne manquait pas de donner ses avis à la reine et, lorsque la reine s'en servait ils, ne manquaient jamais aussi de faire leur effet en sorte que la reine ne faisait plus rien dans ce qui regardait le prince qu'elle n'en parlât à Nugna Bella et que Nugna Bella ne m'en rendÃt compte. Ainsi nous avions de grandes conversations et, dans ces conversations je lui trouvai tant d'esprit, de sagesse et d'agrément, et elle s'imagina trouver tant de mérite en moi et y trouva en effet tant d'amour qu'il s'alluma entre nous une passion qui fut depuis très violente. Le prince voulut en être le confident. Je n'avais rien de caché pour lui, mais je craignais que Nugna Bella ne se trouvât offensée que je lui eusse avoué qu'elle me témoignait quelque bonté. Don Garcie m'assura que, de l'humeur dont elle était, elle ne s'en offenserait pas. Il lui parla de moi; elle fut d'abord honteuse et embarrassée de ce qu'il lui dit mais comme il avait bien jugé, la grandeur du confident la consola de la confidence; elle s'accoutuma à souffrir qu'il l'entretÃnt de ma passion, et reçut par lui les premières lettres que je lui écrivis. L'amour avait pour nous toute la grâce de la nouveauté et nous y trouvions ce charme secret qu'on ne trouve jamais que dans les premières passions. Comme mon ambition était pleinement satisfaite et qu'elle l'était même avant que j'eusse de l'amour, cette dernière passion n'était point affaiblie par l'autre; mon âme s'y abandonnait comme à un plaisir qui jusque-là m'avait été inconnu et que je trouvais infiniment au-dessus de tout ce qui peut donner la grandeur. Nugna Bella n'était pas ainsi; ces deux passions s'étaient élevées dans son coeur en même temps et le partageaient presque également. Son inclination naturelle la portait sans doute plus à l'ambition qu'à l'amour, mais, comme l'un et l'autre se rapportaient à moi, je trouvais en elle toute l'ardeur et toute l'application que je pouvais souhaiter. Ce n'est pas qu'elle ne fût quelquefois aussi occupée des affaires du prince que de ce qui regardait notre amour. Pour moi, qui n'étais rempli que de ma passion, je connus avec douleur que Nugna Bella était capable d'avoir d'autres pensées. Je lui en fis quelques plaintes mais je trouvai que ces plaintes étaient inutiles ou qu'elles ne produisaient qu'une certaine conversation contrainte, qui me laissait voir que son esprit était occupé ailleurs. Néanmoins comme j'avais ouï dire que l'on ne pouvait être parfaitement heureux dans l'amour non plus que dans la vie, je souffrais ce malheur avec patience. Nugna Bella m'aimait avec une fidélité exacte et je ne lui voyais que du mépris pour tous ce qui osaient la regarder. J'étais persuadé qu'elle était exempte des faiblesses que j'avais appréhendées dans les femmes; cette pensée rendait mon bonheur si achevé que je n'avais plus rien à souhaiter. La fortune m'avait fait naÃtre et m'avait placé dans un rang digne de l'envie des plus ambitieux. J'étais favori d'un prince que j'aimais d'une inclination naturelle. J'étais aimé de la plus belle personne d'Espagne, que j'adorais, et j'avais un ami que je croyais fidèle, et dont je faisais la fortune. La seule chose qui me donnait quelque trouble, était de voir de l'injustice dans l'impatience que don Garcie avait de commander, et de trouver dans Nuguez Fernando, mon père, un esprit inquiet et porté comme le roi l'en soupçonnait, à se vouloir faire une élévation qui ne laissât rien au dessus de lui. J'appréhendais de me trouver attaché par les devoirs de la reconnaissance et de la nature à des personnes qui voudraient m'entraÃner dans des choses qui ne me paraissaient pas justes. Cependant, comme ces malheurs étaient encore incertains, ils ne me troublaient que dans quelques moments et je me consolais à en parler avec don Ramire, en qui j'avais tant de confiance, que je lui disais jusques à mes craintes sur les choses les plus importantes et les plus éloignées. Ce qui m'occupait alors était le dessein d'épouser Nugna Bella. Il y avait déjà longtemps que je l'aimais sans oser en faire la proposition. Je savais qu'elle serait désapprouvée par le roi, parce que Nugna Bella, étant fille d'un des comtes de Castille, dont on craignait la même révolte que de mon père, la politique ne voulait pas qu'on les laissât unir par mariage. Je savais encore que bien que mon père ne fût point opposé à mon dessein, il ne voudrait pas néanmoins qu'on fit la proposition de mon mariage, de peur d'augmenter les soupçons du roi, de sorte que j'étais contraint d'attendre quelque conjoncture qui me fût plus favorable, mais en l'attendant je ne cachais point l'attachement que j'avais pour Nugna Bella, je lui parlais toutes les fois que j'en avais l'occasion, le prince lui parlait aussi très souvent. Le roi remarqua cette intelligence et prit pour une affaire d'Etat ce qui n'était en effet que de l'amour. Il crut que son fils favorisait mon dessein pour Nugna Bella afin d'unir les deux comtes de Castille et de les attacher à ses intérêts. Il crut qu'il voulait faire un parti considérable et se donner une autorité qui balançât la sienne. Il ne douta point que les comtes de Castille n'entrasssent dans ce parti par l'espérance de se faire reconnaÃtre souverains; enfin l'union des deux maisons de Castille lui était si redoutable, qu'il déclara hautement qu'il ne voulait point que je pensasse à Nugna Bella et défendit au prince de favoriser notre mariage. Les comtes de Castille, qui avaient peut être une partie des intentions dont le roi les soupçonnait, mais qui n'étaient pas en état de les faire paraÃtre, nous ordonnèrent de ne plus penser l'un à l'autre. Ce commandement nous donna beaucoup de douleur, le prince nous promit de faire bientôt changer de sentiments au roi son père, il nous engagea à nous promettre une fidélité éternelle et se chargea du soin de continuer notre commerce et de cacher notre intelligence. La reine qui savait que bien loin de porter le prince à la révolte, nous travaillons au contraire à l'en éloigner, approuva les desseins du prince son fils et voulut bien les favoriser. Comme nous ne pouvions plus nous parler en public, nous cherchâmes le moyen de nous parler en particulier. Je pensai qu'il fallait que Nugna Bella changeât d'appartement et qu'on la mÃt, avec quelque autre des dames du palais, dans un corps de logis dont toutes les fenêtres étaient sur une rue détournée, et qui étaient si basses qu'un homme à cheval y pouvait parler commodément. J'en fis la proposition au prince, il la fit approuver à la reine et on l'exécuta sur quelque prétexte assez invraisemblable. Je venais quasi tous les jours à cette fenêtre attendre les moments que Nugna Bella me pouvait parler. Quelquefois je m'en retournais charmé des sentiments qu'elle avait pour moi et quelquefois je m'en retournais désespéré de la voir si occupée des commissions que la reine lui donnait. Jusques ici la fortune ne m'avait pas montré son inconstance mais elle me fit bientôt voir qu'elle ne se fixe pour personne. Mon père qui avait connu les soupçons du roi, voulut lui faire voir par une nouvelle marque d'attachement combien ils étaient injustes; il se résolut de mettre ma soeur dans le palais quelque dessein qu'il eût pris auparavant de la laisser en Castille. Un sentiment de vanité lui aida à prendre cette résolution, il fut bien aise de faire voir à la cour une beauté qu'il croyait une des plus achevées de toute l'Espagne. Il était touché plus qu'aucun père ne l'a jamais été de la beauté de ses enfants et en tirait une vanité qu'on pouvait appeler une faiblesse dans un homme comme lui. Il fit donc venir sa fille à la cour et elle fut reçue dans le palais. Don Garcie était à la chasse le jour qu'elle y entra. Il vint le soir chez la reine, sans avoir vu personne qui lui en eût parlé; j'y étais aussi mais retiré dans un endroit où il ne me voyait pas. La reine lui présenta Hermenesilde c'est ainsi que s'appelait ma soeur; il fut surpris de sa beauté, et il parut de l'admiration dans cette surprise. Il dit qu'on n'avait jamais vu, en une même personne, de l'éclat, de la majesté et de l'agrément, qu'avec des cheveux noirs on n'avait jamais un si beau teint et des yeux si bleus, qu'elle avait de la gravité avec l'air de la première jeunesse; enfin, plus il la regardait et plus il lui donnait de louanges. Don Ramire remarqua cet empressement à louer Hermenesilde; il n'eut pas de peine à juger que je pensais les mêmes choses que lui, et, me voyant à l'autre bout de la chambre, il m'aborda pour me parler de la beauté de ma sÅ“ur. Je voudrais qu'il n'y eût que vous à la louer, lui dis je. Comme je prononçais ces paroles, don Garcie s'approcha par hasard du lieu où j'étais. Il parut étonné de me voir, il se remit néanmoins, il me parla d'Hermenesilde et me dit que je ne la lui avais dépeinte aussi belle qu'il l'avait trouvée. Le soir on ne parla que d'elle au coucher de ce prince. Je l'observai avec beaucoup de soin, et je pris pour une confirmation de mes soupçons de ce qu'il ne la louait pas devant moi aussi hardiment que les autres. Les jours suivants, il ne put s'empêcher de lui parler, il me parut que l'inclination qu'il avait pour elle, l'emportait comme un torrent à quoi il ne pouvait résister. Je voulus découvrir ses sentiments sans lui parler sérieusement. Un soir que nous sortions de chez la reine, où il avait entretenu assez longtemps Hermenesilde - Oserais-je vous demander, seigneur, lui dis je, si je n'ai point trop attendu à vous montrer ma soeur et si elle n'est point assez belle pour vous avoir causé de ces surprises que je craignais? - J'ai été surpris de sa beauté, me répondit ce prince, mais, encore que je croie qu'on ne puisse être touché sans être surpris, je ne crois pas qu'on ne puisse être surpris sans être touché. L'intention de don Garcie était de ne me pas répondre plus sérieusement que je lui avais parlé, mais comme il avait été embarrassé de ce que je lui avais dit et qu'il avait senti son embarras, il y eut un air de chagrin dans sa réponse, qui me fit voir que je ne m'étais pas trompé. Il jugea bien aussi que je m'étais aperçu des sentiments qu'il avait pour ma soeur; il m'aimait encore assez pour avoir quelque douleur de s'embarquer dans une chose dont il savait bien que je serais offensé, mais il aimait déjà trop Hermenesilde pour abandonner le dessein de s'en faire aimer. Je ne prétendais pas aussi que l'amitié qu'il avait pour moi lui fÃt surmonter l'amour qu'il avait pour elle. Je pensai seulement à prévenir ma soeur sur ce quelle devait faire si le prince lui témoignait de l'amour, et je lui dis de suivre en toutes choses les conseils de Nugna Bella. Elle me le promit et je confiai à Nugna Bella l'inquiétude que j'avais de l'amour de don Garcie. Je lui dis toutes les fâcheuses suites que j'en appréhendais; elle entra dans mes sentiments et m'assura qu'elle s'attacherait si fort auprès d'Hermenesilde que difficilement le prince lui pourrait parler. En effet elles devinrent tellement inséparable sans qu'il y parût d'affectation, que don Garcie ne trouvait jamais Hermenesilde sans Nugna Bella. Cet embarras lui donna tant de chagrin qu'il n'en était pas connaissable, et comme il avait accoutumé de me dire toutes ses pensées et qu'il ne me parlait point de celles qui l'occupaient alors, je trouvai bientôt un grand changement dans son procédé. - N'admirez vous pas, disais je à don Ramire, l'injustice des hommes? Le prince me hait parce qu'il sent dans son coeur une passion qui me doit déplaire, et, s'il était aimé de ma sÅ“ur, il me haïrait encore davantage. J'avais bien prévu le mal qui m'arriverait si elle touchait son inclination, et, s'il ne change point les sentiments qu'il a pour elle, je ne serai pas longtemps son favori, même aux yeux du public, car dans son coeur je ne le suis déjà plus. Don Ramire était persuadé comme moi, de l'amour du prince, mais pour m'ôter de l'esprit une chose qui me donnait de la peine - Je ne sais, me répondit il, sur quoi vous vous fondez pour croire que don Garcie soit amoureux d'Hermenesilde; il l'a louée d'abord, il est vrai, mais je ne lui ai rien depuis qui paraisse d'un homme amoureux. Et quand il l'aimerait, ajouta-t-il, serait-ce une chose si fâcheuse? Pourquoi ne la pourrait-il pas épouser? Ce n'est pas le premier prince qui a épousé une de ses sujettes; il ne saurait en trouver une plus digne de lui, et, s'il l'épousait, quelle grandeur ne serait ce pas pour votre maison? - C'est par cette raison même, lui répondis je, que le roi n'y consentira jamais. Je ne le voudrais pas sans son consentement; peut être même que le prince ne le voudrait pas aussi ou qu'il ne le voudrait ni assez fortement ni assez longtemps pour l'exécuter. Enfin c'est une chose qui ne se peut faire, et je ne veux pas laisser croire au public que je hasarde la réputation de ma soeur sur l'espérance mal fondée d'une grandeur où nous ne parviendrons jamais. Si don Garcie continue à aimer Hermenesilde, je la retirerai de la cour. Don Ramire fut surpris de ma résolution; il craignit que je ne me brouillasse avec don Garcie, il résolut de lui apprendre mes sentiments, et il voulut s'imaginer qu'il pouvait les lui découvrir sans mon consentement, puisque ce n'était que pour mon avantage. Mais l'envie de se faire un mérite envers le prince et d'entrer dans sa confidence eut sans doute beaucoup de part à cette résolution. Il prit son temps pour lui parler seul, il lui dit qu'il craignait de me faire une infidélité en lui découvrant mes pensées contre mon intention, mais que le zèle qu'il avait pour son service, l'obligeait à lui apprendre que je le croyais amoureux de ma soeur et que j'en avais tant de chagrin que j'étais résolu de l'ôter de la cour. Don Garcie fut si frappé du discours de don Ramire et de la pensée de voir éloigner Hermenesilde, qu'il lui fut impossible de cacher son premier mouvement. Il jugea ensuite que, puisque don Ramire ne pouvait plus douter de l'intérêt qu'il prenait pour ma soeur, il fallait le lui avouer et l'engager, par cette confidence, à continuer de l'instruire de mes desseins. Il fut quelque temps à prendre cette résolution, puis, se déterminant tout à coup, il l'embrassa, et lui avoua qu'il était amoureux d'Hermenesilde. Il lui dit qu'il avait fait ce qu'il avait pu pour s'en défendre en ma considération mais qu'il lui était impossible de vivre sans être aimé d'elle; qu'il lui demandait son secours pour lui aider à cacher sa passion et pour empêcher l'éloignement d'Hermenesilde. Le coeur de don Ramire n'était pas d'une trempe à résister aux caresses d'un prince dont il voyait qu'il allait devenir le favori. L'amitié et la reconnaissance se trouvèrent faibles contre l'ambition. Il promit au prince de lui garder le secret et de le servir auprès d'Hermenesilde. Le prince l'embrassa une seconde fois; et ils examinèrent ensemble comme ils se conduiraient dans cette entreprise. Le premier obstacle qui leur vint dans l'esprit fut Nugna Bella, qui ne quittait point Hermenesilde. Ils résolurent de la gagner, et, quelque difficulté qui leur parut par l'étroite liaison qu'elle avait avec moi, don Ramire se chargea d'en trouver les moyens; mais il dit au prince qu'il fallait qu'il travaillât lui même à m'ôter la connaissance que j'avais de sa passion; qu'il lui conseillait de me dire en riant qu'il avait été bien aise de me faire peur pendant quelque temps pour venger des soupçons que j'avais eus d'abord, mais que cette peur allait trop loin qu'il ne voulait pas me laisser croire plus longtemps qu'il eût des sentiments que je pusse désapprouver. Cet expédient parut bon à don Garcie; il l'exécuta aisément, et, comme il savait par don Ramire les choses qui m'avaient donné du soupçon, il lui était aisé de dire qu'il les avait faites exprès et il m'était quasi impossible de n'en être pas persuadé. Ainsi je le fus entièrement; je me crus mieux avec lui que je n'avais jamais été. Je ne laissai pas de penser qu'il s'était passé quelque chose dans son coeur qu'il ne m'avouait pas, mais je m'imaginai que ce n'avait été qu'une légère inclination qu'il avait surmontée, et je crus même lui en devoir être obligé comme d'une chose qu'il avait faite en ma considération. Enfin je demeurai satisfait de don Garcie; don Ramire le fut beaucoup de me voir l'esprit dans l'assiette qu'il désirait, et il commença à penser comme il engagerait Nugna Bella dans la confidence où il voulait l'embarquer. Après en avoir à peu près imagine les moyens, il chercha l'occasion de lui parler; elle la lui donnait assez souvent parce qu'elle savait que je n'avais rien de caché pour lui et qu'elle pouvait lui parler de tout ce qui nous regardait. Il commença à l'entretenir de la joie qu'il avait du raccommodement qui s'était fait entre le prince et moi. - J'en ai beaucoup, aussi bien que vous, lui dit elle, et j'ai trouvé Consalve si délicat sur le sujet de sa soeur que je craignais qu'il ne se brouillât avec don Garcie. - Si je croyais, madame, lui répondit-il, que vous fussiez de celles qui sont capables de cacher quelque chose à leurs amants, lorsqu'il est nécessaire pour leur intérêt, ce me serait un grand soulagement de parler avec une personne aussi intéressée que vous dans ce qui regarde Consalve. Je prévois des choses qui me donnent de l'inquiétude; vous êtes la seule à qui je les puisse dire, mais, madame, c'est à condition que vous n'en parlerez pas à Consalve même. - Je vous le promets lui dit-elle et vous trouverez en moi tout le secret que vous pouvez désirer. Je sais que comme il est dangereux de cacher quelque chose à nos amis, il l'est aussi beaucoup de ne leur cacher jamais rien. - Vous verrez, madame, reprit-il, combien il est important de cacher ce que je veux vous dire; don Garcie vient de donner de nouveaux témoignages d'amitié à Consalve, il vient de l'assurer qu'il ne pense plus à sa soeur, mais je suis trompé s'il ne l'aime passionnément. De l'humeur dont est ce prince, il ne peut cacher longtemps son amour et; de l'humeur aussi dont est Consalve, il n'en souffrira jamais la continuation. Il est infaillible qu'il se brouillera avec lui et qu'il perdra entièrement ses bonnes grâces. - Je vous avoue, lui dit Nugna Bella, que j'avais eu les mêmes soupçons, et que, par ce que j'en ai et par de certaines choses que m'a dites Hermenesilde, et que je n'ai pas voulu quelle redÃt à son frère, j'ai eu peine à croire que ce qu'a fait don Garcie n'ait été qu'une affectation et dessein de faire peur à Consalve. - Vous en avez usé avec beaucoup de prudence, dit don Ramire, et je crois madame que vous ferez bien à l'avenir d'empêcher Hermenesilde de rien dire à son frère de ce qui regarde le prince; il est inutile et dangereux de lui en parler. Si le prince n'a qu'une médiocre passion pour elle, il la cachera sans peine et par le soin que vous prendrez de conduire Hermenesilde, elle pourra facilement l'en guérir Consalve n'en saura rien, et ainsi vous lui épargnerez un chagrin mortel et vous lui conserverez les bonnes grâces du prince. Si, au contraire, la passion de don Garcie est grande et violente, trouvez-vous impossible qu'il épouse Hermenesilde? Et trouveriez-vous que nous servissions mal Consalve de lui cacher quelque chose, si le secret que nous lui ferions pouvait lui donner son prince pour beau-frère? Assurément, madame, l'on doit penser plus d'une fois à empêcher l'amour de don Garcie pour Hermenesilde et vous y devez même penser plus qu'une autre par l'intérêt que vous auriez d'avoir un jour pour reine une personne qui sera apparemment votre belle soeur. Ces dernières paroles firent voir à Nugna Bella ce quelle n'avait point encore envisagé. L'espérance d'être belle soeur de la reine lui fit trouver les raisons de don Ramire encore meilleures qu'elles n'étaient, et enfin il la conduisit si bien où il la voulait mener, qu'ils convinrent ensemble qu'ils ne me diraient rien, qu'ils examineraient les sentiments du prince et qu'il agiraient ensuite selon les connaissances qu'ils en auraient. Don Ramire, ravi d'avoir si bien commencé, rendit compte au prince de ce qu'il avait fait. Don Garcie en fut charmé, et il lui laissa un plein pouvoir de dire à Nugna Bella tout ce qu'il voudrait de ses sentiments. Don Ramire retourna bientôt la chercher; il lui fit long récit de la manière dont il s'était conduit pour faire avouer au prince l'amour qu'il avait pour ma soeur; il ajouta qu'il n'avait jamais vu un homme si transporté de passion; qu'il s'étonnait de la violence que ce prince se faisait de peur de me déplaire; qu'il n'y avait rien enfin qu'on ne dût attendre d'un homme si amoureux, mais qu'il fallait au moins lui donner quelque espérance qui entretint son amour. Nugna Bella demeura persuadée de ce que lui dit don Ramire et elle lui promit de servir don Garcie auprès de ma soeur. Don Ramire s'en alla porter cette nouvelle au prince, il la reçut avec une joie incroyable, il lui fit mille caresses, il ne pouvait se lasser de lui parler et il eût voulu ne parler qu'à lui seul, mais il voyait bien qu'il ne fallait pas changer de conduite, ni cesser de vivre avec moi comme il avait accoutumé Don Ramire même avait soin de cacher sa nouvelle faveur, et les remords de sa trahison lui faisaient toujours craindre que je ne la soupçonnasse. Don Garcie parla bientôt à Hermenesilde; il lui témoigna la passion qu'il avait pour elle avec le plus d'ardeur qu'il lui fut possible et comme il était véritablement amoureux il n'eut pas de peine à loi persuader son amour. Elle était disposée à le recevoir favorablement, mais, après ce que je lui avais dit, elle n'osait suivre les sentiments de son coeur. Elle rendit compte à Nugna Bella de la conversation qu'elle avait eue avec le prince. Nugna Bella, sur les mêmes prétextes que lui avait donnés don Ramire, lui conseilla de ne me rien dire et d'avoir une conduite qui pût augmenter l'amour du prince et conserver son estime. Elle lui dit encore que, quelque répugnance que j'eusse témoignée à l'attachement de don Garcie, elle devait croire que j'aurais de la joie d'une chose qui pourrait m'être avantageuse, mais que, par de certaines raisons, je ne voulais point y avoir part que les choses ne fussent plus avancées. Hermenesilde, qui avait une déférence entière pour les sentiments de Nugna Bella, entra aisément dans la conduite qu'elle lui inspirait, et son inclination pour don Garcie se trouva fortement appuyée par d'aussi grandes espérances que celles d'une couronne. La passion que le prince avait pour elle était conduite avec tant d'adresse, qu'excepté les premiers jours, où l'on s'aperçut qu'il l'avait trouvée aimable, personne ne soupçonna seulement qu'il en fût amoureux. Il ne l'entretenait jamais en public; Nugna Bella lui donnait les moyens de l'entretenir en particulier. Je voyais bien quelque diminution dans l'amitié de don Garcie, mais je l'attribuais à l'inégalité ordinaire des jeunes gens. Les choses étaient en cet état, lorsque Abdala, roi de Cordoue, avec qui le roi de Léon avait eu une assez longue trêve, recommença là guerre. La charge de Nugnez Fernando lui donnait de droit le commandement des armées, et quoique le roi eût assez de peine à le mettre à la tête de ses troupes, il ne pouvait l'en ôter, à moins que de l'accuser de quelque crime et de le faire arrêter. On pouvait bien envoyer commander don Garcie au dessus de lui, mais le roi se défiait encore plus de son fils que du comte de Castille et il craignait de les voir ensemble avec un grand pouvoir entre les mains. D'un autre côté, la Biscaye commença à se révolter. Il résolut d'y envoyer don Garcie et d'opposer Nugnez Fernando à l'armée des Maures. J'eusse été bien aise de servir avec mon père, mais le prince souhaita que je le suivisse en Biscaye, et le roi aima mieux que j'allasse avec son fils qu'avec le comte de Castille. Ainsi, il fallut céder à ce qu'on désirait de moi et voir partir Nugnez Fernando qui s'en allait le premier. Il fut très fâché de ne m'avoir pas auprès de lui, et, outre les raisons considérables qui lui faisaient désirer que je fusse dans son armée, celle de l'amitié tenait sa place. La tendresse qu'il avait pour ma soeur et pour moi était infinie. Il emporta nos portraits pour avoir le plaisir de nous voir toujours et de montrer la beauté de enfants, dont je crois vous avoir dit qu'il était si préoccupé. Il marcha contre Abdala avec des forces assez considérables, mais beaucoup moindres que celles des Maures et au lieu de s'opposer simplement à leur passage dans des lieux où il fût fortifié par la situation, le désir de faire quelque chose d'extraordinaire lui fit hasarder la bataille dans une plaine qui ne lui donnait aucun avantage; il la perdit si entière, qu'à peine put-il se sauver; toute son armée fut taillée en pièces, tous les bagages furent pris, et jamais les Maures n'ont peut-être remporté une si grande victoire sur les chrétiens. Le roi apprit avec beaucoup de douleur une si grande perte; il en accusa le comte de Castille, et avec raison, mais comme il était bien aise de l'abaisser il se servitde cette conjoncture et, lorsque mon père voulut venir se justifier, il lui fit dire qu'il ne le voulait jamais voir, qu'il lui ôtait toutes ses charges, qu'il était bien heureux qu'il ne lui otât pas la vie et qu'il lui ordonnait de se retirer dans ses terres. Mon père lui obéit et s'en alla en Castille aussi désespéré que le peut être un homme ambitieux dont la réputation et la fortune venaient de recevoir une si grande diminution. Le prince n'était point encore parti pour la Biscaye; une maladie considérable le retenait Le roi s'en alla en personne contre les Maures avec tout ce qu'il put ramasser de forces. Je lui demandai la permission de le suivre et il me l'accorda, mais avec peine. Il avait envie de faire tomber sur moi la disgrâce de mon père. Cependant, comme je n'avais point eu de part à sa faute et que le prince me témoignait toujours beaucoup d'amitié, le roi n'osa entreprendre de me reléguer en Castille. Je le suivis et don Ramire demeura auprès de don Garcie. Nugna Bella parut extrêmement touchée de mon malheur et de notre séparation, et je m'en allai au moins avec la consolation de me croire véritablement aimé de la personne du monde que j'aimais le plus. Le prince n'étant point en état de partir, don Ordogno, son frère, s'en alla en Biscaye; il fut aussi malheureux dans son voyage que le roi fut heureux dans le sien. Don Ordogno fut défait et pensa être tué et le roi défit les Maures et les contraignit de demander la paix. Ma bonne fortune voulut que je rendisse quelque service considérable, mais le roi ne m'en traita pas mieux. La réputation que j'avais acquise ne m'ôta pas l'air que donne la disgrâce, et, lorsque je revins à Léon, je connus bien que la gloire ne donne pas le même éclat que la faveur. Don Garcie avait profité de mon absence pour voir souvent Hermenesilde, et il l'avait vue avec tant de précaution, que personne ne s'en était aperçu. Il avait cherché avec soin tous les moyens de lui plaire, il lui avait laissé espérer qu'il la mettrait un jour sur le trône de Léon, enfin il lui avait témoigne tantd'amour qu'elle lui avait entièrement abandonné son coeur. Comme don Ramire et Nugna Bella conduisaient cette intelligence, ils étaient engagés à se voir souvent, et la beauté de Nugna Bella était de celles dont la vue ordinaire n'est pas sans danger. L'admiration que don Ramire avait pour elle augmentait tous les jours, et elle admirait aussi l'esprit de don Ramire qui, en effet, était agréable. Le commerce particulier qu'elle avait avec lui et l'occupation des affaires du prince et d'Hermenesilde lui avaient fait supporter mon absence avec moins de chagrin quelle ne s'était attendue d'en avoir. Lorsque le roi fut de retour, il donna au père de don Ramire les charges et les établissements de Nugnez Fernando. Je fis en cette occasion au-delà de ce qu'on pouvait attendre d'un véritable ami. Après les services que j'avais rendus dans ces deux dernières guerres, je pouvais prétendre les chargesqu'on ôtait à mon père; néanmoins je ne m'opposai point à la disposition qu'en fit le roi. J'allais trouver don Ramire, je lui dis que dans la douleur que j'avais de voir sortir de ma maison des établissements si considérables, l'avantage qu'il en recevait me donnait la seule consolation que je pouvais recevoir. Quoique don Ramire eût beaucoup d'esprit, il ne put me répondre, il fut embarrasé de recevoir des marques d'une amitié qu'il méritait si peu, mais je donnais pour lors un sens si avantageux à son embarras, qu'il ne m'eût pas mieux persuadé par ses paroles. Les charges de mon père dans une autre maison firent croire à toute la cour que sa disgrâce était sans ressource. Don Ramire se trouvait quasi en ma place par les dignités que son père venait de recevoir et par la faveur du prince. Cette faveur paraissait beaucoup, quelque soin qu'ils prissent l'un et l'autre de la cacher, et insensiblement tout le monde se tournait du côté de ce nouveau favori et m'abandonnait peu à peu. Nugna Bella n'avait pas une passion si ferme, que ce changement n'en apportât dans son âme. Ma fortune, autant que ma personne, avait fait son attachement. J'étais disgracié; elle ne tenait plus à son amant que par l'amour, et ce n'était pas assez pour un coeur comme le sien. Il y eut donc dans son procédé une impression de froideur qui me parut bientôt. J'en fis mes plaintes à don Ramire j'en parlai aussi à Nugna Bella, elle m'assura qu'elle n'était point changée et comme je n'avais point de sujet précis de me plaindre et que je n'étais blessé que d'un certain air répandu dans toutes ses actions, il lui était aisé de se défendre; aussi le fit elle avec tant de dissimulation et d'adresse qu'elle me rassura pour quelque temps. Don Ramire lui parla du soupçon que j'avais de son changement, et il lui en parla dans le dessein de pénétrer ce qui en était, et sans doute avec envie de trouver que je ne me trompais pas. Je ne suis point changée, lui dit elle, je l'aime autant que je l'ai aimé, mais, quand je l'aimerais moins, il serait injuste de s'en plaindre. Avons-nous du pouvoir sur le commencement ni sur la fin de nos passion? Elle dit ces paroles en le regardant avec un air qui l'assurait si bien qu'elle ne m'aimait plus, que cette certitude, qui donnait de l'espérance à don Ramire, lui ouvrit entièrement les yeux sur la beauté de cette infidèle et il en fut si touché dans ce moment que, n'étant plus maÃtre de lui même Vous avez raison, madame, lui dit-il, nous ne pouvons rien sur nos passions; j'en sens une qui m'entraÃne sans que je m'en puisse défendre, mais souvenez-vous au moins que vous tombez d'accord qu'il ne dépend pas de nous d'y résister. Nugna Bella comprit aisément ce qu'il voulait dire, elle en parut embarrassée, et il en fut embarrassé lui-même. Comme il avait parlé sans l'avoir prémédité, il fut étonné de ce qu'il venait de faire; ce qu'il devait à mon amitié lui revint à l'esprit dans toute son étendue; il en fut troublé il baissa les yeux et demeura dans un profond silence. Nugna Bella, par des raisons à peu près semblables, ne lui parla point; ils se séparèrent sans se rien dire. Don Ramire se repentit de ce qu'il avait dit, Nugna Bella se repentit de ne lui avoir rien répondu, et don Ramire se retira si troublé et si combattu qu'il était hors de lui-même. Après s'être un peu remis, il fit réflexion sur ses sentiments, mais plus il en fit et plus il trouva que son coeur était engagé; il connut alors le péril où il s'était exposé en voyant si souvent Nugna Bella; il connut que le plaisir qu'il avait trouvé dans sa conversation était d'une autre nature qu'il ne l'avait cru; enfin il connut son amour et qu'il avait commencé bien tard à le combattre. La certitude qu'il venait d'avoir que Nugna Bella m'aimait moins, achevait de lui ôter la force de se défendre. Il trouvait quelque excuse à ne s'attacher à elle que lorsqu'elle se détachait de moi; il trouvait des charmes à entreprendre de se rendre maÃtre d'un coeur que je ne possédais plus si entièrement, qu'il ne put concevoir de l'espérance, mais que je possédais encore assez pour trouver de la gloire à m'en chasser. Toutefois, quand il venait à considérer que c'était Consalve qu'il voulait chasser de ce coeur, ce Consalve à qui il devait une amitié si véritable, ces sentiments lui faisaient honte, et il les combattit de sorte qu'il crut les avoir surmontés. Il résolut de ne plus rien dire de son amour à Nugna Bella et d'éviter les occasions de lui parler. Nugna Bella, qui n'avait à se repentir que de n'avoir pas répondu à don Ramire comme elle l'aurait dû faire, ne fit pas de si grandes réflexions. Elle s'imagina qu'elle avait eu raison de ne pas faire semblant d'entendre ce qu'il lui avait dit, elle crut quelle devait avoir quelque douceur pour un homme avec qui elle avait de si grandes liaisons, elle se dit à elle-même qu'il ne lui avait pas parlé avec dessein, quoiqu'elle eût bien jugé, il y avait longtemps, qu'il avait de l'inclination pour elle. Enfin pour ne se pas faire honte et pour ne s'engager pas à maltraiter don Ramire, elle ne voulut pas croire une chose dont elle ne pouvait douter Don Ramire suivit pendant quelque temps le dessein qu'il avait pris, mais le moyen de l'exécuter! Il voyait tous les jours Nugna Bella; elle était belle, elle ne m'aimait plus, elle le traitait bien; il était impossible de résister à tant de choses. Il se résolut donc à suivre les mouvements de son coeur, et il n'eut plus de remords sitôt qu'il en eut pris la résolution. La première trahison qu'il m'avait faite, rendait la seconde plus facile. Il était accoutumé à me tromper et à me cacher ce qu'il disait à Nugna Bella. Il lui dit enfin qu'il l'aimait, et il le lui dit avec toutes les marques d'une passion véritable. En lui exagérant la douleur qu'il avait de manquer à notre amitié, il lui faisait comprendre qu'il était emporté par la plus violente inclination qu'on eut jamais eue. Il l'assura qu'il ne prétendait pas d'être aimé, qu'il connaissait les avantages que j'avais sur lui et l'impossibilité de me chasser de son coeur; mais qu'il lui demandait seulement la grâce de l'écouter, de lui aider à se guérir à me cacher sa faiblesse. Nugna Bella lui promit le dernier comme une chose qu'elle croyait devoir faire, de crainte qu'il n'arrivât quelque désordre entre nous, et elle lui dit, avec beaucoup de douceur, qu'elle ne lui accorderait pas le reste, puisqu'elle se croirait complice de son crime, si elle en souffrait la continuation. Elle ne laissa pas néanmoins de la souffrir; l'amour qu'il avait pour elle et l'amitié que le prince avait pour lui; l'entraÃnèrent entièrement de son côté. Je lui parus moins aimable, elle ne vit plus rien d'avantageux dans l'établissement qu'elle pouvait avoir avec moi, elle ne vit qu'un exil assuré en Castille, elle savait que le roi avait toujours envie de m'y réléguer et que [l]e prince ne s'y opposait plus que par honneur, elle ne voyait point d'apparence qu'il pût épouser Hermenesilde, elle était toujours la confidente de l'amour qu'il avait pour elle, et, par cet amour, et par celui de don Ramire, son crédit auprès de don Garcie subsistait toujours. Elle croyait le roi moins disposé que jamais à consentir à notre mariage; il n'avait point de raison pour empêcher qu'elle n'épousât don Ramire; elle retrouvait en lui les mêmes choses qui lui avaient plu en moi; enfin elle s'imagina que la raison et la prudence autorisaient son changement et qu'elle devait quitter un homme qui ne serait point son mari pour un autre qui le serait assurément. Il ne faut pas toujours de si grandes raisons pour appuyer la légèreté des femmes. Nugna Bella se détermina donc à s'engager avec don Ramire, mais elle était déjà engagée, et par son coeur, et par paroles quand elle crut s'y déterminer. Cependant, quelque résolution qu'elle eût prise, elle n'eut pas la force de me laisser voir qu'elle m'abandonnait dans le temps de ma disgrâce. Don Ramire ne pouvait aussi se résoudre à déclarer sa perfidie; ils convinrent ensemble que Nugna Bella continuerait à vivre avec moi comme elle avait accoutumé et ils jugèrent qu'il serait aisé d'empêcher que je ne remarquasse son change ment, parce que, comme je disais toujours à don Ramire jusques à mes moindres soupçons, Nugna Bella en étant avertie par lui, les préviendrait aisément. Ils résolurent aussi d'avouer au prince l'état où ils étaient, et de l'engager dans leurs intérêts. Don Ramire se chargea de lui en parler. Ce n'était pas une chose qu'il pût faire sans peine; la honte et la crainte d'être désapprouvé l'embarrasai[ent]; il se rassurait néanmoins par le pouvoir que lui donnait sur don Garcie la confidence de son amour pour ma soeur. En effet, il tourna l'esprit de ce prince comme il le souhaitait, il l'engagea même à parler à Nugna Bella en sa faveur, et ce nouveau favori eut son maÃtre pour confident, comme il était le confident de son maÃtre. Nugna Bella, qui avait appréhendé que le prince ne condamnât son changement, eut de la joie de l'y trouver favorable, il se fit un redoublement de liaison entre eux, ils prirent leurs mesures pour bien cacher cette intelligence. Ils résolurent que comme les conversations particulières du prince et de don Ramire pourraient me donner du soupçon, parce que vraisemblablement ils ne devaient point avoir de secret pour moi, don Ramire irait chez le prince par un escalier dérobé, aux heures où il n'y avait personne, et qu'ils ne se parleraient jamais en public. Ainsi j'étais trahi et abandonné par tout ce que j'aimais le mieux, sans m'en pouvoir défier. Ma seule peine était de trouver quelque changement dansle coeur de Nugna Bella, je m'en plaignais à don Ramire; don Ramire l'en avertissait afin qu'elle se déguisât mieux, mais, quand je lui paraissais en repos, il avait de l'inquiétude et il craignait que je ne fusse rassuré par les véritables sentiments de Nugna Bella. Il voulait alors qu'elle ne me trompât pas si bien, elle lui obéissait et me négligeait plus qu'à l'ordinaire. Ainsi, il avait le plaisir de voir son rival se venir plaindre à lui des mauvais traitements qu'il recevait par ses ordres. Il avait même quelquefois la joie, lorsqu'il l'avait priée de se contraindre, d'apprendre par mes plaintes qu'elle ne se contraignait pas autant qu'il lui avait dit C'était un tel charme pour sa gloire et pour son amour d'avoir détruit un rival tel que je lui paraissais, et de voir mon repos dépendre de la moindre de ses paroles que, si la jalousie ne l'eût point troublé, il aurait été l'homme du monde le plus heureux. Pendant que je n'étais occupé que de mon amour, mon père ne l'était que de son ambition. Il fit tant de cabales et tant d'intrigues dans son exil, qu'il crut être en état de se révolter ouvertement. Mais il fallait commencer par me retirer de la cour, et je lui étais un otage trop cher et trop considérable pour le laisser entre les mains d'un roi à qui il voulait faire la guerre. Ma soeur ne lui donnait pas tant d'inquiétude; son sexe et sa beauté la garantissaient de ce qui lui pouvait arriver. Il m'envoya un homme de confiance pour m'apprendre l'état des choses, pour me commander de l'aller trouver à l'heure même et de partir de la cour sans prendre congé du roi ni du prince. Cet envoyé fut bien surpris de me voir dans des sentiments si éloignés de ceux de mon père. Je lui dis que je ne consentirais jamais à une révolte si injuste, qu'il était vrai que le roi avait maltraité Nugnez Fernando en lui ôtant ses charges, mais qu'il fallait souffrir cette disgrâce qu'il avait en quelque sorte méritée, que, pour moi, j'étais résolu de ne point quitter la cour et que je ne prendrais jamais les armes contre le roi. Cet envoyé porta ma réponse à mon père; il fut désespéré de voir tant de desseins, prêts à réussir, se renverser par ma désobéissance. Il me manda, quoiqu'en effet ce ne fût pas son dessein, qu'il continuerait ce qu'il avait entrepris, et que puisque j'avais si peu de soumission pour ses volontés, il ne changerait point de résolution quand même le roi de Léon me devrait faire trancher la tête. Cependant, la passion que don Ramire avait pour Nugna Bella augmentait toujours, et il ne pouvait plus supporter la manière dont il fallait qu'elle vécût avec moi. - Enfin, madame, lui dit-il un jour qu'elle m'avait entretenu assez longtemps, vous le regardez avec les mêmes yeux que vous l'avez regardé, vous lui dites les mêmes paroles, vous lui écrivez les mêmes choses; qui peut m'assurer que ce n'est plus avec les mêmes sentiments? Il vous a plu madame, et c'est assez pour vous plaire encore. - Mais vous savez, lui dit-elle que je ne fais que ce que vous voulez. - Il est vrai lui répliqua-t-il, et c'est ce qui rend mon malheur plus insupportable, qu'il faille que, par prudence, je vous conseille de faire les choses qui me désespèrent quand vous les faites. Il est inouï qu'un amant ait consenti qu'on traitât bien son rival. Je ne saurais plus souffrir, madame que vous regardiez Consalve, il n'y a pas d'extrémité où je ne me porte pour le faire périr plutôt que de vivre en l'état où je suis. Aussi bien après lui avoir ôté votre coeur, je ne dois pas compter pour beaucoup de lui ôter la vie. - Vous vous emportez avec tant de violence, lui repartit Nugna Bella, que je crois que vous ne suivrez pas votre emportement, vous considérerez combien de choses importantes vous découvririez en éclatant contre Consalve et quelle honte vous vous feriez à vous même. - Je vois tout ce qu'il y a à voir, madame, répliqua don Ramire, mais je vois aussi que, s'il faut n'avoir guère de raison pour faire ce que je propose, il faut l'avoir perdue entièrement pour souffrir qu'un homme aimable, et qui vous a plu, vous parle tous les jours en secret. Si je l'ignorais, j'aurais la cruelle douceur d'être trompé, mais je le sais, je vous vois parler à lui; c'est moi qui lui porte vos lettres, c'est moi qui le rassure quand il doute de votre coeur. Ah! madame, il m'est impossible de continuer à me faire tant de violence. Si vous voulez me donner du repos, faites en sorte que Consalve sorte de la cour, et que le prince consente à l'envoyer en Castille, comme le roi l'en presse tous les jours. - Voyez, je vous en conjure, reprit Nugna Bella, quelle action vous me conseillez de faire! - Oui, madame, je la vois, reprit don Ramire, mais après tout ce que vous avez fait, il n'est plus temps d'avoir de ménagements, et, si vous avez celui de ne pas faire éloigner Consalve, je serai persuadé que j'aurai encore plus de raison que je ne pense, de le vouloir ôter d'auprès de vous. Encore une fois, madame, à quoi puis-je juger que vous ne l'aimez plus? Vous le voyez, vous lui parlez, vous savez qu'il vous aime; votre coeur, dites vous, est changé, mais votre procédé ne l'est point; enfin, madame, rien ne peut me rassurer, si ce n'est que vous travailliez à l'éloigner; et tant qu'il me paraÃtra que vous ne le voudrez pas, je croirai que vous ne vous contraignez guère quand vous lui dites que vous l'aimez. - Eh bien! dit alors Nugna Bella, j'ai déjà fait assez de trahisons pour l'amour de vous, il faut encore faire celle ci mais, donnez m'en les moyens; car le prince refuse tous les jours au roi l'éloignement de Consalve, et il n'y a pas d'apparence qu'il l'accorde à une prière aussi déraisonnable que la mienne. - Je me charge, dit don Ramire d'en faire la proposition au prince, et pourvu que vous lui fassiez voir que vous y consentez, je suis assuré de l'obtenir. Nugna Bella le lui promit, et, dès ce soir, don Ramire, sur le prétexte de leurs intérêts communs, proposa au prince de m'éloigner et de s'en faire un mérite auprès du roi. Le prince n'eut point de peine à y consentir; il avait une si grande honte de tout ce qu'il faisait contre moi que ma présence lui était un continuel reproche de sa faiblesse. Nugna Bella lui parla comme elle l'avait promis à don Ramire. Ils résolurent qu'à la première occasion, le prince ferait dire au roi qu'il ne s'opposait plus à mon exil, et qu'il voulait bien qu'on m'éloignât de la cour, pourvu qu'il parût à tout le monde que c'était contre son consentement. Cette occasion se trouva bientôt. Le roi se mit en colère contre son fils pour quelque chose qu'il avait fait sans son ordre et dont il m'accusait d'avoir donné le conseil. Le prince, n'osant aller chez le roi, fit semblant d'être malade et garda le lit quelques jours. La reine, selon sa coutume, travailla à les raccommoder; elle vint chez son fils pour lui dire de la part du roi les plaintes qu'il faisait de lui. - Ce ne sont pas là , madame, répondit le prince, les sujets du chagrin du roi; j'en connais la cause; il a une aversion invincible pour Consalve, il l'accuse de tout ce qui lui déplaÃt, il veut l'éloigner, il sera toujours mal satisfait de moi tant que je n'y consentirai pas. J'aime tendrement Consalve, mais je vois bien qu'il faut que je me fasse la violence de m'en priver, puisque je ne saurais qu'à ce prix avoir les bonnes grâces du roi. Dites lui donc, s'il vous plaÃt madame que je consens à son éloignement, mais à condition qu'on ne saura point que j'y aie consenti. La reine fut surprise du discours du prince son fils. - Ce n'est pas à moi, lui dit elle, à trouver étrange que vous ayez de la complaisance pour les volontés du roi, mais j'avoue que je suis étonnée que vous consentiez à l'éloignement de Consalve. Le prince s'excusa par de mauvaises raisons et passa ensuite à un autre discours. Pendant qu'ils parlaient, une des filles de la reine, qui était mon amie et celle de Nugna Bella, s'était trouvée, par hasard si proche du lit, qu'elle avait entendu tout ce que la reine et le prince avaient dit sur mon sujet. Elle demeura si surprise et si attentive à penser ce qui pouvait avoir causé un si grand changement dans l'esprit du prince, que j'entrai dans la chambre et que je commençai à lui parler devant qu'elle m'eût aperçu. Je lui fis la guerre de sa rêverie. Vous devez m'en être obligé, me dit elle, je viens d'entendre une chose dont je suis si étonnée que je ne la puis comprendre. Elvire c'est ainsi que s'appelait cette fille me conta alors ce qu'elle avait entendu et me donna une surprise encore plus grande que n'avait été la sienne. Je lui fis redire la même chose une seconde fois; comme elle achevait, la reine sortit et interrompit notre conversation. Je sortis avec elle et n'ayant pas l'esprit en état de demeurer auprès du prince, je m'en allai seul dans les jardins du palais pour faire réflexion sur une si étrange aventure. Je ne pouvais m'imaginer qu'un prince qui me traitait si bien, voulût me faire chasser de la cour sans sujet; je ne pouvais comprendre ce qui lui pouvait faire souhaiter mon éloignement; je ne pouvais deviner ce qui l'obligeait à me témoigner de l'amitié lorsqu'il n'en avait plus; enfin, je ne pouvais croire que ce que je venais d'apprendre fût véritable et que don Garcie eût la faiblesse de rn'abandonner. Comme je l'aimais beaucoup, j'étais touché de son changement jusques au fond l'âme. Ne pouvant soutenir la douleur que je ressentais je voulus chercher don Ramire pour avoir le soulagement de me plaindre avec lui. Dans cette pensée je rn'approchai du palais, je trouvai un des officiers de la chambre de don Garcie que j'avais donné à ce prince et qui était plus proche de sa personne qu'aucun autre. Je lui dis de voir si don Ramite n'était point chez le prince et de le prier, de ma part, de me venir trouver à l'heure même. Cet officier me répondit qu'il n'y était pas, qu'il n'y viendrait sans doute selon sa coutume qu'après que tout le monde serait retiré. Je demeurai extrêmement surpris de ces paroles; je crus d'abord ne les avoir pas bien entendues; néanmoins elles me firent de l'impression; il me revint plusieurs choses dans l'esprit qui me firent soupçonner que don Ramire avait quelque intelligence avec le prince qu'il ne me disait pas. Dans un autre temps je n'eusse pas eu ce soupçon, mais ce que je venais d'apprendre de l'infidélité de don Garcie, me forçait à croire que tout le monde me pouvait tromper. Je demandai à cet officier si don Ramire allait souvent chez don Garcie aux heures où il n'y avait personne; il me répondit qu'il était surpris que je lui fisse cette demande et qu'il croyait que je n'ignorais ni les conversations de don Ramire avec le prince, ni le sujet de leurs conversations. Je lui répliquai que je ne savais ni l'un ni l'autre et que je trouvais fort étrange qu'il ne m'en eût pas averti. Il crut que je faisais semblant de n'en rien savoir pour découvrir s'il me dirait la vérité et me voulant faire voir qu'il était incapable de me rien cacher il me conta l'amour du prince pour ma soeur et la part qu'y avait don Ramire. Il me dit qu'il les en avait entendus parler plusieurs fois, lorsqu'ils croyaient n'être écoutés de personne et qu'il avait su le reste de celui à qui le prince confiait ses lettres pour Hermenesilde. Ainsi j'appris tout ce qui se passait à la réserve de ce qui regardait Nugna Bella. Je ne cherche plus, m'écriai je tout porté de colère, d'où vient le changement de don Garcie; la trahison qu'il me fait lui rend ma présence insupportable. Quoi! Don Garcie aime ma soeur! Ma soeur le souffre et don Ramire est leur confident! Je m'arrêtai à ces mots ne voulant pas faire voir mon ressentiment à cet officier et je lui défendis de parler de ce qu'il venait de m'apprendre. Je me retirai chez moi avec un trouble qui m'ôtait la connaissance de moi même. Lorsque je fus seul, je m'abandonnai à la rage et au désespoir, je fis mille fois le dessein d'aller poignarder le prince et don Ramire, j'eus toutes les pensées de colère et de vengeance que peut donner l'excès de l'emportement. Enfin après avoir un peu remis mon esprit pour me donner le temps de choisir les moyens de me venger, je résolus de me battre contre don Ramire, de porter Nugna Bella à se retirer en Castille, d'obtenir de son père la permission de l'épouser et comme il était dans le même dessein de révolte que le mien, de me joindre à eux, de les animer de déclarer la guerre au roi de Léon et de renverser le trône où don Garcie devait monter. Je m'arrêtai à cette résolution, bien qu'elle fût contraire à tous les sentiments que j'avais eus jusques alors, mais j'étais emporté par la violence de mon désespoir. Je devais voir Nugna Bella ce même soir; j'en attendais l'heure avec impatience et l'espérance de la trouver sensible à mon malheur, me donnait le seul soulagement dont je pouvais être capable. Comme je me préparais à sortir, un homme en qui elle se fiait et qui m'apportait souvent de ses lettres m'en donna une de sa part et me dit qu'elle était bien fâchée de ne me pouvoir entretenir ce soir là , mais [que ce] lui était impossible pour les raisons que je trouverais dans sa lettre. Je lui repartis qu'il était absolument nécessaire que je lui parlasse, que j'allais lui faire réponse et que je le priais d'attendre. J'entrai dans mon cabinet j'ouvris la lettre de Nugna Bella et j'y trouvais ces paroles Je ne sais si je vous dois remercier de la permission que vous me donnez de témoigner de la douleur à Consalve lorsqu'il partira. J'eusse été bien aise que vous me l'eussiez défendu pour avoir quelque raison de ne pas faire une chose qui me donnera tant de contrainte. Quoi que vous ayez souffert de la conduite que j'ai eue avec lui depuis son retour, j'en ai plus souffert que vous; vous n'en douteriez pas si vous saviez la peine que je trouve à dire à un homme que je n'aime plus, que je l'aime encore, quand je suis même au désespoir de l'avoir aimé et que je rachèterais de ma vie de n'avoir jamais prononcé que pour vous toutes les paroles qu'il faut que je lui dise. Vous connaÃtrez, lorsqu'il sera éloigné, les injustices que vous me faites et la joie que vous me verrez à son départ vous persuadera mieux que toutes mes paroles. Hermenesilde est en colère contre le prince de ce qu'il parla hier assez longtemps à une personne dont elle lui a déjà témoigné quelque jalousie; c'est ce qui l'a empêchée de suivre la reine lorsqu'elle est allée chez lui. Qu'il ne lui fasse pas connaÃtre qu'il le sache, je lui ai promis de n'en rien dire; il est si véritablement aimé d'elle qu'il... Ma lettre a été interrompue en cet endroit par une chose qui me met dans une inquiétude mortelle une de mes compagnes a entendu aujourd'hui tout ce que le prince a dit à la reine sur le sujet de Consalve; elle l'en a averti à l'heure même, et elle vient de me le dire comme une chose qui doit me surprendre et m'affliger. Il est impossible que Consalve ne vous soupçonne d'avoir su quelque chose des desseins du prince et qu'il ne démêle une grande partie de la vérité. Voyez quel embarras cela peut faire, cette pensée me trouble à un point que je ne sais ce que je fais. Je vais lui écrire que je ne puis le voir ce soir; car je ne saurais m'exposer à lui parler que vous ne l'ayez vu et que je ne sache par vous ce que je lui dois dire. Adieu, jugez de mon inquiétude. Je fus si hors de moi-mêmeen achevant de lire cette lettre que je ne savais ce que je voyais ni ce que je faisais. Mon emportement et ma colère avaient été au dernier degré sur les trahisons que j'avais découvertes, mais c'étaient des sentiments trop faibles et trop communs pour celle que le hasard venait encore de me découvrir. Je demeurai sans parole et sans mouvement et je fus longtemps en cet état, sans avoir que des pensées confuses qui tenaient mon esprit accablé sous le poids de ma douleur Vous m'êtes infidèle Nugna Bella! m'écriai je tout d'un coup, vous joignez à votre changement l'outrage de me tromper et de consentir que je sois trompé par ce que j'aimais le mieux après vous! C'est trop de malheurs à la fois, et ils sont d'une nature qu'il serait plus honteux d'y résister que d'en être accablé. Je cède à la cruauté du plus malheureux sort dont un homme ait jamais été persécuté. J'ai eu de la force et des desseins de vengeance contre un prince ingrat et contre un ami infidèle, mais je n'en ai point contre Nugna Bella. J'étais plus heureux par elle que par tout le reste du monde; puisqu'elle m'abandonne, tout m'est indifférent et je renonce à une vengeance qui ne me pourrait donner de joie. Je me suis vu, il n'y a pas longtemps, le premier homme de tout le royaume par la grandeur de mon père, par la mienne propre et par la faveur du prince, je me croyais aimé des personnes qui m'étaient les plus chères. La fortune me quitte, je suis abandonné par mon maÃtre, je suis trompé par ma soeur, je suis trahi par mon ami, je perds ma maÃtresse et c'est par cet ami que je la perds! Est il possible, Nugna Bella, que vous m'ayez quitté pour don Ramire? Est il possible que don Ramire ait voulu vous ôter à un homme qui vous aimait si passionnément et dont il était lui même si tendrement aimé? Fallait il que je vous perdisse l'un par l'autre, et qu'il ne me restât pas au moins la faible consolation d'avoir un des deux avec qui me plaindre? Des réflexions si cruelles ne me laissaient plus l'usage de la raison; la moindre des infortunes dont je fus accablé dans cette journée eût été capable de me donner une douleur mortelle. Ce grand nombre de malheurs me mettait de l'égarement dans l'esprit, et je ne savais auquel donner mon attention. Celui qui avait apporté la lettre de Nugna Bella, me fit dire qu'il en attendait la réponse. Je revins comme d'un songe lorsqu'on entra dans mon cabinet; je répondis que je l'enverrais le lendemain et j'ordonnai qu'on me laissât en repos. Je me mis encore à considérer l'état où j'avais été et celui où je me trouvais. Une si cruelle expérience de l'inconstance de la fortune et de l'infidélité des hommes, m'inspira le dessein de renoncer pour jamais au commerce du monde et d'aller finir ma vie dans quelque désert. Ma douleur me faisait voir que c'était le seul parti que je pouvais prendre. Je n'avais de retraite qu'auprès de mon père, je savais le dessein qu'il avait de prendre les armes, mais, quelque désespéré que je fusse, je ne pouvais me résoudre à me révolter contre un roi dont je n'avais point reçu d'outrage. Si je n'eusse été abandonné que de la fortune, j'aurais pris plaisir à lui résister et à faire voir que je méritais ce qu'elle m'avait donné, mais après avoir été trompé par tant de personnes que j'avais tant aimées et dont je me croyais si assuré, de quelle espérance pouvais-je encore me flatter? Puis je mieux servir un maÃtre, disais je, que j'ai servi don Garcie? Puis je mieux aimer un ami que j'ai aimé don Ramire? Et puis-je avoir plus d'amour pour une maÃtresse que j'en ai pour Nugna Bella? Cependant ils m'ont trahi! Il faut donc par une retraite entière me dérober à la tromperie des hommes et au dangereux pouvoir des femmes Comme je prenais cette résolution, je vis entrer dans mon cabinet un homme de qualité et de mérite, appelé don Olmond, qui s'était toujours attaché à moi. Il était frère de cette Elvire qui m'avait averti de la trahison du prince et il venait d'apprendre par elle ce que don Garcie avait dit à la reine. Sa surprise fut extrême de voir sur mon visage une agitation et une douleur si extraordinaires. Il me connaissait assez pour avoir peine à s'imaginer que la fortune seule pût me donner tant de trouble. Il crut néanmoins que j'étais touché de l'infidélité du prince et il comrnença à m'en vouloir consoler. J'avais toujours aimé don Olmond, et je l'avais servi en plusieurs occasions, quoique je lui eusse préféré don Ramire en toutes choses. L'ingratitude de ce dernier me fit sentir dans ce moment l'injustice que j'avais faite à don Olmond; pour la réparer ou peut être pour avoir le soulagement de me plaindre, je lui découvris l'état où j'étais et toutes les trahisons qu'on m'avait faites. Il en fut aussi surpris qu'il le devait être mais il ne le fut pas autant que je le pensais de l'infidélité de Nugna Bella. Il me dit que sa soeur en lui racontant l'infidélité du prince lui avait dit aussi que Nugna Bella était sans doute changée pour moi et qu'elle me cachait beaucoup de choses. Voyez; don Olmond, lui dis je en lui montrant la lettre de Nugna Bella, voyez son changement et les choses qu'elle m'a cachées. Elle m'a envoyé cette lettre au lieu de celle qu'elle m'écrivait et il est aisé de juger que cette lettre s'adresse à don Ramire. Don Olmond était si touché de l'état où il me voyait et mes malheurs lui paraissaient si cruels, qu'il n'entreprenait pas de me consoler. Il me laissait soulager ma douleur par les plaintes. N'avais je pas raison, lui dis-je, de vouloir connaÃtre Nugna Bella devant que de l'aimer? Mais je prétendais une chose impossible; on ne connaÃt point les femmes, elles ne se connaissent pas elles mêmes, et ce sont les occasions qui décident des sentiments de leur coeur. Nugna Bella a cru m'aimer, elle n'aimait que ma fortune; elle n'aime peut-être que la même chose en don Ramire. Cependant m'écriai-je, elle ne m'a dit, depuis quelque temps, que les paroles qu'il lui a permis de me dire! C'était à mon rival à qui je faisais mes plaintes du changement qu'il avait causé! Il lui parlait pour lui, lorsque je croyais qu'il lui parlait pour moi! Est il possible que j'aie été l'objet d'une si outrageante tromperie et l'avais je méritée? Le perfide me trahissait donc auprès de Nugna Bella comme il metrahissait auprès de don Garcie! je leur avais confié ma soeur, et ils l'ont engagée avec le prince. Cette union qui me paraissait entre eux, et qui ne me donnait que de la joie, n'avait pour but que de me tromper! O Dieu! m'écriai-je encore, pour qui réservez-vous le tonnerre, si ce n'est pour des personnes si indignes de vivre? Après ce violent transport de ma douleur, l'idée de Nugna Bella infidèle, qui ne me laissait que de l'indifférence pour mes autres malheurs, me remit dans une tristesse où le désespoir paraissait sans emportement. Je dis à don Olmond le dessein où j'étais, d'abandonner toutes choses; il en fut surpris, il s'y opposa, mais je lui fis si bien voir que j'y étais résolu, qu'il crut inutile d'y résister, du moins dans ces premiers moments. Je pris tout ce que je trouvai de pierreries et nous montâmes à cheval, afin de sortir de chez moi devant qu'on me pût apporter l'ordre de me retirer. Nous marchâmes jusques à ce que le soleil parût. Don Olmond me conduisit dans la maison d'un homme qui, avait été à lui; et dont il se tenait assuré. Je voulais qu'il me quittât en ce lieu et qu'il me laissât attendre la nuit pour entrer dans le chemin que j'avais dessein de prendre. Après une longue contestation, il me dit qu'il consentirait à me quitter, comme je le souhaitais, pourvu que je lui promisse de l'attendre au lieu où nous étions; que cependant il irait à Léon pour apprendre quel effet mon départ y avait produit, et que peut-être serait-il arrivé quelque changement qui me ferait quitter la triste résolution que j'avais prise; qu'enfin il me demandait en grâce d'attendre son retour. J'y consentis, à condition qu'il ne dirait à personne qu'il m'eût vu, ai qu'il sût le lieu où j'étais, mais, si j'y consentis, ce fut plutôt par une curiosité involontaire d'apprendre de quelle manière Nugna Bella parlait de moi que par la pensée qu'il pût être arrivé quelque chose qui diminuât mes malheurs. - Allez, lui dis-je, mon cher Olmond, voyez Nugna Bella, et, s'il est possible, sachez ses sentiments par votre soeur; tâchez d'apprendre depuis quel temps elle a cessé, de m'aimer et si elle ne m'a abandonné que parce que la fortune m'a quitté. Don Olmond m'assura qu'il ferait tout ce que je souhaitais, et, deux jours après, il revint me trouver avec une tristesse qui me fit bien voir qu'il n'avait rien à me dire qu'il crût propre à me faire changer de dessein. Il m'apprit que tout le monde ignorait la cause de mon départ; que le prince feignait, aussi bien que don Ramire, d'en être affligé, et que le roi croyait que j'étais parti d'intelligence avec le prince son fils. Il me dit qu'il avait vu sa soeur; que tout ce que je croyais était véritable; que le détail qu'il en avait appris, n'était propre qu'à augmenter mes douleurs, et qu'il me priait de ne le pas obliger à m'en faire le récit. Je n'étais pas en état de pouvoir craindre une augmentation à mes maux, et ce qu'il me voulait taire, était la seule chose qui me pouvait donner encore quelque curiosité. Je le priai donc de ne me rien cacher. Je ne vous redirai point tout ce qu'il me dit, parce que je vous en ai déjà raconté la plus grande partie pour donner quelque ordre à mon récit. Ce fut par lui que j'appris toutes les choses que j'avais ignorées dans le temps qu'elles se passaient, comme vous l'avez pu juger. Je vous dirai seulement que sa soeur lui conta que, le soir avant mon départ, comme elle était revenue de chez la reine, où Nugna Bella n'avait point paru, elle l'avait été chercher, dans sa chambre; qu'elle l'avait trouvée fondue en larmes, avec une lettre entre ses mains; qu'elles avaient été fort surprises l'une et l'autre par des raisons différentes; qu'enfin Nugna Bella, après avoir été fort longtemps, sans parler, avait fermé la porte et lui avait dit qu'elle allait lui confier tout le secret de sa vie; qu'elle la priait de la plaindre et de la consoler dans le plus cruel état où une personne se fût jamais trouvée; qu'alors elle lui avait appris tout ce qui s'était passé entre le prince, don Ramire, ma soeur et elle, de la manière dont je viens de vous le raconter et qu'ensuite elle lui avait dit que don Ramire venait de lui renvoyer cette lettre qu'elle tenait entre ses mains, parce qu'elle n'était pas pour lui; que c'était celle qu'elle m'écrivait; que j'avais reçu celle qui était pour don Ramire, et qu'en le recevant j'avais appris tout ce qu'ils me cachaient depuis si longtemps. Elvire dit à son frère qu'elle n'avait jamais vu une personne si troublée et si affligée que Nugna Bella; [qu']elle craignait que je n'avertisse le roi de l'intelligence de ma soeur et du prince, que je ne fisse chasser don Ramire de la cour et que je ne l'en fisse éloigner elle-même; que surtout elle appréhendait la honte de mes reproches et que les infidélités qu'elle m'avait faites, lui donnaient pour moi une haine extraordinaire. Vous jugez bien que tout ce que m'apprit don Olmond ne diminua pas mes déplaisirs et ne me fit pas changer de dessein. Il l'opiniâtra, avec des marques d'amitié extraordinaires, à me vouloir suivre et à [s']engager à me tenir compagnie dans le désert où je m'en allais. Je lui dis si fortement que je ne le souffrirais jamais, qu'enfin nous nous séparâmes. Il me quitta, à condition qu'en quelque lieu que je pusse aller, je lui donnerais de mes nouvelles. Il s'en retourna à Léon, et je partis dans la pensée de m'embarquer au premier port que je trouverais. Mais; quand je fus seul et abandonné à la réflexion de mes malheurs, le reste de ma vie me parut une si longue souffrance, que je me résolus d'aller chercher la mort dans la guerre que le roi de Navarre avait contre les Maures. Je ne m'y fis connaÃtre que sous le nom de Théodoric, et je fus assez malheureux pour trouver quelque gloire, que je ne cherchais pas, au lieu de la mort que j'avais cherchée. La paix fut conclue, je repris mon premier dessein, et votre rencontre fit changer une solitude affreuse où je m'en allais, en une retraite agréable. J'y trouvai le repos et la tranquillité que j'avais perdus. Ce n'est pas que l'ambition ne se soit réveillée quelquefois dans mon coeur, mais ce que j'ai éprouvé de l'inconstance de la fortune, me l'a rendue méprisable, et l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella, était tellement effacé par le mépris qu'elle m'a donné pour elle, que je pouvais dire qu'il ne me restait aucune passion,. quoiqu'il me restât encore beaucoup de tristesse. La vue de Zaïde vient m'ôter ce triste repos dont je jouissais et me jette dans de nouveaux malheurs, beaucoup plus cruels que ceux que j'ai déjà éprouvés. Alphonse demeura surpris et charmé du récit de Consalve. - J'avais conçu, lui dit-il, une grande idée de votre mérite et de votre vertu, mais j'avoue que ce que je viens d'apprendre est encore au-dessus de ce que j'en, avais pensé. - Je dois plutôt craindre, répondit Consalve, que je n'aie diminué la bonne opinion que vous aviez de moi, en vous faisant voir combien j'ai été facile à tromper. Mais j'étais jeune, j'ignorais les trahisons de la cour, j'étais incapable d'en faire, je n'avais aimé que Nugna Bella, l'amour que j'avais pour elle ne me laissait pas imaginer que les passions pussent finir; ainsi rien ne me portait à la défiance ni sur l'amitié ni sur l'amour. - Vous ne pouviez vous garantir d'être trompé, repartit Alphonse, à mois que d'être naturellement soupçonneux; encore vos soupçons, quoique bien fondés, vous auraient paru injustes, puisque vous n'aviez eu jusques alors aucun sujet de vous défier des personnes qui vous trompaient, et leur tromperie était conduite avec tant d'habileté que la raison ne voulait pas qu'on la soupçonnât. - Ne parlons point de mes malheurs passés, reprit Consalve, ils ne me sont plus sensibles, Zaïde m'en ôte même le souvenir, et je m'étonne que j'aie pu vous les raconter. Mais considérez que je n'avais jamais cru pouvoir être amoureux par la beauté seule, ni pouvoir être touché d'une personne qui aurait eu quelque attachement. Cependant j'adore Zaïde, dont je ne connais rien, sinon qu'elle est belle et qu'elle est prévenue pour un autre. Puisque j'ai été trompé dans l'opinion que j'avais conçue de Nugna Bella, que je connaissais, que puis-je attendre de Zaïde que je ne connais point? Mais qu'en veux-je attendre, et quelles prétentions puis-je avoir sur Zaïde? Elle m'est entièrement inconnue, le hasard l'a jetée sur cette côte, elle brûle d'impatience de s'en aller, je ne puis la retenir sans injustice et avec bienséance. Quand je l'y retiendrais en serais-je plus heureux? Je la verrais tous les jours pleurer un homme qu'elle aime et se souvenir de lui en me regardant. Ah! Alphonse, quel mal que la jalousie! Ah! don Garcie, vous aviez raison, il n'y a de passions que celles qui nous frappent d'abord et qui nous surprennent; les autres ne sont que des liaisons où nous portons volontairement notre coeur. Les véritables inclinations nous l'arrachent malgré nous, et l'amour que j'ai pour Zaïde; est un torrent qui m'entraÃne sans me laisser un moment le, pouvoir d'y résister. Mais, Alphonse, ajouta-t-il, je vous fais passer la nuit à vous entretenir de mes peines, et il est juste de vous laisser en repos. Après ces paroles, Alphonse se retira dans sa chambre, et Consalve passa le reste de la nuit sans donner un moment au sommeil. Le jour suivant, Zaïde parut encore occupée du désir de retrouver ce qu'elle avait déjà cherché, mais tout le soin qu'elle prit fut inutile. Consalve ne la quittait point; il oubliait mille fois le jour qu'elle ne pouvait l'entendre et qu'elle ne lui pouvait répondre; il lui demandait la cause de sa douleur avec la même circonspection et la même crainte de lui déplaire que si elle l'avait entendu. Quand la raison lui revenait et qu'il avait le déplaisir de voir qu'elle ne pouvait lui répondre, il cherchait le soulagement de lui dire tout ce que sa passion lui inspirait. - Je vous aime, belle Zaïde, disait-il en la regardant, je vous aime, je vous adore; j'ai au moins le plaisir de vous le dire et de ne pas attirer votre colère; toutes vos actions me persuadent qu'on n'oserait vous le déclarer sans vous déplaire, mais cet amant que vous pleurez vous a parlé sans doute de son amour et vous vous êtes accoutumée de l'entendre. Que d'un mot, belle Zaïde, vous m'éclairciriez de doutes! Lorsqu'il lui parlait ainsi elle se tournait quelquefois vers Félime avec étonnement, et comme pour lui faire remarquer une ressemblance dont elle était toujours surprise. C'était une douleur si vive pour Consalve de s'imaginer qu'il la faisait souvenir de son rival, qu'il eût aisément renoncé aux avantages de sa beauté et de sa bonne mine pour n'avoir point une telle ressemblance. Cette douleur lui était si insupportable qu'il ne pouvait presque plus se résoudre à paraÃtre devant Zaïde, il aimait mieux se priver de sa vue que de lui représenter l'image de celui qu'elle aimait, et lorsque ses regards lui paraissaient favorables, il ne les pouvait supporter, tant il était persuadé qu'ils ne s adressaient pas à lui. Il la quittait, et s'en allait passer des après-dÃners entiers dans le bois; quand il revenait auprès d'elle, il lui trouvait plus de froideur et plus de chagrin qu'elle n'avait accoutumé d'en avoir; il crut même, dans la suite, remarquer quelque inégalité dans la manière dont elle le traitait, mais, comme il n'en pouvait deviner la cause, il s'imagina que le déplaisir de se trouver dans un pays inconnu, faisait les changements qui paraissaient dans son humeur. Il voyait bien néanmoins que l'affliction qu'elle avait eue les premiers jours, commençait à diminuer. Félime était plus triste que Zaïde, mais sa tristesse était toujours égale, elle en paraissait accablée, et il semblait qu'elle ne cherchait qu'à être seule et à entretenir sa rêverie. Alphonse en parlait quelquefois à Consalve avec étonnement, et il était surpris que sa grande mélancolie ne diminuât point sa beauté. Cependant Consalve ne songeait qu'à plaire à Zaïde et à lui donner tous les divertissements que la promenade, la chasse et la pêche lui pouvaient fournir. Elle s'occupa aussi à ce qui la pouvait divertir; elle travailla pendant quelques jours à un bracelet de ses cheveux, et, après l'avoir achevé, elle se l'attacha au bras avec cet empressement que l'on a pour les choses qui viennent d'être achevées. Le jour même qu'elle le mit, le hasard voulut qu'elle le laissât tomber dans le bois. Consalve, qui l'avait vue sortir, allait la chercher, et, en marchant sur ses pas, il trouva ce bracelet qu'il n'eut pas de peine à reconnaÃtre. Il eut une joie sensible de l'avoir trouvé. Cette joie aurait été encore plus grande, s'il l'eût reçu des mains de Zaïde, mais, comme il ne l'avait pas espéré, il se tenait heureux de le devoir à la fortune. Zaide, qui s'était déjà aperçue de la perte qu'elle avait faite, revenait chercher dans les lieux où elle avait passé. Elle fit entendre à Consalve ce qu'elle avait perdu et lui en témoigna même beaucoup de chagrin; quelque peine qu'il sentÃt de lui causer de l'inquiétude, il ne put se résoudre à lui rendre une chose qui lui était si chère. Il fit semblant de chercher avec elle et enfin il l'obligea à ne plus chercher inutilement. Sitôt qu'il fut retiré dans sa chambre, il baisa mille fois ce bracelet et y mit une attache de pierreries d'un grand prix. Quelquefois il allait se promener devant que Zaïde fût éveillée, et, lorsqu'il était en un lieu où il croyait ne pouvoir être vu, il détachait ce bracelet, afin de le mieux considérer. Un matin qu'il était dans cette occupation, et qu'il s'était assis sur des rochers avancés dans la mer, il entendit quelqu'un proche de lui; il se retourna brusquement et il fut bien surpris de voir que c'était Zaïde. Tout ce qu'il put faire fut de cacher ce bracelet, mais ce ne put être si promptement que Zaïde ne vÃt qu'il avait caché quelque chose. Il s'imagina qu'elle avait vu ce qu'il avait caché; il remarqua sur son visage tant de froideur et tant de chagrin, qu'il ne douta point qu'elle ne fût en colère de ce qu'il ne lui avait pas rendu son bracelet; il n'osait lever les yeux sur elle; il craignait qu'elle ne lui fÃt entendre qu'elle le voulait ravoir, mais il ne pouvait se résoudre à le lui rendre. Elle paraissait triste et embarrassée et, sans regarder Consalve, elle s'assit sur le rocher et tourna la tête vers la mer. Le vent emporta, sans qu'elle y prÃt garde, un voile qu'elle tenait entre ses mains. Consalve se leva pour le ramasser, mais, en se levant, il laissa tomber le bracelet qu'il n'avait pu rattacher, pu la crainte qu'il avait eue de le laisser voir. Zaïde se tourna au bruit que fit Consalve; elle vit son bracelet et le ramassa devant qu'il s'en fût aperçu. Il fut extrêmement troublé, lorsqu'il le vit entre ses mains, et par le désespoir de le perdre, et par l'appréhension de sa colère. Il se rassura néanmoins en lui voyant un visage où il ne paraissait plus ni de chagrin ni de dépit, où il crut voir au contraire quelque impression de douceur, et il ne fut pas moins ému, pu l'espérance que lui donnait le visage de Zaïde, qu'il l'avait été, un moment auparavant, par la crainte de lui avoir déplu. Elle regarda avec admiration la beauté de l'attache de pierreries et, après l'avoir regardée, elle la défit, la tendit à Consalve et resserra le bracelet. Lorsque Consalve vit que Zaïde ne lui avait rendu que les pierreries, il se tourna du côté de la mer et y jeta cette attache avec un air de rêverie et de tristesse, comme s'il l'eût laissée tomber par hasard. Zaïde fit un grand cri et s'avança, pour voir si on ne la pourrait point retrouver, mais il lui montra qu'on chercherait inutilement et, sans vouloir qu'elle fÃt une plus longue réflexion sur ce qu'il venait de faire, il lui donna la main pour l'éloigner du lieu où ils étaient. Ils marchèrent sans se regarder et reprirent insensiblement le chemin de la maison d'Alphonse, si embarrassés l'un et l'autre, qu'il semblait qu'ils cherchassent à se quitter. Sitôt que Consalve l'eut remise dans a chambre, il alla rêver à son aventure. Quoique Zaïde ne lui eût pas témoigné autant de colère qu'il en avait appréhendé, il s'imagina que la joie de ravoir son bracelet avait dissipé son premier chagrin; ainsi, il n'en eut pas moins de déplaisir. Quelque passion qu'il eût d'obtenir ce bracelet, il crut qu'il offenserait Zaïde de la lui témoigner, et il demeura accablé de la douleur que donne l'amour, quand il est séparé de l'espérance. Toute sa consolation était de se plaindre avec Alphonse et de se blâmer lui-même de la faiblesse qu'il avait d'aimer Zaïde. - Vous vous accusez avec injustice, lui disait quelquefois Alphonse, il n'est pas aisé de se défendre, au milieu d'un désert, contre une aussi grande beauté que celle de Zaïde, ce serait tout ce que vous pourriez faire au milieu de la cour, où d'autres beautés feraient quelque diversion et où du moins l'ambition partagerait votre coeur. - Mais aime-t-on sans espérance? disait Consalve. Et comment pourrais-je espérer d'être aimé, puisque je ne puis seulement dire que j'aime? Comment le persuaderai-je, si je ne puis le dire? Quelles de mes actions peuvent en assurer Zaïde dans un lieu où je ne vois qu'elle et où je ne puis lui faire connaÃtre que je la préfère aux autres? Comment effacer de son esprit celui qu'elle aime? Ce ne pourrait être que par l'agrément qu'elle trouverait en ma personne, et le malheur veut que mon visage lui conserve le souvenir de son amant. Ah! mon cher Alphonse, ne me flattez point; il faut que j'aie perdu la raison pour aimer Zaïde, pour l'aimer autant que je fais, et même pour ne me pas souvenir d'en avoir aimé une autre et d'en avoir été trompé. - Je crois aussi, répondit Alphonse que vous n'avez aimé qu'elle, puisque vous ne connaissez la jalousie que depuis que vous l'aimez. - Je n'avais pas de sujet d'être jaloux de Nugna Bella, repartit Consalve, tant elle savait bien me tromper. - On est jaloux sans sujet, répliqua Alphonse, quand on est bien amoureux. Vous le voyez par votre expérience, faites réflexion sur la douleur que vous donnent les pleurs de Zaïde et remarquez comme la jalousie vous a fait imaginer qu'elle pleure un amant plutôt qu'un frère. - Je ne suis que trop persuadé, reprit Consalve, que j'aime beaucoup plus Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella. L'ambition de cette dernière et son application aux affaires du prince ont souvent ralenti mon amour, et tout ce que je trouve en Zaïde d'opposé à mon humeur comme de croire qu'elle en aime un autre et de ne connaÃtre ni son coeur ni ses sentiments, ne peut affaiblir ma passion. Mais, Alphonse, pour aimer beaucoup davantage Zaïde que je n'ai aimé Nugna Bella, je n'en suis que plus déraisonnable. Le succès de l'amour que j'ai eu pour Nugna Bella a été cruel, je l'avoue; néanmoins tout homme qui aime peut en avoir un pareil. Il n'y avait point d'aveuglement à l'aimer; je la connaissais, elle n'en aimait point d'autre, je lui plaisais, je pouvais l'épouser, mais Zaïde, Alphonse, mais Zaïde, qui est-elle? Qu'en puis-je prétendre? Et, hormis son admirable beauté qui m'excuse, tout le reste ne me condamne-t-il pas? Consalve avait souvent de pareilles conversations avec Alphonse; cependant son amour augmentait tous les jours, il ne pouvait s'empêcher de laisser parler ses yeux d'une manière si forte, qu'il croyait voir dans ceux de Zaïde que leur langage était entendu, et il la trouvait quelquefois dans un certain embarras qui ne l'en laissait pas douter. Comme elle ne pouvait se faire entendre par ses paroles, ce n'était quasi que par ses regards qu'elle expliquait à Consalve une partie des choses qu'elle lui voulait dire, mais il y avait je ne sais quoi de si beau et de si passionné dans ses regards, que Consalve en était pénétré. Belle Zaïde, disait-il quelquefois, est-ce ainsi que vous regardez ceux que vous n'aimez pas? Que réservez-vous donc pour cet heureux amant dont j'ai le malheur de vous faire souvenir? S'il n'eût point été prévenu de cette pensée, il ne se fût pas cru si infortuné, et les actions de Zaïde ne lui devaient pas persuader qu'elle n'eût pour lui que de l'indifférence. Un jour qu'il l'avait quittée pour quelques moments, il alla se promener sur le bord de la mer et revint ensuite auprès d'une fontaine qui était dans le bois, en un endroit agréable où elle allait assez souvent. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit quelque bruit et il vit, au travers des arbres, Zaïde assise auprès de Félime. La surprise que causa cette rencontre à Consalve lui donna la même joie que si le hasard l'eût ramené auprès de Zaïde après une année d'absence. Il s'avança vers le lieu où elle était; quoiqu'il fÃt assez de bruit, elle parlait avec tant d'attention qu'elle ne l'entendit point. Lorsqu'il fut devant elle, elle parut embarrassée comme une personne qui venait de parler haut, qui craignait qu'on n'eût entendu ce qu'elle avait dit, et qui avait oublié que Consalve ne pouvait l'entendre. L'émotion que lui avait causée cette surprise, avait en quelque sorte augmenté sa beauté, et Consalve, qui s'était assis auprès d'elle, ne pouvant plus être maÃtre de lui-même, se jeta tout d'un coup à ses genoux et lui parla de son amour d'une manière si passionnée, qu'il n'était pas nécessaire d'entendre ses paroles pour savoir ce qu'elles voulaient dire. Il parut à Consalve qu'elle ne les entendait que trop; elle rougit et, après avoir fait une action de la main qui semblait le repousser, elle se leva avec une civilité froide comme pour le faire lever d'un lieu où il pourrait être incommodé. Alphonse passa dans l'allée en ce moment, et elle marcha vers lui sans jeter les yeux sur Consalve. Il demeura à la place où il était, sans avoir la force de se relever. Voilà , dit-il en lui-même, la manière dont on me traite quand on ne me regarde pas comme le portrait de mon rival. Vous tournez les yeux sur moi, belle Zaïde, d'une manière à charmer et à embraser tout le monde, lorsque mon visage vous fait souvenir du sien, mais, si j'ose vous témoigner que je vous aime, vous ne laissez pas seulement tomber sur moi des regards de colère, vous me trouvez indigne d'être regardé. Si je pouvais au moins vous apprendre que je sais que vous pleurez un amant, je me trouverais heureux et j'avoue que ma jalousie serait vengée par le dépit que vous en recevriez. N'est-ce point aussi que je veux vous paraÃtre persuadé que vous aimez quelque chose, pour avoir la joie d'être assuré par vous-même que vous n'aimez rien? Ah! Zaïde, ma vengeance est intéressée et elle cherche moins à vous offenser qu'à vous donner lieu de me satisfaire. Dans ces pensées, il reprit le chemin du logis pour s'ôter du lieu où était Zaïde et pour être seul dans une galerie où il se promenait quelquefois. Il y rêva longtemps aux moyens de faire entendre à Zaïde qu'il la soupçonnait d'en aimer un autre, mais il était difficile d'en trouver, et ce n'était pas une chose qui se pût faire comprendre sans paroles. Après s'être lassé de rêver et de se promener, il voulut sortir de la galerie, lorsqu'un peintre, qui travaillait à des tableaux qu'Alphonse faisait faire, le pria avec beaucoup d'empressement, de regarder son ouvrage. Consalve eût bien voulu s'en dispenser, mais, pour ne pas fâcher ce peintre, il s'arrêta à considérer ce qu'il faisait. C'était un grand tableau où Alphonse avait voulu qu'il représentât la mer comme on la voyait de ses fenêtres, et, pour rendre ce tableau plus agréable, il y avait fait peindre une tempête. Il paraissait, d'un côté, des vaisseaux qui périssaient en pleine mer, de l'autre, des navires qui se brisaient contre les rochers; on voyait des hommes qui tâchaient de se sauver à la nage et on en voyait qui avaient déjà péri et dont la mer avait jeté les corps sur le sable. Cette tempête fit souvenir Consalve du naufrage de Zaïde et lui mit dans l'esprit un moyen de lui faire connaÃtre ce qu'il pensait de son affliction. Il dit au peintre qu'il fallait ajouter encore quelques figures dans son tableau, et mettre sur un des rochers qui y étaient représentés, une jeune et belle personne penchée sur le corps d'un homme mort, étendu sur le sable; qu'il fallait qu'elle pleurât en le regardant; qu'il y eût un autre homme à ses genoux, qui essayât de l'ôter d'auprès de ce mort; que cette belle personne, sans tourner les yeux du côté de celui qui lui parlait le repoussât d'une main et que, de l'autre, elle parût essuyer ses larmes. Le peintre promit à Consalve de suivre sa pensée et commença à la dessiner. Consalve en fut satisfait et le pria de travailler avec diligence; ensuite il sortit de la galerie. Il alla pour retrouver Zaïde, ne pouvant, malgré son dépit, être plus longtemps séparé d'elle, mais il sut qu'au retour de la promenade elle s'était retirée dans sa chambre et il ne put la voir de tout le reste du jour. Il en eut de la tristesse et de l'inquiétude et il craignit qu'elle ne l'eût privé de sa vue pour le punir de ce qu'il avait osé lui faire entendre. Le lendemain elle lui parut plus sérieuse qu'à l'ordinaire; mais, les jours suivants, il la trouva comme elle avait accoutumé d'être. Cependant le peintre travaillait à ce que Consalve lui avait ordonné, et Consalve attendait avec beaucoup d'impatience que cet ouvrage fût achevé; sitôt qu'il le fut, il conduisit Zaïde dans la galerie, comme pour lui donner le divertissement de voir travailler le peintre. Il lui fit d'abord regarder tous les tableaux qui étaient déjà faits, et ensuite il lui fit considérer avec plus d'attention celui de la mer, où l'on travaillait encore. Il lui fit remarquer cette jeune personne qui pleurait un homme mort, et, lorsqu'il vit que ses yeux y étaient attachés et qu'il semblait qu'elle reconnût le rocher où elle allait si souvent, il prit le crayon du peintre et écrivit le nom de Zaïde au-dessus de cette belle personne et celui de Théodoric au-dessus de ce jeune homme qui était â genoux. Zaïde, qui lisait ce qu'écrivait Consalve, rougit lorsqu'il eut achevé et, après l'avoir regardé avec des yeux qui témoignaient de la colère, elle prit pinceau et effaça entièrement cet homme mort, qu'elle jugea bien que Consalve l'accusait de pleurer. Quoiqu'il connût aisément qu'il avait fâché Zaïde, il ne laissa pas d'avoir une joie sensible de lui voir effacer celui qu'il en croyait aimé. Encore qu'il pût s'imaginer que cette action de Zaïde fût plutôt un effet de sa fierté qu'une preuve qu'elle ne regrettait personne, il trouvait néanmoins qu'après l'amour qu'il lui avait témoigné, elle lui faisait une faveur de ne vouloir pas lui laisser croire qu'elle en aimât un autre, mais le peu d'espérance que lui donnait cette pensée, ne pouvait détruire tant de sujets de crainte qu'il croyait avoir. Alphonse, qui n'était prévenu d'aucune passion, jugeait des sentiments de cette belle étrangère d'une manière bien différente de Consalve - Je trouve, lui disait-il, que vous avez tort de vous croire malheureux, vous l'êtes sans doute de vous être attaché à une personne que vraisemblablement vous ne pouvez épouser mais vous ne l'êtes pas de la manière dont vous croyez l'être, et les apparences sont trompeuses, si vous n'êtes véritablement aimé de Zaïde. - Il est vrai, répondit Consalve, que, si je jugeais de ses sentiments par ses regards, je pourrais me flatter de quelque espérance, mais, comme je vous l'ai dit, elle ne me regarde que par cette ressemblance qui me donne tant de jalousie. - Je ne sais, répliqua Alphonse, si tout ce que vous pensez est véritable, mais, si j'étais à la place de celui que vous croyez qu'elle regrette, je ne serais pas satisfait que ma ressemblance fÃt regarder quelqu'un avec des yeux si favorables, et il est impossible que l'idée d'un autre produise des sentiments que Zaïde a pour vous. L'espérance est naturelle aux amants. Si quelques actions de Zaïde en avaient déjà fait concevoir à Consalve, le discours d'Alphonse acheva de lui en donner; il crut voir que Zaïde ne le haïssait pas et il en ressentit une joie extraordinaire, mais cette joie ne lui dura pas longtemps; il s'imagina qu'il ne devait qu'à la ressemblance de son rival le penchant qu'elle avait pour lui, il pensa qu'après avoir perdu un homme qu'elle avait fort aimé, elle avait des dispositions favorables pour un autre qui lui ressemblait. Son amour, sa jalousie et sa gloire ne pouvaient se satisfaire d'une inclination qu'il n'avait pas fait naÃtre et qui ne venait que par celle qu'elle avait eue pour un autre. Il crut que, quand il serait aimé de Zaïde, ce ne serait toujours que son rival qu'elle aimerait en lui; enfin il trouvait qu'il serait malheureux quand même il serait assuré d'être aimé. Néanmoins il ne pouvait se défendre de voir avec plaisir dans la manière d'agir de cette belle étrangère, un air fort différent de celui qu'elle avait eu d'abord, et la passion qu'il avait pour elle, était si ardente qu'à quelque cause qu'il crût devoir les marques de son inclination, il lui était impossible de ne les pas recevoir avec transport. Un jour qu'il faisait assez beau, voyant qu'elle ne sortait point de sa chambre, il y entra pour savoir si elle ne voulait point se promener. Elle écrivait, et, bien qu'il fÃt du bruit en entrant, il s'approcha d'elle sans qu'elle s'en aperçût, et se mit à la regarder écrire. Elle tourna la tête par hasard, et, voyant Consalve, elle rougit et cacha ce qu'elle écrivait avec une émotion qui ne causa pas un médiocre trouble à Consalve. Il s'imagina qu'elle ne pouvait avoir tant d'application et tant de surprise pour une lettre qui n'aurait pas eu quelque chose de mystérieux. Cette pensée lui donna de l'inquiétude; il se retira et s'en alla chercher Alphonse pour raisonner sur une aventure qui lui donnait des imaginations bien différentes de celles qu'il avait eues jusques alors. Après l'avoir cherché longtemps sans le trouver, tout d'un coup un sentiment de jalousie le fit retourner dans la chambre de Zaïde. Il y entra, mais il ne l'y trouva pas; elle avait passé dans un cabinet où Félime était d'ordinaire. Consalve vit sur la table un papier écrit à demi plié; il ne put se défendre de l'envie de le voir; il l'ouvrit, et il ne douta point que ce ne fût le même qu'il avait vu écrire à Zaïde un moment auparavant. Il trouva dans ce papier le bracelet de cheveux qu'elle lui avait ôté. Elle rentra comme il tenait ce papier et ce bracelet; elle s'avança pour les reprendre. Consalve se retira de quelques pas, comme s'il eût voulu les garder, mais néanmoins avec une action soumise qui semblait lui en demander la permission. Zaïde lui témoigna qu'elle les voulait ravoir, et avec un air où il y avait tant d'autorité, qu'il était impossible à un homme aussi amoureux que lui de ne pas obéir. Ce fut néanmoins avec la plus grande douleur qu'il eût jamais sentie, qu'il remit entre les mains de Zaïde ce qu'il croyait qu'elle destinait à un autre. Il ne put être maÃtre de son chagrin; il sortit assez brusquement de la chambre, et s'en alla dans la sienne. Il y rencontra Alphonse, qui le venait trouver sur ce qu'on lui avait dit qu'il le cherchait. Sitôt qu'ils furent assis - Je suis bien plus malheureux que je ne l'ai pensé, mon cher Alphonse, lui dit-il, ce rival dont j'étais si jaloux, tout mort que je le croyais, n'est pas mort assurément; je viens de trouver Zaïde qui lui écrit, je viens de voir ce bracelet qu'elle m'a ôté, qu'elle lui envoie, il faut qu'elle ait eu de ses nouvelles, il faut qu'il y ait ici quelqu'un de caché qui lui doive porter des siennes; enfin, toutes ces espérances de bonheur que j'ai eues, ne sont qu'imaginaires, et ne viennent que de mal expliquer les actions de Zaïde. Elle avait raison d'effacer ce mort, que je lui faisais entendre qu'elle pleurait; elle savait bien que celui pour qui coulaient ses larmes vivait encore. Elle avait raison d'avoir tant de colère de voir son bracelet entre mes mains, et tant de joie de l'avoir repris, puisqu'elle l'avait fait pour un autre. Ah! Zaïde, il y a de la cruauté à me laisser prendre de l'espérance, car enfin, vous m'en laissez prendre, et vos beaux yeux ne me la défendent pas. La douleur de Consalve était si vive, qu'il put à peine achever ces paroles. Après qu'Alphonse lui eut laissé le temps de se remettre, il le pria de lui dire comment il avait appris ce qu'il venait de lui raconter et si Zaïde avait trouvé en un moment le moyen de se faire entendre. Consalve lui conta ce qu'il venait de voir du trouble de Zaïde, lorsqu'il l'avait surprise en écrivant, comme il avait trouvé ce bracelet dans le même papier qu'elle avait écrit, et comme elle l'avait retiré de ses mains. - Enfin, Alphonse, ajouta-t-il, on n'est point si troublé pour une lettre indifférente. Zaïde n'a ici aucun commerce, ni aucune affaire; elle ne peut écrire avec tant d'attention, que de ce qui se passe dans son coeur, et ce n'était pas à moi à qui elle l'écrit; ainsi, que voulez-vous que je pense de ce que je viens de voir? - Je veux, repartit Alphonse, que vous ne pensiez pas des choses si peu vraisemblables, et qui vous donnent tant de douleur. Parce que Zaïde rougit lorsque vous la surprenez en écrivant, vous croyez qu'elle écrit à votre rival, et moi je crois qu'elle vous aime assez pour rougir toutes les fois qu'elle sera surprise de vous voir auprès d'elle. Peut-être a-t-elle écrit ce que vous avez vu sans autre dessein que de se divertir. Elle ne vous l'a pas laissé, parce que c'est une chose qui vous aurait été inutile, puisque vous ne pouvez l'entendre, et si elle vous a ôté son bracelet, je vous avoue que je n'en suis point surpris, et qu'encore que je sois persuadé qu'elle vous aime, je la crois assez sage pour ne vouloir pas donner de ses cheveux à un homme qui lui est entièrement inconnu. Mais je ne vois pas les raisons qui vous persuadent qu'elle les veut envoyer à quelque autre. Nous ne l'avons quasi pas quittée depuis qu'elle est ici, personne ne lui a parlé, ceux même qui lui pourraient parler, ne l'entendent pas, comment voudriez-vous qu'elle eût appris des nouvelles de cet amant qui vous donne tant de jalousie, et qu'elle pût lui faire recevoir des siennes? - Je l'avoue, répondit Consalve, je me tourmente plus que je ne dois, mais l'incertitude où je suis est un état insupportable! Les autres n'ont que des incertitudes médiocres, ils se croient plus ou moins aimés, et moi je passe de l'espérance d'être aimé de Zaïde à la pensée qu'elle en aime un autre, et je ne suis jamais assuré un moment si ce que je vois en elle me doit rendre heureux ou misérable. Alphonse, reprit-il, vous prenez plaisir à me tromper; quoi que vous me puissiez dire, ce n'est qu'à un amant à qui elle écrit, et je me trouverais heureux, si j'avais sur ce que je viens de voir l'incertitude dont je me plains comme du plus grand de tous les maux. Alphonse lui dit encore tant de raisons pour lui persuader que son inquiétude était mal fondée, qu'enfin il le rassura en quelque sorte, et Zaïde qu'ils trouvèrent en allant se promener, acheva de le remettre. Elle les vit de loin, et s'approcha d'eux avec tant de douceur, et avec des regards si obligeants pour Consalve, qu'elle dissipa une partie des cruelles inquiétudes qu'elle lui venait de donner. Le temps qu'il avait marqué à cette belle étrangère pour son départ, et qui était celui que les grands vaisseaux partaient de Tarragone pour l'Afrique, commençait à s'approcher et lui donnait une tristesse mortelle. Il ne pouvait se résoudre à se priver lui-même de Zaïde, et, quelque injustice qu'il trouvât à la retenir, il fallait toute sa raison et toute sa vertu pour l'en empêcher. - Quoi! disait-il à Alphonse, je me priverai pour jamais de Zaïde! Ce sera un adieu sans espérance de retour! Je ne saurai en quel endroit de la terre la chercher! Elle veut aller en Afrique, mais elle n'est pas Africaine, et j'ignore quel lieu du monde l'a vue naÃtre. Je la suivrai, Alphonse, continua-t-il, quoiqu'en la suivant je n'espère plus le plaisir de la voir, quoique je sache que sa vertu et les coutumes de l'Afrique ne me permettront pas de demeurer auprès d'elle, j'irai au moins finir ma triste vie dans les lieux qu'elle habitera, et je trouverai de la douceur à respirer le même air; aussi bien je suis un malheureux qui n'ai plus de patrie; le hasard m'a retenu ici, et l'amour m'en fera sortir. Consalve se confirmait dans cette résolution, quelque peine que prÃt Alphonse de l'en détourner. Il était plus tourmenté que jamais de la peine de ne pouvoir entendre Zaïde et de n'en pouvoir être entendu. Il fit réflexion sur la lettre qu'il lui avait vu écrire, et il lui sembla qu'elle était écrite en caractères grecs; quoiqu'il n'en fût pas bien assuré, l'envie de s'en éclaircir lui donna la pensée d'aller à Tarragone pour trouver quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Il y avait déjà envoyé plusieurs fois chercher des étrangers qui lui pussent servir de truchement, mais comme il ne savait quelle langue parlait Zaïde, on ne savait aussi quels étrangers il allait demander, et, les voyages de tous ceux qu'il y avait envoyés ayant été inutiles, il se résolut d'y aller lui-même. C'était néanmoins une résolution difficile à prendre, car il fallait s'exposer dans une grande ville au hasard d'être connu, et il fallait quitter Zaïde, mais l'envie de pouvoir s'expliquer avec elle le fit passer par-dessus ces raisons. Il tâcha de lui faire entendre qu'il allait chercher un truchement et partit pour aller à Tarragone. Il se déguisa le mieux qu'il lui fut possible, il alla dans les lieux où étaient les étrangers, il en trouva un grand nombre, mais leur langue n'était point celle de Zaïde. Enfin il demanda s'il n'y avait point quelqu'un qui entendÃt la langue grecque. Celui à qui il s'adressa lui répondit en espagnol qu'il était d'une des Ãles de la Grèce. Consalve le pria de parler sa langue; il le fit, et Consalve connut que c'était celle de Zaïde. Par bonheur, les affaires de cet étranger ne le retenaient pas à Tarragone; il voulut bien suivre Consalve, qui lui donna une plus grande récompense qu'il n'aurait osé la lui demander. Ils partirent le lendemain à la pointe du jour; et Consalve s'estimait plus heureux d'avoir un truchement que s'il eût eu la couronne de Léon sur la tête. Pendant que le chemin dura, il commença à s'instruire de la langue grecque; il apprit d'abord je vous aime, et quand il pensa qu'il pourrait le dire à Zaïde, et qu'elle l'entendrait il crut qu'il ne pouvait plus être malheureux. Il arriva de bonne heure à la maison d'Alphonse; il le trouva qui se promenait; il lui fit part de sa joie et lui demanda où était Zaïde. Alphonse lui dit qu'il y avait longtemps qu'elle se promenait du côté de la mer. Il en prit le chemin avec son truchement. Il alla au rocher où elle avait accoutumé d'être, il fut surpris de ne l'y trouver pas; néanmoins il ne s'en étonna point, il la chercha jusques au port, où elle allait quelquefois. Il revint au logis, il retourna dans le bois, sa peine fut inutile, il envoya dans tous les lieux où il s'imagina qu'elle pouvait être, mais, comme on ne la trouva point, il commença à avoir quelque pressentiment de son malheur. La nuit vint sans qu'il pût en apprendre de nouvelles, il était désespéré de l'avoir perdue, il craignait qu'il ne lui fût arrivé quelque accident, il se blâmait de l'avoir quittée, enfin il n'y a point de douleur qui fût comparable à la sienne. Il passa toute la nuit dans la campagne avec des flambeaux, et, n'ayant même plus d'espérance de la revoir, il ne laissait pas de la chercher. Il avait déjà été plusieurs fois aux cabanes des pêcheurs pour savoir si personne ne l'avait vue, et il n'avait pu en apprendre aucune nouvelle. Sur le matin, deux femmes, qui revenaient d'un lieu où elles avaient été coucher le jour d'auparavant, lui apprirent qu'en sortant de leurs cabanes elles avaient vu de loin Zaïde et Félime se promener le long de la mer; que, pendant qu'elles se promenaient, une chaloupe avait abordé la côte; qu'il était descendu des hommes de cette chaloupe; que Zaïde et Félime s'étaient éloignées lorsqu'elles les avaient vus, mais que, ces hommes les ayant appelées, elles étaient revenues sur leurs pas et qu'après avoir parlé longtemps et avoir fait des actions qui témoignaient qu'elles étaient bien aises de les voir, elles étaient montées dans la chaloupe et avaient pris la pleine mer. Alors Consalve regarda Alphonse d'une manière qui exprimait mieux sa douleur que n'auraient pu faire toutes ses paroles. Alphonse ne savait que lui dire pour le consoler. Quand tous ceux qui les environnaient se furent retirés, Consalve rompant le silence - Je perds Zaïde, dit-il, et je la perds dans le moment que je pouvais m'en faire entendre; je la perds, Alphonse, et c'est son amant qui me l'enlève, il est aisé de le juger par le rapport de ces femmes. La fortune ne m'a pas voulu laisser ignorer la seule chose qui me pouvait augmenter la douleur de perdre Zaïde. Je l'ai donc perdue pour jamais, et elle est entre les mains d'un rival, et d'un rival aimé! C'était à lui sans doute qu'elle écrivait cette lettre que je surpris, et c'était pour lui apprendre le lieu où il devait la trouver. C'en est trop! s'écria-t-il tout d'un coup, c'en est trop! Mes maux suffiraient à faire plusieurs misérables. J'avoue que j'y succombe, et qu'après avoir tout abandonné, je ne puis supporter d'être plus tourmenté au milieu d'un désert que je ne l'ai été au milieu de la cour. Oui, Alphonse, ajoutait-il, je suis plus malheureux mille fois par la seule perte de Zaïde que je ne l'ai été par toutes celles que j'ai faites. Est-il possible que je ne puisse espérer de revoir Zaïde! Si je savais au moins si je lui ai plu ou si je lui ai été indifférent, mon malheur ne serait pas si insupportable, et je saurais à quelle sorte de douleur je me dois abandonner. Mais si j'ai plu à Zaïde, puis-je penser à l'oublier et ne dois-je pas passer, ma vie à courir toutes les parties du monde pour la trouver? Que si elle en aime un autre, ne dois-je pas faire tous mes efforts pour ne m'en souvenir jamais? Alphonse, ayez pitié de moi, tâchez de me faire croire que Zaïde m'a aimé, ou, persuadez-moi que je lui suis indifférent. Quoi! reprenait-il, je serais aimé de Zaïde et je ne la verrais jamais! Ce malheur passerait encore celui d'en être haï. Mais non, je ne puis être malheureux si Zaïde m'a aimé. Hélas! je l'allais savoir dans le moment que je l'ai perdue, et, quelque soin qu'elle eût pris de se déguiser, j'aurais démêlé ses sentiments, j'aurais sur la cause de ses larmes, j'aurais su son pays, sa fortune, ses aventures, et je saurais maintenant si je dois la suivre et où je dois la chercher. Alphonse ne savait que répondre à Consalve, par l'impossibilité de se déterminer à ce qu'il lui devait dire pour calmer sa douleur. Enfin, après lui avoir représenté que son esprit n'était pas en état de prendre une résolution et qu'il fallait se servir de sa raison pour supporter son malheur, il l'obligea de retourner chez lui. Sitôt que Consalve fut dans sa chambre, il fit appeler son truchement pour se faire expliquer quelques mots qu'il avait entendu dire à Zaïde et qu'il avait retenus. Le truchement lui en expliqua plusieurs, et entre autres ceux que Zaïde avait souvent dits à Félime en le regardant. Il les expliqua en sorte que Consalve fut assuré qu'il ne s'était pas trompé, lorsqu'il avait cru qu'elle parlait d'une ressemblance, et il ne douta plus alors que ce ne fût un amant de Zaïde à qui il ressemblait. Dans cette pensée, il envoya chercher ces femmes qui avaient vu partir cette belle étrangère, pour savoir d'elles si, parmi ces hommes qui l'avaient emmenée, il n'y avait point quelqu'un qui lui ressemblât. Sa curiosité ne put être satisfaite; ces femmes les avaient vus de trop loin pour remarquer cette ressemblance, et elles lui dirent seulement qu'il y en avait un que Zaïde avait embrassé. Consalve ne put entendre ces paroles sans s'abandonner au désespoir et sans prendre le dessein d'aller chercher Zaïde pour tuer son amant à ses yeux. Alphonse lui représenta qu'il y aurait de l'injustice et de l'impossibilité dans ce dessein; qu'il n'avait point de droit sur Zaïde; qu'elle était engagée avec cet amant devant que de l'avoir vu; que c'était peut-être son mari; qu'il ne savait en quel lieu du monde la chercher; que, quand il l'aurait trouvée, ce serait apparemment dans un pays où ce rival aurait tant d'autorité qu'il ne pourrait exécuter ce que la colère lui conseillait d'entreprendre. - Que voulez-vous donc que je devienne? répliqua Consalve; et croyez-vous qu'il me soit possible de demeurer en l'état où je suis! - Je voudrais, dit Alphonse, que vous supportassiez ce malheur, qui ne regarde que l'amour, comme vous avez déjà supporté ceux qui regardaient et l'amour et la fortune. - C'est pour avoir trop souffert que je ne puis plus souffrir, répondit Consalve, je veux aller chercher Zaïde, la revoir, savoir d'elle qu'elle en aime un autre et mourir à ses pieds. Mais non, reprit-il, je serais digne de mon malheur si j'allais chercher Zaïde après la manière dont elle m'a quittée. Le respect et l'adoration que j'ai eus pour elle, l'engageaient à me faire dire au moins qu'elle s'en allait. La seule reconnaissance l'y devait obliger, et, puisqu'elle ne l'a pas fait, il faut qu'elle joigne le mépris à l'indifférence. Je me suis trop flatté quand j'ai pu m'imaginer qu'elle ne me haïssait pas, je ne dois jamais penser à la suivre ni à la chercher. Non, Zaïde, je ne vous suivrai point. Alphonse, je me rends à vos raisons et je vois bien que je ne dois prétendre qu'à finir, le plus tôt que je pourrai, le reste d'une misérable vie. Consalve parut déterminé à cette résolution et son esprit en fut plus calme. Il était néanmoins dans une tristesse qui faisait pitié; il passait les journées entières dans les lieux où il avait vu Zaïde, et il semblait l'y chercher encore. Il garda son truchement pour apprendre la langue grecque, et, quoiqu'il fût persuadé qu'il ne verrait jamais Zaïde, il trouvait quelque douceur à s'assurer au moins qu'il la pourrait entendre s'il la revoyait. Il apprit en peu de temps ce que les autres n'apprennent qu'en plusieurs années. Mais, lorsqu'il n'eut plus cette occupation, qui avait quelque rapport avec Zaïde, il se trouva encore plus affligé qu'auparavant. Il faisait souvent réflexion sur la cruauté de sa destinée qui, après l'avoir accablé à Léon de tant de malheurs, lui en faisait encore éprouver un incomparablement plus sensible, en le privant d'une personne qui seule lui était plus chère que la fortune, l'ami et la maÃtresse qu'il avait perdus. En faisant cette triste différence de ses malheurs passés à son malheur présent, il se souvint de la promesse qu'il avait faite à don Olmond de lui donner de ses nouvelles, et, quelque peine qu'il eût à penser à autre chose qu'à Zaïde, il jugea qu'il devait cette marque de reconnaissance à un homme qui lui avait témoigné tant d'amitié. Il ne voulut pas lui apprendre précisément le lieu où il était, il lui manda seulement qu'il le priait de lui écrire à Tarragone; que sa retraite n'en était pas éloignée; qu'il s'y trouvait sans ambition; qu'il n'avait plus de ressentiment contre don Garcie, de haine pour don Ramire, ni d'amour pour Nugna Bella; que cependant il était encore plus malheureux que lorsqu'il partit de Léon. Alphonse était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve; il ne l'abandonnait point et tâchait, autant qu'il lui était possible, de diminuer son affliction. Vous avez perdu Zaïde, lui disait-il un jour, mais vous n'avez pas contribué à la perdre, et, quelque malheureux que vous soyez, il y a du moins une sorte de malheur que votre destinée vous laisse ignorer. Etre la cause de son infortune est ce malheur qui vous est inconnu et c'est celui qui fera éternellement mon supplice. Si vous trouvez quelque consolation, continua-t-il, d'apprendre, par mon exemple, que vous pourriez être plus infortuné que vous ne l'êtes, je veux bien vous raconter les accidents de ma vie, quelque douleur que me puisse donner un si triste souvenir. Consalve ne put s'empêcher de lui laisser voir tant de désir de savoir ce qui l'avait obligé à se confiner dans un désert qu'Alphonse, pour satisfaire sa curiosité, et pour lui faire connaÃtre qu'il était plus malheureux que lui, commença ainsi l'histoire de ses déplaisirs Histoire d'Alphonse et de Bélasire Vous savez, seigneur, que je m'appelle Alphonse Ximénès et que ma maison a quelque lustre dans l'Espagne pour être descendue des premiers rois de Navarre. Comme je n'ai dessein que de vous conter l'histoire de mes derniers malheurs, je ne vous ferai pas celle de toute ma vie; il y a néanmoins des choses assez remarquables, mais comme, jusques au temps dont je vous veux parler, je n'avais été malheureux que par la faute des autres, et non pas par la mienne, je ne vous en dirai rien, et vous saurez seulement que j'avais éprouvé tout ce que l'infidélité et l'inconstance des femmes peuvent faire souffrir de plus douloureux. Aussi étais-je très éloigné d'en vouloir aimer aucune. Les attachements me paraissaient des supplices, et, quoi qu'il y eût plusieurs belles personnes dans la cour dont je pouvais être aimé, je n'avais pour elles que les sentiments de respect qui sont dus à leur sexe. Mon père, qui vivait encore, souhaitait de me marier, par cette chimère si ordinaire à tous les hommes de vouloir conserver leur nom. Je n'avais pas de répugnance au mariage, mais la connaissance que j'avais des femmes, m'avait fait prendre la résolution de n'en épouser jamais de belles, et, après avoir tant souffert par la jalousie, je ne voulais pas me mettre au hasard d'avoir tout ensemble celle d'un amant et celle d'un mari. J'étais dans ces dispositions, lorsqu'un jour mon père me dit que Bélasire, fille du comte de Guévarre, était arrivée à la cour, que c'était un parti considérable, et par son bien, et par sa naissance, et qu'il eût fort souhaité de l'avoir pour belle-fille. Je lui répondis qu'il faisait un souhait inutile, que j'avais déjà ouï parler de Bélasire, et que je savais que personne n'avait encore pu lui plaire, que je savais aussi qu'elle était belle et que c'était assez pour m'ôter la pensée de l'épouser. Il me demanda si je l'avais vue; je lui répondis que toutes les fois qu'elle était venue à la cour, je m'étais trouvé à l'armée et que je ne la connaissais que de réputation. Voyez-la, je vous en prie, répliqua-t-il, et, si j'étais aussi assuré que vous lui pussiez plaire que je suis persuadé qu'elle vous fera changer de résolution de n'épouser jamais une belle femme, je ne douterais pas de votre mariage. Quelques jours après, je. trouvai Bélasire chez la reine; je demandai son nom, me doutant bien que c'était elle, et elle me demanda le mien, croyant bien aussi que j'étais Alphonse. Nous devinâmes l'un et l'autre ce que nous avions demandé, nous nous le dÃmes et nous parlâmes ensemble avec un air plus libre qu'apparemment nous ne le devions avoir dans une première conversation. Je trouvai la personne de Bélasire très charmante, et son esprit beaucoup au-dessus de ce que j'en avais pensé. Je lui dis que j'avais de la honte de ne la connaÃtre pas encore; que néanmoins je serais bien aise de ne la pas connaÃtre davantage; que je n'ignorais pas combien il était inutile de songer à lui plaire, et combien il était difficile de se garantir de le désirer. J'ajoutai que, quelque difficulté qu'il y eût à toucher son coeur, je ne pourrais m'empêcher d'en former le dessein, si elle cessait d'être belle, mais que, tant qu'elle serait comme je la voyais, je n'y penserais de ma vie, que je la suppliais même de m'assurer qu'il était impossible de se faire aimer d'elle, de peur qu'une fausse espérance ne me fit changer la résolution que j'avais prise de ne m'attacher jamais à une belle femme. Cette conversation, qui avait quelque chose d'extraordinaire, plut à Bélasire; elle parla de moi assez favorablement, et je parlai d'elle comme d'une personne en qui je trouvais un mérite et un agrément au-dessus des autres femmes. Je m'enquis, avec plus de soin que je n'avais fait, qui étaient ceux qui s'étaient attachés à elle. On me dit que le comte de Lare l'avait passionnément aimée, que cette passion avait duré longtemps, qu'il avait été tué à l'armée et qu'il s'était précipité dans le péril après avoir perdu l'espérance de l'épouser. On me dit aussi que plusieurs autres personnes avaient essayé de lui plaire, mais inutilement, et que l'on n'y pensait plus parce qu'on croyait impossible d'y réussir. Cette impossibilité dont on me parlait me fit imaginer quelque plaisir à la surmonter. Je n'en fis pas néanmoins le dessein, mais je vis Bélasire le plus souvent qu'il me fut possible, et comme la cour de Navarre n'est pas si austère que celle de Léon, je trouvais aisément les occasions de la voir Il n'y avait pourtant rien de sérieux entre elle et moi; je lui parlait en riant de l'éloignement où nous étions l'un pour l'autre et de la joie que j'aurais, qu'elle changeât de visage et de sentiments. Il me parut que ma conversation ne lui déplaisait pas et que mon esprit lui plaisait, parce qu'elle trouvait que je connaissais tout le sien. Comme elle avait même pour moi une confiance qui me donnait une entière liberté de lui parler, je la priai de me dire les raisons qu'elle avait eues de refuser si opiniâtrement ceux qui s'étaient attachés à lui plaire. Je vais vous répondre sincèrement, me dit-elle. Je suis née avec aversion pour le mariage, les liens m'en ont toujours paru très rudes, et j'ai cru qu'il n'y avait qu'une passion qui pût assez aveugler pour faire passer par-dessus toutes les raisons qui s'opposent à cet engagement. Vous ne voulez pas vous marier par amour, ajouta-t-elle, et moi je ne comprends pas qu'on puisse se marier sans amour et sans une amour violente, et, bien loin d'avoir eu de la passion, je n'ai même jamais eu d'inclination pour personne; ainsi, Alphonse, si je ne me suis point mariée, c'est parce que je n'ai rien aimé. - Quoi! madame, lui répondis-je, personne ne vous a plu? Votre coeur n'a jamais reçu d'impression? Il n'a jamais été troublé au nom et à la vue de ceux qui vous adoraient? - Non, me dit-elle, je ne connais aucun des sentiments de l'amour. - Quoi! pas même la jalousie? lui dis-je. - Non, pas même la jalousie, me répliqua-t-elle. - Ah! si cela est, madame, lui répondis-je, je suis persuadé que vous n'avez jamais eu d'inclination pour personne. - Il est vrai, reprit-elle, personne ne m'a jamais plu, et je n'ai pas même trouvé d'esprit qui me fût agréable, et qui eût du rapport avec le mien. Je ne sais quel effet me firent les paroles de Bélasire, je ne sais si j'en étais déjà amoureux sans le savoir, mais l'idée d'un coeur fait comme le sien, qui n'eût jamais reçu d'impression, me parut une chose si admirable et si nouvelle que je fus frappé dans ce moment du désir de lui plaire et d'avoir la gloire de toucher ce coeur que tout le monde croyait insensible. Je ne fus plus cet homme qui avait commencé à parler sans dessein, je repassai dans mon esprit tout ce qu'elle me venait de dire. Je crus que, lorsqu'elle m'avait dit qu'elle n'avait trouvé personne qui lui eût plu, j'avais vu dans ses yeux qu'elle m'en avait excepté; enfin j'eus assez d'espérance pour achever de me donner de l'amour et, dès ce moment, je devins plus amoureux de Bélasire que je ne l'avais jamais été d'aucune autre. Je ne vous redirai point comme j'osai lui déclarer que je l'aimais; j'avais commencé à lui parler par une espèce de raillerie, il était difficile de lui parler sérieusement, mais aussi cette raillerie me donna bientôt lieu de lui dire des choses que je n'aurais osé lui dire de longtemps. Ainsi j'aimai Bélasire et je fus assez heureux pour toucher son inclination, mais je ne le fus pas assez pour lui persuader mon amour. Elle avait une défiance naturelle de tous les hommes; quoiqu'elle m'estimât beaucoup plus que tous ceux qu'elle avait vus, et par conséquent plus que je ne méritais, elle n'ajoutait pas de foi à mes paroles. Elle eut néanmoins un procédé avec moi tout différent de celui des autres femmes, et j'y trouvai quelque chose de si noble et de si sincère que j'en fus surpris. Elle ne demeura pas longtemps sans m'avouer l'inclination qu'elle avait pour moi, elle m'apprit ensuite le progrès que je faisais dans son coeur, mais, comme elle ne me cachait point ce qui m'était avantageux, elle m'apprenait aussi ce qui ne m'était pas favorable. Elle me dit qu'elle ne croyait pas que je l'aimasse véritablement et que tant qu'elle ne serait pas mieux persuadée de mon amour, elle ne consentirait jamais à m'épouser. Je ne vous saurais exprimer la joie que je trouvais à toucher ce coeur qui n'avait jamais été touché, et à voir l'embarras et le trouble qu'y apportait une passion qui lui était inconnue. Quel charme c'était pour moi de connaÃtre l'étonnement qu'avait Bélasire de n'être plus maÃtresse d'elle-même et de se trouver des sentiments sur quoi elle n'avait point de pouvoir! Je goûtai des délices dans ces commencements que je n'avais pas imaginées, et, qui n'a point senti le plaisir de donner une violente passion à une personne qui n'en a jamais eu, même de médiocre, peut dire qu'il ignore les véritables plaisirs de l'amour. Si j'eus de sensibles joies par la connaissance de l'inclination que Bélasire avait pour moi, j'eus aussi de cruels chagrins par le doute où elle était de ma passion et par l'impossibilité qui me paraissait à l'en persuader. Lorsque cette pensée me donnait de l'inquiétude, je rappelais les sentiments que j'avais eus sur le mariage, je trouvais que j'allais tomber dans les malheurs que j'avais tant appréhendés, je pensais que j'aurais la douleur de ne pouvoir assurer Bélasire de l'amour que j'avais pour elle; ou que, si je l'en assurais et qu'elle m'aimât véritablement, je serais exposé au malheur de cesser d'être aimé. Je me disais que le mariage diminuerait l'attachement quelle avait pour moi, qu'elle ne m'aimerait plus que par devoir, qu'elle en aimerait peut-être quelque autre; enfin je me représentais tellement l'horreur d'en être jaloux que, quelque estime et quelque passion que j'eusse pour elle, je me résolvais quasi d'abandonner l'entreprise que j'avais faite, et je préférais le malheur de vivre sans Bélasire à celui de vivre avec elle sans en être aimé. Bélasire avait à peu près des incertitudes pareilles aux miennes, elle ne me cachait point ses sentiments non plus que je ne lui cachais pas les miens. Nous parlions des raisons que nous avions de ne nous point engager, nous résolûmes plusieurs fois de rompre notre attachement, nous nous dÃmes adieu dans la pensée d'exécuter nos résolutions, mais nos adieux étaient si tendres et notre inclination si forte, qu'aussitôt que nous nous étions quittés nous ne pensions plus qu'à nous revoir. Enfin, après bien des irrésolutions de part et d'autre, je surmontai les doutes de Bélasire, elle rassura tous les miens, elle me promit qu'elle consentirait à notre mariage sitôt que ceux dont nous dépendions auraient réglé ce qui était nécessaire pour l'achever. Son père fut obligé de partir devant que de le pouvoir conclure; le roi l'envoya sur la frontière signer un traité avec les Maures et nous fûmes contraints d'attendre son retour. J'étais cependant le plus heureux homme du monde, je n'étais occupé que de l'amour que j'avais pour Bélasire, j'en étais passionnément aimé, je l'estimais plus que toutes les femmes du monde, et je me croyais sur le point de la posséder. Je la voyais avec toute la liberté que devait avoir un homme qui l'allait bientôt épouser. Un jour, mon malheur fit que je la priai de me dire tout ce que ses amants avaient fait pour elle. Je prenais plaisir à voir la différence du procédé qu'elle avait eu avec eux d'avec celui qu'elle avait avec moi. Elle me nomma tous ceux que l'avaient aimée; elle me conta tout ce qu'ils avaient fait pour lui plaire; elle me dit que ceux qui avaient eu plus de persévérance, étaient ceux dont elle avait eu plus d'éloignement, et que le comte de Lare, qui l'avait aimée jusques à sa mort, ne lui avait jamais plu. Je ne sais pourquoi, après ce qu'elle me disait, j'eus plus de curiosité pour ce qui regardait le comte de Lare que pour les autres. Cette longue persévérance me frappa l'esprit je la priai de me redire encore tout ce qui s'était passé entre eux; elle le fit, et, quoiqu'elle ne me dÃt rien qui me dût déplaire, je fus touché d'une espèce de jalousie. Je trouvai que, si elle ne lui avait témoigné de l'inclination, qu'au moins lui avait-elle témoigné beaucoup d'estime. Le soupçon m'entra dans l'esprit qu'elle ne me disait pas tous les sentiments qu'elle avait eus pour lui. Je ne voulus point lui témoigner ce que je pensais; je me retirai chez moi plus chagrin que de coutume; je dormis peu, et je n'eus point de repos que je ne la visse le lendemain et que je ne lui fisse encore raconter tout ce qu'elle m'avait dit le jour précédent. Il était impossible qu'elle m'eût comté d'abord toutes les circonstances d'une passion qui avait duré plusieurs années, elle me dit des choses qu'elle ne m'avait point encore dites, je crus qu'elle avait eu dessein de me les cacher. Je lui fis mille questions, et je lui demandai à genoux de me répondre avec sincérité. Mais quand ce qu'elle me répondait, était comme je le pouvais désirer, je croyais qu'elle ne me parlait ainsi que pour me plaire; si elle me disait des choses un peu avantageuses pour le comte de Lare, je croyais qu'elle m'en cachait bien davantage; enfin la jalousie, avec toutes les horreurs dont on la représente, se saisit de mon esprit. Je ne lui donnais plus de repos, je ne pouvais plus lui témoigner ni passion ni tendresse, j'étais incapable de lui parler que du comte de Lare, j'étais pourtant au désespoir de l'en faire souvenir et de remettre dans sa mémoire tout ce qu'il avait fait pour elle. Je résolvais de ne lui en plus parler, mais je trouvais toujours que j'avais oublié de me faire expliquer quelque circonstance et, sitôt que j'avais commencé ce discours, c'était pour moi un labyrinthe; je n'en sortais plus, et j'étais également désespéré de lui parler du comte de Lare ou de ne lui en parler pas. Je passais les nuits entières sans dormir; Bélasire ne me paraissait plus la même personne. Quoi! disais-je c'est ce qui a fait le charme de ma passion que de croire que Bélasire n'a jamais rien aimé, et qu'elle n'a jamais eu d'inclination pour personne; cependant, par tout ce qu'elle me dit elle-même, il faut qu'elle n'ait pas eu d'aversion pour le comte de Lare. Elle lui a témoigné trop d'estime, et elle l'a traité avec trop de civilité; si elle ne l'avait point aimé, elle l'aurait haï par la longue persécution qu'il lui a faite et qu'il lui a fait faire par ses parents. Non, disais-je, Bélasire, vous m'avez trompé, vous n'étiez point telle que je vous ai crue; c'était comme une personne qui n'avait jamais rien aimé, que je vous ai adorée, c'était le fondement de ma passion, je ne le trouve plus, il est juste que je reprenne tout l'amour que j'ai eu pour vous. Mais, si elle me dit vrai, reprenais-je, quelle injustice ne lui fais-je point! Et quel mal ne me fais-je point à moi-même de m'ôter tout le plaisir que je trouvais à être aimé d'elle! Dans ces sentiments, je prenais la résolution de parler encore une fois à Bélasire; il me semblait que je lui dirais mieux que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je n'avais fait ce qui me donnait de la peine et que je m'éclaircirais avec elle d'une manière qui ne me laisserait plus de soupçon. Je faisais ce que j'avais résolu; je lui parlais, mais ce n'était pas pour la dernière fois; et, le lendemain, je reprenais le même discours avec plus de chaleur que le jour précédent. Enfin Bélasire, qui avait eu jusques alors une patience et une douceur admirables, qui avait souffert tous mes soupçons et qui avait travaillé à me les ôter, commença à se lasser de la continuation d'une jalousie si violente et si mal fondée. - Alphonse, me dit-elle un jour, je vois bien que le caprice que vous avez dans l'esprit va détruire la passion que vous aviez pour moi, mais il faut que vous sachiez aussi qu'elle détruira infailliblement celle que j'ai pour vous. Considérez, je vous en conjure, sur quoi vous me tourmentez et sur quoi vous vous tourmentez vous-même, sur un homme mort, que vous ne sauriez croire que j'aie aimé puisque je ne l'ai pas épousé, car, si je l'avais aimé, mes parents voulaient notre mariage, et rien ne s'y opposait. - Il est vrai, madame, lui répondis-je, je suis jaloux d'un mort et c'est ce qui me désespère. Si le comte de Lare était vivant, je jugerais par la manière dont vous seriez ensemble, de celle dont vous y auriez été, et ce que vous faites pour moi me convaincrait que vous ne l'aimeriez pas. J'aurais le plaisir en vous épousant de lui ôter l'espérance que vous lui aviez donnée, quoi que vous me puissiez dire, mais il est mort, et il est peut-être mort persuadé que vous l'auriez aimé, s'il avait vécu. Ah! madame, je ne saurais être heureux toutes les fois que je penserais qu'un autre que moi a pu se flatter d'être aimé de vous. - Mais, Alphonse, me dit-elle encore, si je l'avais aimé, pourquoi ne l'aurais-je pas épousé? - Parce que vous ne l'avez pas assez aimé, madame, lui répliquai-je, et que la répugnance que vous aviez au mariage ne pouvait être surmontée par une inclination médiocre. Je sais bien que vous m'aimez davantage que vous n'avez aimé le comte de Lare, mais, pour peu que vous l'ayez aimé, tout mon bonheur est détruit, je ne suis plus le seul homme qui vous ait plu, je ne suis plus le premier qui vous ait fait connaÃtre l'amour, votre coeur a été touché par d'autres sentiments que ceux que je lui ai donnés. Enfin, madame, ce n'est plus ce qui m'avait rendu le plus heureux homme du monde, et vous ne me paraissez plus du même prix dont je vous ai trouvée d'abord. - Mais, Alphonse, me dit-elle, comment avez-vous pu vivre en repos avec celles que vous avez aimées? Je voudrais bien savoir si vous avez trouvé en elles un coeur qui n'eût jamais senti de passion. - Je ne l'y cherchais pas, madame, lui répliquai-je, je ne n'avais pas espéré de l'y trouver, je ne les avais point regardées comme des personnes incapables d'en aimer d'autres que moi, je m'étais contenté de croire qu'elles m'aimaient beaucoup plus que tout ce qu'elles avaient aimé, mais, pour vous, madame, ce n'est pas de même; je vous ai toujours regardée comme une personne au-dessus de l'amour et qui ne l'aurait jamais connu sans moi. Je me suis trouvé heureux et glorieux tout ensemble d'avoir pu faire une conquête si extraordinaire. Par pitié, ne me laissez plus dans l'incertitude où je suis; si vous m'avez caché quelque chose sur le comte de Lare, avouez-le-moi; le mérite de l'aveu et votre sincérité me consoleront peut-être de ce que vous m'avouerez; éclaircissez mes soupçons, et ne me laissez pas vous donner un plus grand prix que je ne dois, ou moindre que vous ne méritez. - Si vous n'aviez point perdu la raison, me dit Bélasire, vous verriez bien que, puisque je ne vous ai pas persuadé, je ne vous persuaderai pas, mais si je pouvais ajouter quelque chose à ce que je vous ai déjà dit, ce serait qu'une marque infaillible que je n'ai pas eu d'inclination pour le comte de Lare, est de vous en assurer comme je fais. Si je l'avais aimé, il n'y aurait rien qui pût me le faire désavouer, je croirais faire un crime de renoncer à des sentiments que j'aurais eus pour un homme mort qui les aurait mérités. Ainsi, Alphonse, soyez assuré que je n'en ai point eu qui vous puisse déplaire. Persuadez-le-moi donc, madame, m'écriai-je, dites-le moi mille fois de suite, écrivez-le-moi, enfin redonnez-moi le plaisir de vous aimer comme je faisais, et surtout pardonnez-moi le tourment que je vous donne. Je me fais plus de mal qu'à vous et, si l'état où je suis se pouvait racheter, je le rachèterais par la perte de ma vie. Ces dernières paroles firent de l'impression sur Bélasire; elle vit bien qu'en effet je n'étais pas le maÃtre de mes sentiments; elle me promit d'écrire tout ce qu'elle avait pensé et tout ce qu'elle avait fait pour le comte de Lare, et, quoique ce fussent des choses qu'elle m'avait déjà dites mille fois, j'eus du plaisir de m'imaginer que je les verrais écrites de sa main. Le jour suivant elle m'envoya ce qu'elle m'avait promis, j'y trouvai une narration fort exacte de ce que le comte de Lare avait fait pour lui plaire, et de tout ce qu'elle avait fait pour le guérir de sa passion, avec toutes les raisons qui pouvaient me persuader que ce qu'elle me disait était véritable. Cette narration était faite d'une manière qui devait me guérir de tous mes caprices, mais elle fit un effet contraire. Je commençai par être en colère contre moi-même d'avoir obligé Bélasire à employer tant de temps à penser au comte de Lare. Les endroits de son récit où elle entrait dans le détail, m'étaient insupportables; je trouvais qu'elle avait bien de la mémoire pour les actions d'un homme qui lui avait été indifférent. Ceux qu'elle avait passés légèrement, me persuadaient qu'il y avait des choses qu'elle ne m'avait osé dire; enfin je fis du poison du tout, et je vins voir Bélasire plus désespéré et plus en colère que je ne l'avais jamais été. Elle, qui savait combien j'avais sujet d'être satisfait, fut offensée de me voir si injuste, elle me le fit connaÃtre avec plus de force qu'elle ne l'avait encore fait. Je m'excusai le mieux que je pus, tout en colère que j'étais. Je voyais bien que j'avais tort, mais il ne dépendait pas de moi d'être raisonnable. Je lui dis que ma grande délicatesse sur les sentiments qu'elle avait eus pour le comte de Lare, était une marque de la passion et de l'estime que j'avais pour elle, et que ce n'était que par le prix infini que je donnais à son coeur que je craignais si fort qu'un autre n'en eût touché la moindre partie; enfin je dis tout ce que je pus m'imaginer pour rendre ma jalousie plus excusable. Bélasire n'approuva point mes raisons, elle me dit que de légers chagrins pouvaient être produits par ce que je lui venais de dire, mais qu'un caprice si long ne pouvait venir du défaut et du dérèglement de mon humeur, que je lui faisais peur pour la suite de sa vie et que, si je continuais, elle serait obligée de changer de sentiments. Ces menaces me firent trembler, je me jetai à ses genoux, je l'assurai que je ne lui parlerai plus de mon chagrin, et je crus moi-même en pouvoir être le maÃtre, mais ce ne fut que pour quelques jours. Je recommençai bientôt à la tourmenter, je lui redemandai souvent pardon, mais souvent aussi je lui fis voir que je croyais toujours qu'elle avait aimé le comte de Lare, et que cette pensée me rendrait éternellement malheureux. Il y avait déjà longtemps que j'avais fait une amitié particulière avec un homme de qualité appelé don Manrique. C'était un des hommes du monde qui avaient le plus de mérite et d'agrément. La liaison qui était entre nous, en avait fait une très grande entre Bélasire et lui, leur amitié ne m'avait jamais déplu; au contraire, j'avais pris plaisir à l'augmenter. Il s'était aperçu plusieurs fois du chagrin que j'avais depuis quelque temps. Quoique je n'eusse rien de caché pour lui, la honte de mon caprice m'avait empêché de le lui avouer. Il vint chez Bélasire un jour que j'étais encore plus déraisonnable que je n'avais accoutumé et qu'elle était aussi plus lasse qu'à l'ordinaire de ma jalousie. Don Manrique connut, à l'altération de nos visages, que nous avions quelque démêlé. J'avais toujours prié Bélasire de ne lui point parler de ma faiblesse; je lui fis encore la même prière quand il entra, mais elle voulut m'en faire honte, et; sans me donner le loisir de m'y opposer, elle dit à don Manrique ce qui faisait mon chagrin. Il en parut si étonné, il le trouva si mal fondé, et il m'en fit tant de reproches qu'il acheva de troubler ma raison. Jugez, seigneur, si elle fut troublée et quelle disposition j'avais à la jalousie! Il me parut que, de la manière dont m'avait condamné don Manrique, il fallait qu'il fût prévenu pour Bélasire. Je voyais bien que je passais les bornes de la raison, mais je ne croyais pas aussi qu'on me dût condamner entièrement, à moins que d'être amoureux de Bélasire. Je m'imaginai alors que don Manrique l'était il y avait déjà longtemps, et que je lui paraissais si heureux d'en être aimé, qu'il ne trouvait pas que je me dusse plaindre, quand elle en aurait aimé un autre. Je crus même que Bélasire s'était bien aperçue que don Manrique avait pour elle plus que de l'amitié; je pensai qu'elle était bien aise d'être aimée, comme le sont d'ordinaire toutes les femmes, et, sans la soupçonner de me faire une infidélité, je fus jaloux de l'amitié qu'elle avait pour un homme qu'elle croyait son amant. Bélasire et don Manrique, qui me voyaient si troublé et si agité, étaient bien éloignés de juger ce qui causait le désordre de mon esprit. Ils tâchèrent de me remettre par toutes les raisons dont ils pouvaient s'aviser, mais tout ce qu'ils me disaient, achevait de me troubler et de m'aigrir. Je les quittai et, quand je fus seul, je me représentai le nouveau malheur que je croyais avoir infiniment au-dessus de celui que j'avais eu Je connus alors que j'avais été déraisonnable de craindre un homme qui ne me pouvait plus faire de mal. Je trouvai que don Manrique m'était redoutable en toutes façons, il était aimable, Bélasire avait beaucoup d'estime et d'amitié pour lui, elle était accoutumée à le voir; elle était lasse de mes chagrins et de mes caprices, il me semblait qu'elle cherchait à s'en consoler avec lui et qu'insensiblement elle lui donnerait la place que j'occupais dans son coeur. Enfin je fus plus jaloux de don Manrique que je ne l'avais été du comte de Lare. Je savais bien qu'il était amoureux d'une autre personne, il y avait longtemps, mais cette personne était si inférieure en toutes choses à Bélasire que cet amour ne me rassurait pas. Comme ma destinée voulait que je ne pusse m'abandonner entièrement à mon caprice et qu'il me restât toujours assez de raison pour me laisser dans l'incertitude, je ne fus pas si injuste que de croire que don Manrique travaillât à m'ôter Bélasire. Je m'imaginai qu'il en était devenu amoureux sans s'en être aperçu et sans le vouloir; je pensai qu'il essayait de combattre sa passion à cause de notre amitié et, qu'encore qu'il n'en dit rien à Bélasire, il lui laissait voir qu'il l'aimait sans espérance. Il me parut que je n'avais pas sujet de me plaindre de don Manrique, puisque je croyais que ma considération l'avait empêché de se déclarer. Enfin je trouvai que, comme j'avais été jaloux d'un homme mort, sans savoir si je le devais être, j'étais jaloux de mon ami, et que je le croyais mon rival sans croire avoir sujet de le haïr. Il serait inutile de vous dire ce que des sentiments aussi extraordinaires que les miens me firent souffrir et il est aisé de se l'imaginer. Lorsque je vis don Manrique, je lui fis des excuses de lui avoir caché mon chagrin sur le sujet du comte de Lare, mais je ne lui dis rien de ma nouvelle jalousie. Je n'en dis rien aussi, à Bélasire, de peur que la connaissance qu'elle en aurait, n'achevât de l'éloigner de moi. Comme j'étais toujours persuadé qu'elle m'aimait beaucoup, je croyais que, si je pouvais obtenir de moi-même de ne. lui plus paraÃtre déraisonnable, elle ne m'abandonnerait pas pour don Manrique. Ainsi l'intérêt même de ma jalousie m'obligeait à la cacher. Je demandai encore pardon à Bélasire, et je l'assurai que la raison m'était entièrement revenue. Elle fut bien aise de me voir dans ces sentiments, quoiqu'elle pénétrât aisément, par la grande connaissance qu'elle avait de mon humeur, que je n'étais pas si tranquille que je le voulais paraÃtre. Don Manrique continua de la voir comme il avait accoutumé, et même, davantage, à cause de la confidence où ils étaient ensemble de ma jalousie. Comme Bélasire avait vu que j'avais été offensé qu'elle lui en eût parlé, elle ne lui en parlait plus en ma présence, mais, quand elle s'apercevait que j'étais chagrin, elle s'en plaignait avec lui et le priait de lui aider à me guérir. Mon malheur voulut que je m'aperçusse deux ou trois fois qu'elle avait cessé de parler à don Manrique lorsque j'étais entré. Jugez ce qu'une pareille chose pouvait produire dans un esprit aussi jaloux que le mien! Néanmoins je voyais tant de tendresse pour moi dans le coeur de Bélasire, et il me paraissait qu'elle avait tant de joie, lorsqu'elle me voyait l'esprit en repos, que je ne pouvais croire qu'elle aimât assez don Manrique pour être en intelligence avec lui. Je ne pouvais croire aussi que don Manrique, qui ne songeait qu'à empêcher que je ne me brouillasse avec elle, songeât à s'en faire aimer. Je ne pouvais donc démêler quels sentiments il avait pour elle, ni quels étaient ceux qu'elle avait pour lui. Je ne savais même très souvent quels étaient les miens; enfin j'étais dans le plus misérable état où un homme ait jamais été. Un jour que j'étais entré, qu'elle parlait bas à don Manrique, il me parut qu'elle ne s'était pas souciée que je visse qu'elle lui parlait. Je me souvins alors qu'elle m'avait dit plusieurs fois, pendant que je la persécutais sur le sujet du comte de Lare, qu'elle me donnerait de la jalousie d'un homme vivant pour me guérir de celle que j'avais d'un homme mort. Je crus que c'était pour exécuter cette menace qu'elle traitait si bien don Manrique et qu'elle me laissait voir qu'elle avait des secrets avec lui. Cette pensée diminua le trouble où j'étais. Je fus encore quelques jours sans lui en rien dire, mais enfin je me résolus de lui en parler. - J'allai la trouver dans cette intention et, me jetant à genoux devant elle - Je veux bien vous avouer, madame, lui dis-je, que le dessein que vous avez eu de me tourmenter a réussi. Vous m'avez donné toute l'inquiétude que vous pouviez souhaiter, et vous m'avez fait sentir, comme vous me l'aviez promis tant de fois, que la jalousie qu'on a des vivants, est plus cruelle que celle qu'on peut avoir des morts. Je méritais d'être puni de ma folie, mais je ne le suis que trop, et, si vous saviez ce que j'ai souffert des choses mêmes que j'ai cru que vous faisiez à dessein, vous verriez bien que vous me rendrez aisément malheureux quand vous le voudrez. - Que voulez-vous dire, Alphonse? me repartit-elle, vous croyez que j'ai pensé à vous donner de la jalousie, et ne savez-vous pas que j'ai été trop affligée de celle que vous avez eue malgré moi pour avoir envie de vous en donner? - Ah! madame, lui dis-je, ne continuez pas davantage à me donner de l'inquiétude; encore une fois, j'ai assez souffert et, quoique j'aie bien vu que la manière dont vous vivez avec don Manrique, n'était que pour exécuter les menaces que vous m'aviez faites, je n'ai pas laissé d'en avoir une douleur mortelle. - Vous avez perdu la raison. Alphonse, répliqua Bélasire, ou vous voulez me tourmenter à dessein, comme vous dites que je vous tourmente. Vous ne me persuaderez pas que vous puissiez croire que j'aie pensé à vous donner de la jalousie, et vous ne me persuaderez pas aussi que vous en ayez pu prendre. Je voudrais, ajouta-t-elle en me regardant, qu'après avoir été jaloux d'un homme mort que je n'ai pas aimé, vous le fussiez d'un homme vivant qui ne m'aime pas. - Quoi! madame, lui répondis-je, vous n'avez pas eu l'intention de me rendre jaloux de don Manrique? Vous suivez simplement votre inclination en le traitant comme vous faites? Ce n'est pas pour me donner du soupçon que vous avez cessé de lui parler bas ou que vous avez changé de discours, quand je me suis approché de vous? Ah! madame, si cela est, je suis bien plus malheureux que je ne pense et je suis même le plus malheureux homme du monde. Vous n'êtes pas le plus malheureux homme du monde, reprit Bélasire, mais vous êtes le plus déraisonnable, et, si je suivais ma raison, je romprais avec vous et je ne vous verrais de ma vie. - Mais est-il possible, Alphonse, ajouta-t-elle, que vous soyez jaloux de don Manrique? - Et comment ne le serais-je pas, madame, lui dis-je, quand je vois que vous avez avec lui une intelligence que vous me cachez? - Je vous la cache, me répondit-elle, parce que vous vous offensâtes, lorsque je lui parlai de votre bizarrerie, et que je n'ai pas voulu que vous vissiez que je lui parlais encore de vos chagrins et de la peine que j'en souffre. - Quoi! madame, repris-je, vous vous plaignez de mon humeur à mon rival et vous trouverez que j'ai tort d'être jaloux? - Je m'en plains à votre ami, répliqua-t-elle, mais non pas à votre rival. - Don Manrique est mon rival, repartis-je, et je ne crois pas que vous puissiez vous défendre de l'avouer. - Et moi, dit-elle, je ne crois pas que vous m'osiez dire qu'il le soit, sachant, comme vous faites, qu'il passe des jours entiers à ne me parler que de vous. - Il est vrai, lui dis-je, que je ne soupçonne pas don Manrique de travailler à me détruire, mais cela n'empêche pas qu'il ne vous aime, je crois même qu'il ne le dit pas encore, mais, de la manière dont vous le traitez, il vous le dira bientôt, et les espérances que votre procédé lui donne, le feront passer aisément sur les scrupules que notre amitié lui donnait. - Peut-on avoir perdu la raison au point que vous l'avez perdue? me répondit Bélasire. Songez-vous bien à vos paroles? Vous dites que don Manrique me parle pour vous, qu'il est amoureux de moi et qu'il ne me parle point pour lui; où pouvez-vous prendre des choses si peu vraisemblables? N'est-il pas vrai que vous croyez que je vous aime et que vous croyez que don Manrique vous aime aussi? - Il est vrai, lui répondis-je, que je crois l'un et l'autre. - Et si vous le croyez, s'écria-t-elle, comment pouvez-vous vous imaginer que je vous aime et que j'aime don Manrique? Que don Manrique m'aime, et qu'il vous aime encore? Alphonse, vous me donnez un déplaisir mortel de me faire connaÃtre le dérèglement de votre esprit; je vois bien que c'est un mal incurable et qu'il faudrait qu'en me résolvant à vous épouser, je me résolusse en même temps à être la plus malheureuse personne du monde. Je vous aime assurément beaucoup, mais non pas assez pour vous acheter à ce prix. Les jalousies des amants ne sont que fâcheuses, mais celles des maris sont fâcheuses et offensantes. Vous me faites voir si clairement tout ce que j'aurais à souffrir, si je vous avais épousé, que je ne crois pas que je vous épouse jamais. Je vous aime trop pour n'être pas sensiblement touchée de voir que je ne passerai pas ma vie avec vous, comme je l'avais espéré; laissez-moi seule, je vous en conjure, vos paroles et votre vue ne feraient qu'augmenter ma douleur. A ces mots, elle se leva sans vouloir m'entendre et s'en alla dans son cabinet dont elle ferma la porte sans la rouvrir, quelque prière que je lui en fisse. Je fus contraint de m'en aller chez moi, si désespéré et si incertain de mes sentiments, que je m'étonne que je n'en perdis le peu de raison qui me restait. Je revins dès le lendemain voir Bélasire; je la trouvai triste et affligée; elle me parla sans aigreur, et même avec bonté; mais sans me rien dire qui dût me faire craindre qu'elle voulût m'abandonner. Il me parut qu'elle essayait d'en prendre la résolution. Comme on se flatte aisément, je crus qu'elle ne demeurerait pas dans les sentiments où je la voyais, je lui demandai pardon de mes caprices, comme j'avais déjà fait cent fois, je la priai de n'en rien dire à don Manrique et je la conjurai à genoux de changer de conduite avec lui et de ne le plus traiter assez bien pour me donner de l'inquiétude. - Je ne dirai rien de votre folie à don Manrique, me dit-elle, mais je ne changerai rien à la manière dont je vis avec lui. S'il avait de l'amour pour moi, je ne le verrais de ma vie, quand même vous n'en auriez pas d'inquiétude, mais il n'a que de l'amitié, vous savez même qu'il a de l'amour pour d'autres, je l'estime, je l'aime, vous avez consenti que je l'aimasse, il n'y a donc que de la folie et du dérèglement dans le chagrin qu'il vous donne; si je vous satisfaisais, vous seriez bientôt pour quelque autre comme vous êtes pour lui. C'est pourquoi ne vous opiniâtrez pas à me faire changer de conduite, car assurément je n'en changerai point. - Je veux croire, lui répondis-je, que tout ce que vous me dites est véritable, et que vous ne croyez point que don Manrique vous aime, mais je le crois, madame, et c'est assez. Je sais bien que vous n'avez que de l'amitié pour lui, mais c'est une sorte d'amitié si tendre et si pleine de confiance, d'estime et d'agrément, que, quand elle ne pourrait jamais devenir de l'amour, j'aurais sujet d'en être jaloux et de craindre qu'elle n'occupât trop votre coeur. Le refus que vous me venez de faire de changer de conduite avec lui, me fait voir que c'est avec raison qu'il m'est redoutable. - Pour vous montrer, me dit-elle, que le refus que je vous fais ne regarde pas don Manrique, et qu'il ne regarde que votre caprice, c'est que, si vous me demandiez de ne plus voir l'homme du monde que je méprise le plus, je vous le refuserais comme je vous refuse de cesser d'avoir de l'amitié pour don Manrique. - Je le crois, madame, lui répondis-je, mais ce n'est pas l'homme du monde que vous méprisez le plus, que j'ai de la jalousie, c'est d'un homme que vous aimez assez pour le préférer à mon repos. Je ne vous soupçonne pas de faiblesse et de changement, mais j'avoue que je ne puis souffrir qu'il y ait des sentiments de tendresse dans votre coeur pour un autre que pour moi. J'avoue aussi que je suis blessé de voir que vous ne haïssiez pas don Manrique, encore que vous connaissiez bien qu'il vous aime, et qu'il me semble que ce n'était qu'à moi seul qu'était dû l'avantage de vous avoir aimée sans être haï; ainsi, madame; accordez-moi ce que je vous demande, et considérez combien ma jalousie est éloignée de vous devoir offenser. J'ajouterai à ces paroles toutes celles dont je pus m'aviser pour obtenir ce que je souhaitais, il me fut entièrement impossible. Il se passa beaucoup de temps pendant lequel je devins toujours plus jaloux de don Manrique. J'eus le pouvoir sur moi de le lui cacher. Bélasire eut la sagesse de ne lui en rien dire, et elle lui fit croire que mon chagrin venait encore de ma jalousie du comte de Lare. Cependant elle ne changea point de procédé avec don Manrique. Comme il ignorait mes sentiments, il vécut aussi avec elle comme il avait accoutumé; ainsi ma jalousie ne fit qu'augmenter et vint à un tel point que j'en persécutais incessamment Bélasire. Après que cette persécution eut duré longtemps et que cette belle personne eut en vain essayé de me guérir de mon caprice, on me dit pendant deux jours qu'elle se trouvait mal et qu'elle n'était pas même en état que je la visse. Le troisième elle m'envoya quérir, je la trouvai fort abattue, et je crus que c'était sa maladie. Elle me fit asseoir auprès d'un petit lit sur lequel elle était couchée et, après avoir demeuré quelques moments sans parler Alphonse, me dit-elle, je pense que vous voyez bien, il y a longtemps, que j'essaye de prendre la résolution de me détacher de vous. Quelques raisons qui m'y dussent obliger, je ne crois pas que je l'eusse pu faire, si vous ne m'en eussiez donné la force par les extraordinaires bizarreries que vous m'avez fait paraÃtre. Si ces bizarreries n'avaient été que médiocres, et que j'eusse pu croire qu'il eût été possible de vous en guérir par une bonne conduite, quelque austère qu'elle eût été, la passion que j'ai pour vous me l'eût fait embrasser avec joie, mais, comme je vois que le dérèglement de votre esprit est sans remède et que, lorsque vous ne trouvez point de sujets de vous tourmenter, vous vous en faites sur des choses qui n'ont jamais été et sur d'autres qui ne seront jamais, je suis contrainte pour votre repos et pour le mien de vous apprendre que je suis absolument résolue de rompre avec vous et de ne vous point épouser. Je vous dis encore dans ce moment, qui sera le dernier que nous aurons de conversation particulière, que je n'ai jamais eu d'inclination pour personne que pour vous et que vous seul étiez capable de me donner de la passion. Mais puisque vous m'avez confirmée dans l'opinion que j'avais, qu'on ne peut être heureux en aimant quelqu'un, vous, que j'ai trouvé le seul homme digne d'être aimé, soyez persuadé que je n'aimerai personne et que les impressions que vous avez faites dans mon coeur, sont les seules qu'il avait reçues et les seules qu'il recevra jamais. Je ne veux pas même que vous puissiez penser que j'aie trop d'amitié pour don Manrique; je n'ai refusé de changer de conduite avec lui que pour voir si la raison ne vous reviendrait point, et pour me donner lieu de me redonner à vous si j'eusse connu que votre esprit eût été capable de se guérir. Je n'ai pas été assez heureuse; c'était la seule raison qui m'a empêchée de vous satisfaire. Cette raison est cessée, je vous sacrifie don Manrique, je viens de le prier de ne me voir jamais. Je vous demande pardon de lui avoir découvert votre jalousie, mais je ne pouvais faire autrement et notre rupture la lui aurait toujours apprise. Mon père arriva hier au soir, je lui ai dit ma résolution, il est allé, à ma prière, l'apprendre au vôtre. Ainsi, Alphonse, ne songez point à me faire changer, j'ai fait ce qui pouvait confirmer mon dessein devant que de vous le déclarer, j'ai retardé autant que j'ai pu, et peut-être plus pour l'amour de moi que pour l'amour de vous. Croyez que personne ne sera jamais si uniquement ni si fidèlement aimé que vous l'avez été. Je ne sais si Bélasire continua de parler, mais comme mon saisissement avait été si grand, d'abord qu'elle avait commencé, qu'il m'avait été impossible de l'interrompre, les forces me manquèrent aux dernières paroles que je vous viens de dire; je m'évanouis, et je ne sais ce que fit Bélasire ni ses gens, mais, quand je revins, je me trouvai dans mon lit, et don Manrique auprès de moi, avec toutes les actions d'un homme aussi désespéré que je l'étais. Lorsque tout le monde se fut retiré, il n'oublia rien pour se justifier des soupçons que j'avais de lui et pour me témoigner son désespoir d'être la cause innocente de mon malheur. Comme il m'aimait fort, il était, en effet, extraordinairement touché de l'état où j'étais. Je tombai malade, et ma maladie fut violente; je connus bien alors, mais trop tard, les injustices que j'avais faites à mon ami, je le conjurai de me les pardonner et de voir Bélasire pour lui demander pardon de ma part et pour tâcher de la fléchir. Don Manrique alla chez elle, on lui dit qu'on ne pouvait la voir, il y retourna tous les jours pendant que je fus malade, mais aussi inutilement; j'y allai moi-même sitôt que je pus marcher, on me dit la même chose et, à la seconde fois que j'y retournait, une de ses femmes me vint dire de sa part que je n'y allasse plus et qu'elle ne me verrait pas. Je pensai mourir lorsque je me vis sans espérance de voir Bélasire. J'avais toujours cru que cette grande inclination qu'elle avait pour moi, la ferait revenir si je lui parlais, mais, voyant qu'elle ne me voulait point parier, je n'espérai plus, et il faut avouer que de n'espérer plus de posséder Bélasire était une cruelle chose pour un homme qui s'en était vu si proche et qui l'aimait si éperdument. Je cherchai tous les moyens de la voir, elle m'évitait avec tant de soin et faisait une vie si retirée qu'il m'était absolument impossible. Toute ma consolation était d'aller passer la nuit sous ses fenêtres, je n'avais pas même le plaisir de les voir ouvertes. Je crus un jour de les avoir entendu ouvrir dans le temps que je m'en étais allé; le lendemain je crus encore la même chose; enfin je me flattai de la pensée que Bélasire me voulait voir sans que je la visse et qu'elle se mettait à sa fenêtre lorsqu'elle entendait que je me retirais. Je résolus de faire semblant de m'en aller à l'heure que j'avais accoutumé et de retourner brusquement sur mes pas pour voir si elle ne paraÃtrait point. Je fis ce que j'avais résolu, j'allai jusques au bout de la rue, comme si je me fusse retiré. J'entendis distinctement ouvrir la fenêtre, je retournai en diligence, je crus entrevoir Bélasire, mais en m'approchant je vis un homme qui se rangeait proche de la muraille au-dessous de la fenêtre, comme un homme qui avait dessein de se cacher. Je ne sais comment, malgré l'obscurité de la nuit, je crus reconnaÃtre don Manrique. Cette pensée me, troubla l'esprit, je m'imaginai que Bélasire l'aimait, qu'il était là pour lui parler, qu'elle ouvrait ses fenêtres pour lui; je crus enfin que c'était don Manrique qui m'ôtait Bélasire. Dans le transport qui me saisit, je mis l'épée à la main; nous commençâmes à nous battre avec beaucoup d'ardeur; je sentis que je l'avais blessé en deux endroits, mais il se défendait toujours. Au bruit de nos épées, ou par des ordres de Bélasire, on sortit de chez elle pour nous venir séparer. Don Manrique me reconnut à la lueur des flambeaux, il recula quelques pas, je m'avançai pour arracher son épée, mais il la baissa et me dit d'une voix faible - Est-ce vous, Alphonse? Et est-il possible que j'aie été assez malheureux pour me battre contre vous? - Oui, traÃtre, lui dis-je, et c'est moi qui t'arracherai la vie, puisque tu m'ôtes Bélasire et que tu passes les nuits à ses fenêtres pendant qu'elles me sont fermées. Don Manrique, qui était appuyé contre une muraille, et que quelques personnes soutenaient, parce qu'on voyait bien qu'il n'en pouvait plus, me regarda avec des yeux trempés de larmes. - Je suis bien malheureux, me dit-il, de vous donner toujours de l'inquiétude; la cruauté de ma destinée me console de la perte de la vie que vous m'ôtez! Je me meurs, ajouta-t-il, et l'état où je suis, vous doit persuader de la vérité de mes paroles. Je vous jure que je n'ai jamais eu de pensée pour Bélasire qui vous ait pu déplaire; l'amour que j'ai pour une autre, et que je ne vous ai pas caché, m'a fait sortir cette nuit; j'ai cru être épié, j'ai cru être suivi, j'ai marché fort vite, j'ai tourné dans plusieurs rues, enfin je me suis arrêté où vous m'avez trouvé, sans savoir que ce fût le logis de Bélasire. Voilà la vérité, mon cher Alphonse; je vous conjure de ne vous affliger pas de ma mort; je vous la pardonne de tout mon coeur, continua-t-il en me tendant les bras pour m'embrasser. Alors les forces lui manquèrent et il tomba sur les personnes qui le soutenaient. Les paroles, seigneur, ne peuvent représenter ce que je devins et la rage où je fus contre moi-même; je voulus vingt fois me passer mon épée au travers du corps, et surtout lorsque je vis expirer don Manrique. On m'ôta d'auprès de lui. Le comte de Guevarre, père de Bélasire, qui était sorti au nom de don Manrique et au mien, me conduisit chez moi et me remit entre les mains de mon père. On ne me quittait point à cause du désespoir où j'étais, mais le soin de me garder aurait été inutile si ma religion m'eût laissé la liberté de m'ôter la vie. La douleur que je savais que recevait Bélasire de l'accident qui était arrivé pour elle et le bruit qu'il faisait dans la cour, achevaient de me désespérer. Quand je pensais que tout le mal qu'elle souffrait, et tout celui dont j'étais accablé n'était arrivé que par ma faute, j'étais dans une fureur qui ne peut être imaginée. Le comte de Guevarre, qui avait conservé beaucoup d'amitié pour moi, me venait voir très souvent et pardonnait à la passion que j'avais pour sa fille l'éclat que j'avais fait. J'appris par lui qu'elle était inconsolable, et que sa douleur passait les bornes de la raison. Je connaissais assez son humeur et sa délicatesse sur sa réputation pour savoir, sans qu'on me le dÃt, tout ce qu'elle pouvait sentir dans une si fâcheuse aventure. Quelques jours après cet accident, on me dit qu'un écuyer de Bélasire demandait à me parler de sa part. Je fus. transporté au nom de Bélasire, qui m'était si cher, je fis entrer celui qui me demandait; il me donna une lettre où je trouvai ces paroles Notre séparation m'avait rendu le monde si insupportable, que je ne pouvais plus y vivre avec plaisir, et l'accident qui vient d'arriver, blesse si fort ma réputation, que je ne puis y demeurer avec honneur. Je vais me retirer dans un lieu où je n'aurai point la honte de voir les divers jugements qu'on fait de moi. Ceux que vous en avez faits, ont causé tous mes malheurs, cependant je n'ai pu me résoudre à partir, sans vous dire adieu, et sans vous avouer que je vous aime encore, quelque déraisonnable que vous soyez. Ce sera tout ce que j'aurai à sacrifier à Dieu, en me donnant. à lui, que l'attachement que j'ai pour vous et le souvenir de celui que vous avez eu pour moi. La vie austère que je vais entreprendre, me paraÃtra douce; on ne peut trouver rien de fâcheux, quand on a éprouvé la douleur de s'arracher à ce qui nous aime et à ce qu'on aimait plus que toutes choses. Je veux bien vous avouer encore que le seul parti que je prends, me pouvait mettre en sûreté contre l'inclination que j'ai pour vous et que, depuis notre séparation, vous n'êtes jamais venu dans ce lieu, où vous avez fait tant de désordre, que je n'aie été prête à vous parler et à vous dire que je ne pouvais vivre sans vous. Je ne sais même si je ne vous l'aurais point dit le soir que vous attaquâtes don Manrique, et que vous me donnâtes de nouvelles marques de ces soupçons qui ont fait tous nos malheurs. Adieu, Alphonse, souvenez-vous quelquefois de moi, et souhaitez, pour mon repos, que je ne me souvienne jamais de vous . Il ne manquait plus à mon malheur que d'apprendre que Bélasire m'aimait encore, qu'elle se fût peut-être redonnée à moi sans le dernier effet de mon extravagance, et que le même accident qui m'avait fait tuer mon meilleur ami me faisait perdre ma maÃtresse et la contraignait de se rendre malheureuse pour tout le reste de sa vie. Je demandai à celui qui m'avait apporté cette lettre où était Bélasire; il me dit qu'il l'avait conduite dans un monastère de religieuses fort austères qui étaient venues de France depuis peu, qu'en y entrant elle lui avait donné une lettre pour son père et une autre pour moi; je courus à ce monastère, je demandai à la voir, mais inutilement. Je trouvai le comte de Guevarre qui en sortait; toute son autorité et toutes ses prières avaient été inutiles pour la faire changer de résolution. Elle prit l'habit quelque temps après. Pendant l'année qu'elle pouvait encore sortir, son père et moi fÃmes tous nos efforts pour l'y obliger. Je ne voulus point quitter la Navarre, comme j'en avais fait le dessein, que je n'eusse entièrement perdu l'espérance de revoir Bélasire, mais le jour que je sus qu'elle était engagée pour jamais, je partis sans rien dire. Mon père était mort, et je n'avais personne qui me pût retenir. Je m'en vins en Catalogne, dans le dessein de m'embarquer et d'aller finir mes jours dans les déserts de l'Afrique. Je couchai par hasard dans cette maison; elle me plut, je la trouvai solitaire et telle que je la pouvais désirer; je l'achetai. J'y mène depuis cinq ans une vie aussi triste que doit faire un homme qui a tué son ami, qui a rendu malheureuse la plus estimable personne du monde, et qui a perdu, par sa faute, le plaisir de passer sa vie avec elle. Croirez-vous encore, seigneur, que vos malheurs soient comparables aux miens? Alphonse se tut à ses mots, et il parut si accablé de tristesse par le renouvellement de douleur que lui apportait le souvenir de ses malheurs, que Consalve crut plusieurs fois qu'il allait expirer. Il lui dit tout ce qu'il crut capable de lui donner quelque consolation, mais il ne put s'empêcher d'avouer en lui-même que les malheurs qu'il venait d'entendre pouvaient au moins entrer en comparaison avec ceux qu'il avait soufferts. Cependant la douleur qu'il sentait de la perte de Zaïde augmentait tous les jours, il dit à Alphonse qu'il voulait sortit de I'Espagne et aller servir l'empereur dans la guerre qu'il avait contre les Sarrasins qui, s'étant rendus maÃtres de la Sicile, faisaient de continuelles courses en Italie. Alphonse fut sensiblement touché de cette résolution, il fit tous ses efforts pour l'en détourner, mais ses efforts furent inutiles. L'inquiétude que donne l'amour ne pouvait laisser Consalve dans cette solitude, et il était pressé d'en sortir, par une secrète espérance, qu'il ne connaissait pas lui-même, de pouvoir retrouver Zaïde. Il résolut donc de partir et de quitter Alphonse, il n'y eut jamais une plus triste séparation, ils parlèrent de tous les malheurs de leur vie, ils y ajoutèrent celui de ne se plus voir, et, après s'être promis de se donner de leurs nouvelles, Alphonse demeura dans sa solitude et Consalve s'en alla coucher à Tortose. Il se logea proche d'une maison dont les jardins faisaient une des plus grandes beautés de la ville; il se promena tout le soir et même pendant une partie de la nuit sur les bords de l'Ebre. S'étant lassé de se promener, il s'assit au pied d'une terrasse de ces beaux jardins, elle était si basse qu'il entendit parler des personnes qui s'y promenaient. Ce bruit ne le détourna pas d'abord de sa rêverie, mais enfin il en fut détourné par un son de voix qui lui parut semblable à celui de Zaïde et qui lui donna, malgré lui, de l'attention et de la curiosité. Il se leva pour être plus proche du haut de la terrasse; d'abord il n'entendit rien, parce que l'allée où se promenaient ces personnes finissait au bord de la terrasse où il était, et que, lorsqu'elles étaient à ce bord, elles retournaient sur leurs pas, et s'éloignaient de lui. Il demeura au même lieu pour voir si elles ne reviendraient point. Elles revinrent comme il l'avait espéré, et il entendit cette même voix qui l'avait surpris. Il y a trop d'opposition, disait-elle, dans les choses qui pourraient faire mon bonheur. Je ne puis espérer d'être heureuse, mais je serais moins à plaindre si j'avais pu lui faire connaÃtre mes sentiments et si j'étais assurée des siens. Après ces paroles, Consalve n'en entendit plus de bien distinctes, parce que celle qui parlait commençait à s'éloigner. Elle revint une seconde fois, parlant encore Il est vrai, disait-elle, que le pouvoir des premières inclinations peut excuser celle que j'ai laissée naÃtre dans mon coeur, mais quel bizarre effet du hasard s'il arrive que cette inclination, qui semble s'accorder avec ma destinée, ne serve peut-être quelque jour qu'à me la faire suivre avec douleur! Ce fut tout ce que Consalve put entendre. La grande ressemblance de cette voix avec celle de Zaïde lui causa de l'étonnement, et peut-être aurait-il soupçonné que c'était elle-même, sans que cette personne parlait espagnol. Quoiqu'il eût trouvé quelque chose d'étranger dans l'accent, il n'y fit pas de réflexion, parce qu'il était dans une extrémité de l'Espagne où l'on ne parle pas comme en Castille, il eut seulement pitié de celle qui avait parlé, et ces paroles lui firent juger qu'il y avait quelque chose d'extraordinaire dans sa fortune. Le lendemain il partit de Tortose pour s'aller embarquer, Après avoir marché quelque temps, il vit au milieu de l'Ebre une barque fort ornée, couverte d'un pavillon magnifique relevé de tous les côtés, et dessous, plusieurs femmes, parmi lesquelles il reconnut Zaïde; elle était debout, comme pour mieux voir la beauté de la rivière, et il paraissait néanmoins qu'elle rêvait profondément. Il faudrait, comme Consalve, avoir perdu une maÃtresse sans espérance de la revoir pour pouvoir exprimer ce qu'il sentit en revoyant Zaïde. Sa surprise et sa joie furent si grandes qu'il ne savait où il était, ni ce qu'il voyait; il la regardait attentivement et, reconnaissant tous ses traits, il craignait de se méprendre. Il ne pouvait s'imaginer que cette personne, dont il se croyait séparé par tant de mers; ne le fût que par une rivière. Il voulait pourtant aller à elle, il voulait lui parler; il voulait qu'elle le vÃt; il craignait de lui déplaire et n'osait se faire remarquer ni témoigner sa joie devant ceux qui étaient avec elle. Un bonheur si imprévu et tant de pensées différentes ne lui laissaient pas la liberté de prendre une résolution, mais enfin, après s'être un peu remis et s'être assuré qu'il ne se trompait pas, il se détermina à ne se point faire connaÃtre à Zaïde et à suivre sa barque jusques au port. Il espéra d'y trouver quelque moyen de parler à elle en particulier, il crut qu'il apprendrait le lieu de sa naissance et celui où elle allait, il s'imagina même qu'il pourrait juger, en voyant ceux qui étaient dans la barque, si ce rival, à qui il croyait ressembler, était avec elle, enfin, il pensa qu'il allait sortir de toutes ses incertitudes, et qu'il pourrait au moins témoigner à Zaïde l'amour qu'il avait pour elle. Il eut bien souhaité que ses yeux eussent été tournés de son côté, mais elle rêvait si profondément que ses regards demeuraient toujours attachés sur la rivière. Au milieu de sa joie, il se souvint de la personne qu'il avait entendue dans le jardin de Tortose et, quoiqu'elle eût parlé espagnol, l'accent étranger qu'il avait remarqué, et la vue de Zaïde si proche de ce même lieu, lui firent croire que ce pouvait être elle-même. Cette pensée troubla le plaisir qu'il avait de la revoir, il se souvint de ce qu'il lui avait ouï dire d'une première inclination, et, quelque disposition qu'on ait à se flatter, il était trop persuadé que Zaïde avait pleuré un amant qu'elle aimait, pour croire qu'il pût prendre part à cette première inclination, mais les autres paroles qu'elle avait dites et qu'il avait retenues, lui laissaient de l'espérance. Il s'imaginait qu'il n'était pas impossible qu'il n'y eût quelque chose d'avantageux pour lui, il revint ensuite à douter que ce fût Zaïde qu'il eût entendue, et il trouvait peu d'apparence qu'elle eût appris l'espagnol en si peu de temps. Le trouble que lui causaient ses incertitudes, se dissipa, il s'abandonna enfin à la joie d'avoir retrouvé Zaïde, et, sans penser davantage s'il était aimé ou s'il ne l'était pas, il pensa seulement au plaisir qu'il allait avoir d'être encore regardé par ses beaux yeux. Cependant il marchait toujours le long de la rivière en suivant la barque, et, quoiqu'il allât assez vite, des gens à cheval qui venaient derrière lui le passèrent. Il se détourna de quelques pas pour empêcher qu'ils ne le vissent, mais comme il y en avait un qui venait seul après les autres, la curiosité d'apprendre quelque chose de Zaïde, lui fit oublier le soin de ne se pas faire voir, et il demanda à ce cavalier s'il ne savait point qui étaient ces personnes qu'il voyait dans cette barque. Ce sont, lui répondit-il, des personnes considérables parmi les Maures, qui sont à Tortose il y a déjà quelques jours, et qui s'en vont prendre un grand vaisseau pour s'en retourner en leur pays. En parlant ainsi, il regarda Consalve avec beaucoup d'attention et prit le galop pour rejoindre ses compagnons. Consalve demeura fort surpris de ce qu'il venait d'apprendre, et il ne douta plus, puisque Zaïde avait couche à Tortose, que ce ne fût elle-même qu'il eût entendue parler dans ce jardin. Un tour que la rivière faisait en cet endroit et un chemin escarpé qui se trouva sur le bord, lui fi[rent] perdre la vue de Zaïde. Dans ce moment, tous ces hommes à cheval, qui l'avaient passé, revinrent à lui. Il ne douta point alors qu'ils ne l'eussent reconnu, il voulut se détourner, mais ils l'environnèrent d'une manière qui lui fit voir qu'il ne pouvait les éviter. Il reconnut celui qui était à leur tête pour Oliban, un des principaux officiers de la garde du prince de Léon, et il eut une douleur sensible de voir qu'il le reconnaissait aussi. Sa douleur augmenta de beaucoup lorsque cet officier lui dit qu'il y avait plusieurs jours qu'il le cherchait et qu'il avait ordre du prince de le conduire à la cour. Quoi! s'écria Consalve, le prince n'est pas content du traitement qu'il m'a fait, il veut encore m'ôter la liberté! C'est le seul bien qui me reste, et je périrai plutôt que de souffrir qu'on me le ravisse. A ces mots, il mit l'épée à la main et, sans considérer le nombre de ceux qui l'environnaient, il les attaqua avec une valeur si extraordinaire, que deux ou trois étaient déjà hors de combat avant qu'il leur eût donné le loisir de se reconnaÃtre. Oliban commande aux gardes de ne penser qu'à l'arrêter et de conserver sa vie. Ils lui obéissaient avec peine, et Consalve fondait sur eux avec tant de furie, qu'ils ne pouvaient plus se défendre sans l'attaquer. Enfin leur chef, étonné des actions incroyables de Consalve et craignant de ne pouvoir exécuter l'ordre du prince de Léon, mit pied à terre et tua d'un coup d'épée le cheval de Consalve. Ce cheval, en tombant, embarrassa tellement son maÃtre dans sa chute qu'il lui fut impossible de se dégager, son épée se rompit, tous ceux qui l'attaquaient, l'environnèrent, et Oliban lui représenta avec beaucoup de civilité le grand nombre qu'ils étaient contre lui seul et l'impossibilité de ne pas obéir Consalve ne le voyait que trop, mais il trouvait un si grand malheur d'être conduit à Léon, qu'il ne pouvait s'y résoudre Zaïde, qu'il venait de retrouver et qu'il allait perdre, était le comble de son désespoir, et il parut en un si étrange état que l'officier de don Garcie s'imagina que la pensée des mauvais traitements qu'il attendait de ce prince, lui donnait cette grande répugnance à l'aller trouver. - Il faut, seigneur, lui dit-il, que vous ignoriez ce qui s'est passé à Léon depuis quelque temps pour craindre, autant que vous le faites, d'y retourner. - J'ignore toutes choses, répondit Consalve, je sais seulement que vous me feriez plus de plaisir de m'ôter là vie que de me conduire au prince de Léon. - Je vous en dirais davantage, répliqua Oliban, si ce prince ne me l'avait expressément défendu, mais je me contente de vous assurer que vous n'avez rien à craindre. - J'espère, répondit Consalve, que la douleur d'être conduit à Léon, m'empêchera d'y arriver en état de satisfaire la cruauté de don Garcie. Comme il achevait ces paroles, il revit la barque de Zaïde, mais il ne vit plus son visage, elle était assise et tournée du côté oppose au sien. Quelle destinée que la mienne! dit-il en lui-même. Je perds Zaïde dans le même moment que je la retrouve! Quand je la voyais et que je lui parlais dans la maison d'Alphonse, elle ne pouvait m'entendre. Lorsque je l'ai rencontrée à Tortose et que j'en pouvais être entendu, je ne l'ai pas reconnue; et maintenant que je la vois, que je la reconnais et qu'elle pourrait m'entendre, je ne saurais lui parler et je n'espère plus de la revoir. Il demeura quelque temps dans ces diverses pensées, puis tout à coup, se tournant vers ceux qui le conduisaient - Je ne crois pas, leur dit-il, que vous craigniez que je vous puisse échapper; je vous demande la grâce de me laisser approcher du bord de la rivière pour parler pendant quelques moments à des personnes que je vois dans cette barque. - Je suis très fâché, lui répondit Oliban, d'avoir des ordres contraires à ce que vous désirez, mais il m'est défendu de vous laisser parler à qui que ce soit et vous me permettrez d'exécuter ce qui m'a été ordonné. Consalve sentit si vivement ce refus, que cet officier, qui remarqua la violence de ses sentiments et qui craignit qu'il n'appelât à son secours ceux qui étaient dans la barque, ordonna à ses gens de l'éloigner de la rivière. Ils s'en éloignèrent à l'heure même et conduisirent Consalve au lieu le plus commode pour passer la nuit. Le lendemain ils prirent le chemin de Léon et marchèrent avec tant de diligence, qu'ils y arrivèrent en peu de jours. Oliban envoya un des siens avertir le prince de leur arrivée et attendit son retour à deux cents pas de la ville. Celui qu'il avait envoyé apporta l'ordre de conduire Consalve dans le palais par un chemin détourné et de le faire entrer dans le cabinet de don Garcie. Consalve était si affligé, qu'il se laissait conduire sans demander seulement en quel lieu on le voulait mener. Seconde partie Lorsque Consalve se trouva dans le palais de Léon, la vue d'un lieu où il avait été si heureux, lui redonna les idées de sa fortune et renouvela sa haine pour don Garcie. La douleur d'avoir perdu, Zaïde, céda pour quelques moments aux sentiments impétueux de la colère, et il ne fut occupé que du désir de faire connaÃtre à ce prince qu'il méprisait, tous les mauvais traitements qu'il pouvait recevoir de lui. Comme il était dans ses pensées, il vit entrer Hermenesilde, suivie seulement du prince de Léon. La vue de ces deux personnes ensemble dans un lieu si particulier, et au milieu de la nuit, lui causa une telle surprise qu'il lui fut impossible de la cacher. Il recula quelques pas, et son étonnement fit si bien voir sur son visage toutes les pensées qui se présentaient en foule à son imagination, que don Garcie, prenant la parole - Ne me trompé-je point, mon cher Consalve, lui dit-il ne sauriez-vous point encore les changements qui sont arrivés dans cette cour? Et douteriez-vous que je ne fusse légitime possesseur d'Hermenesilde? Je le suis, ajouta-t-il, et il ne manque rien à mon bonheur, sinon que vous y consentiez et que vous en soyez le témoin. Il l'embrassa en disant ces paroles, Hermenesilde fit la même chose, et l'un et l'autre le prièrent de leur pardonner les malheurs qu'il lui avaient causés. - C'est à moi, seigneur, dit Consalve en se jetant aux pieds du prince, c'est à moi à vous demander pardon d'avoir laissé paraÃtre des soupçons dont j'avoue que je n'ai pu me défendre, mais j'espère que vous accorderez ce pardon au premier mouvement d'une surprise si extraordinaire et au peu d'apparence que je voyais à la grâce que vous avez faite à ma soeur. - Vous pouviez tout espérer de sa beauté et de mon amour, répliqua don Garcie, et je vous conjure d'oublier ce qu'elle a fait, sans votre aveu, pour un prince dont elle connaissait les sentiments. - Le succès, seigneur, a si bien justifié sa conduite, répondit Consalve, que c'est à elle à se plaindre de l'obstacle que je voulais apporter à son bonheur. Après ces paroles, don Garcie dit à Hermenesilde qu'il était déjà si tard qu'elle serait peut-être bien aise de se retirer, et qu'il serait peut-être bien aise aussi de demeurer encore quelques moments avec Consalve. Lorsqu'ils furent seuls, il l'embrassa avec beaucoup de témoignages d'amitié - Je n'oserais espérer, lui dit-il, que vous oubliiez les choses passées, je vous conjure seulement de vous souvenir de l'amitié qui a été entre nous, et de penser que je n'ai manqué à celle que je vous devais que par une passion qui ôte la raison à ceux qui en sont possédés. - Je suis si surpris, seigneur, repartit Consalve, que je ne puis vous répondre; je doute de ce que je vois et je ne puis croire que je sois assez heureux pour retrouver en vous cette même bonté que j'y ai vue autrefois. Mais, seigneur, permettez-moi de vous demander à qui je dois cet heureux retour. Vous me demandez bien des choses, répondit le prince, et, bien que j'eusse besoin d'un plus long temps pour vous les apprendre, je vous les dirai un peu de paroles, et je ne veux pas retarder d'un moment ce qui peut servir à me justifier auprès de vous. Alors il voulut lui raconter le commencement de sa passion pour Hermenesilde et la part qu'y avait eue don Ramire, mais, pour lui en épargner la peine, Consalve lui dit qu'il avait appris tout ce qui s'était passé jusques au jour qu'il était parti de Léon et qu'il ne lui restait à savoir que ce qui était arrivé depuis son départ. Histoire de don Garcie et d'Hermenesilde Vous partÃtes sans doute, reprit don Garcie, sur la connaissance que vous eûtes que j'avais eu la faiblesse de consentir à votre éloignement, et la méprise que fit Nugna Bella de vous envoyer une lettre qu'elle écrivait à don Ramire, vous apprit ce qu'on vous avait caché avec tant de soin. Don Ramire reçut la lettre qui s'adressait à vous, et ne douta point que vous n'eussiez reçu celle qui s'adressait à lui. Il en fut extrêmement troublé, je ne le fus pas moins, nos fautes étaient communes quoiqu'elles fussent différentes. Votre départ lui donna de la joie, j'en eus aussi d'abord, mais quand je fis réflexion à l'état où vous étiez, quand je considérai que j'en étais la cause, je pensai mourir de douleur. Je trouvais que j'avais perdu la raison de vous avoir caché si soigneusement l'amour que j'avais pour Hermenesilde, il me semblait que les sentiments que j'avais pour elle étaient d'une nature à n'être pas désapprouvés, j'eus plusieurs fois envie de faire courir après vous, et je l'aurais fait si j'eusse été le seul coupable, mais l'intérêt de Nugna Bella et de don Ramire était des obstacles invincibles à votre retour Je leur cachai mes sentiments, et j'essayai, autant qu'il me fut possible, de vous oublier. Votre éloignement fit beaucoup de bruit et chacun en parla selon son caprice. Sitôt que je ne fus plus retenu par vos conseils et que je suivis ceux de don Ramire, qui souhaitait par son intérêt de me voir de l'autorité, je me brouillai entièrement avec le roi, et il connut alors qu'il s'était trompé quand il avait cru que vous me portiez à faire les choses qui étaient désagréables. Notre mésintelligence éclata; les soins de la reine ma mère furent inutiles, et les choses vinrent à un tel point que l'on ne douta plus que je n'eusse dessein de former un parti. Je ne crois pas néanmoins que j'en eusse pris la résolution, si le comte votre père, qui sut, par des personnes qui l'avait mises auprès de sa fille, l'amour que j'avais pour elle, ne m'eût fait dire que, si je voulais l'épouser, il m'offrait une armée considérable, des places et de l'argent, et enfin ce qui m'était nécessaire pour obliger le roi à me faire part de sa couronne. Vous savez ce que les passions peuvent sur moi, et à quel point l'amour et l'ambition régnaient dans mon âme. L'une et l'autre étaient satisfaites par les offres qu'on me faisait, ma vertu était trop faible pour y résister, et je ne vous avais plus pour la soutenir. J'acceptai ses offres avec joie, mais, avant que de m'engager entièrement, je voulus savoir qui entrait dans ce parti dont je me faisais le chef. J'appris qu'il y avait plusieurs personnes considérables, entre autres le père de Nugna Bella, un des comtes de Castille, et je trouvai que Nugnez Fernando et lui demandaient que je les reconnusse pour souverains. Cette proposition me surprit, et j'eus quelque honte de faire une chose si préjudiciable à l'Etat, par une impatience précipitée de régner, mais don Ramire aida, par son intérêt, à me déterminer. Il promit à ceux qui traitaient pour les comtes de Castille de me porter à faire ce qu'ils désiraient pourvu qu'on lui promit de lui donner Nugna Bella. Il m'engagea à la demander, je le fis avec joie, on me l'accorda, et notre traité fut conclu en peu de temps. Je ne pus me résoudre à attendre la fin de la guerre pour être possesseur d'Hermenesilde, et je fis dire à Nugnez Fernando que j'étais résolu d'enlever sa fille en me retirant de la cour. Il y consentit, et il ne me resta plus qu'à trouver les moyens de cet enlèvement. Don Ramire y avait le même intérêt que moi, parce que Diégo Porcellos trouvait bon qu'on enlevât Nugna Bella avec Hermenesilde. Nous résolûmes de prendre un jour que la reine irait se promener hors de la ville, d'obliger celui qui conduirait le chariot où seraient Nugna Bella et Hermenesilde à s'éloigner de celui de la reine, de les enlever et de les mener à Palence, qui était en ma disposition et où Nugnez Fernando se devait trouver. Tous ce que je viens de vous dire, s'exécuta plus heureusement que nous ne l'avions espéré. J'épousai Hermenesilde dès le soir même que nous fûmes arrivés, la bienséance et mon amour le voulaient ainsi, et je le devais faire pour engager entièrement le comte de Castille dans mes intérêts. Au milieu de la joie que nous avions l'un et l'autre, nous parlâmes de vous avec beaucoup de douleur. Je lui avouai ce qui avait causé votre éloignement; nous plaignÃmes ensemble le malheur où nous étions de ne savoir en quel lieu du monde vous étiez allé. Je ne pouvais me consoler de votre perte, et je regardais don Ramire avec horreur comme la cause de ma faute. Son mariage fut retardé, parce que Nugna Bella voulut qu'on attendÃt Diégo Porcellos, qui était demeuré en Castille pour rassembler les troupes qu'on avait levées. Cependant la plus grande partie du royaume se déclara pour moi. Le roi ne laissa pas d'avoir une armée considérable et de s'opposer à la mienne; il y eut plusieurs combats, et, dans l'un des premiers, don Ramire fut tué sur la place. Nugna Bella en parut très affligée, votre soeur fut témoin de son affliction et prit le soin de la consoler. Je fis en moins de deux mois des progrès si considérables, que la reine ma mère, connaissant qu'il était impossible de me résister, porta le roi à un accommodement et lui en fit savoir la nécessité. Elle avança vers le lieu où j'étais; elle me dit que le roi était résolu de chercher du repos, qu'il se démettrait de la couronne en ma faveur et qu'il se réserverait seulement la souveraineté de Zamora pour y finir ses jours, et celle d'Oviédo pour la donner à mon frère. Il eût été difficile de refuser des offres si avantageuses, je les acceptai, on fit tout ce qui était nécessaire pour l'exécution de ce traité. Je vins à Léon, je vis le roi, il se démit de sa couronne et partit le même jour pour s'en aller à Zamora. - Permettez-moi, seigneur, interrompit Consalve, de vous faire paraÃtre mon étonnement. - Attendez encore, reprit don Garcie, que je vous aie appris ce qui regarde Nugna Bella. Je ne sais si ce que je vais vous dire, vous donnera de la joie ou de la douleur, car j'ignore quels sentiments vous conservez pour elle. - Ceux de l'indifférence, seigneur, répondit Consalve. - Vous m'écouterez donc sans peine, répliqua le roi Incontinent après la paix elle vint à Léon avec la reine; il me parut qu'elle souhaitait votre retour, je lui parlai de vous, et je lui vis de violents repentirs de l'infidélité qu'elle vous avait faite. Nous résolûmes de vous faire chercher, quoiqu'il fût assez difficile, ne sachant en quel endroit du monde vous étiez allé. Elle me dit que si quelqu'un le pouvait savoir, c'était don Olmond. Je l'envoyai chercher à l'heure même; je le conjurai de m'apprendre de vos nouvelles; il me répondit que, depuis mon mariage et la mort de don Ramire, il avait eu plusieurs fois la pensée de me parler de vous, jugeant bien que les raisons qui avaient causé votre éloignement étaient cessées, mais qu'ignorant où vous étiez, il avait cru que c'était une chose inutile; qu'enfin il venait de recevoir une de vos lettres; que vous ne lui mandiez point le lieu de votre séjour, mais que vous le priiez de vous écrire à Tarragone, ce qui lui faisait juger que vous n'étiez pas hors de l'Espagne. Je fis partir à l'heure même plusieurs officiers de mes gardes pour vous aller chercher J'avais jugé, par la lettre que vous aviez écrite à don Olmond, que vous ignoriez les changements qui étaient arrivés; je leur donnai ordre de ne vous rien dire de l'état de la cour et de mes sentiments, et j'imaginai un plaisir extrême à vous apprendre l'un et l'autre. Quelques jours après, don Olmond partit aussi pour vous aller chercher et il crut qu'il vous trouverait plus tôt que ceux que j'y avais déjà envoyés. Nugna Bella me parut touchée d'une grande joie, par l'espérance de vous revoir; mais son père, que j'avais reconnu pour souverain aussi bien que le vôtre, envoya demander à la reine la permission de la rappeler auprès de lui. Quelque douleur qu'elles eussent de cette séparation, Nugna Bella ne put l'éviter; elle partit et, sitôt qu'elle a été arrivée en Castille, son père l'a mariée, contre son gré, à un prince allemand que la dévotion a attiré en Espagne. Il a cru voir dans cet étranger un mérite extraordinaire et l'a choisi pour lui donner sa fille; peut-être a-t-il de la valeur et de la sagesse, mais son humeur et sa personne ne sont pas agréables, et Nugna Bella est très malheureuse. - Voilà , dit le roi en finissant son discours, ce qui s'est passé depuis votre éloignement; si vous n'aimez plus Nugna Bella et que vous n'aimiez encore, je n'ai rien à souhaiter, puisque vous serez aussi heureux que vous l'avez été et que je le serai entièrement par le retour de votre amitié. - Je suis confus, seigneur, de toutes vos bontés, répondit Consalve, je crains de ne vous pas faire assez paraÃtre ma reconnaissance et ma joie, mais l'habitude que mes malheurs et la solitude m'ont donnée à la tristesse, m'en laissent encore une impression qui cache les sentiments de mon coeur. Après ces paroles, don Garcie se retira, et l'on conduisit Consalve dans un appartement qu'on lui avait préparé dans le palais. Lorsqu'il se vit seul et qu'il fit réflexion sur le peu de joie que lui donnait un changement si avantageux, quels reproches ne se fit-il point de s'être si entièrement abandonné à l'amour! C'est vous seule, Zaïde, dit-il, qui m'empêchez de jouir du retour de ma fortune et d'une femme encore au-dessus de celle que j'avais perdue. Mon, père est souverain, ma soeur est reine, et je suis vengé de tous ceux qui m'avaient trahi. Cependant je suis malheureux et je rachèterais, de tous les avantages que je possède, l'occasion que j'ai perdue de vous suivre et de vous revoir. Le lendemain toute la cour sut le retour de Consalve. Le roi ne pouvait se lasser de faire voir l'amitié qu'il avait pour lui, et il prenait soin d'en donner des témoignages publics, pour réparer en quelque sorte les choses qui s'étaient passées. Une si éclatante faveur ne consolait point cet amant de la perte de Zaïde, il n'était pas en son pouvoir de cacher son affliction. Le roi s'en aperçut et le pressa si fortement de lui en avouer la cause que Consalve ne put s'en défendre. Après lui avoir raconté sa passion pour Zaïde et tout ce qui lui était arrivé depuis son départ de Léon - Voilà , seigneur, lui dit-il; comme j'ai été puni d'avoir osé soutenir, contre vous, qu'on ne devait aimer qu'après une longue connaissance. J'ai été trompé par une personne que je croyais connaÃtre, cette expérience ne m'a pas pu défendre contre Zaïde que je ne connaissais pas, que je ne connais point encore et qui cependant trouble l'heureux état où vous me mettez. Le roi était trop sensible à l'amour et trop sensible à ce qui regardait Consalve pour n'être pas touché de son malheur. Il examina avec lui ce qu'on pouvait faire pour apprendre des nouvelles de Zaïde. Ils résolurent d'envoyer à Tortose, dans cette maison où il l'avait entendue parler, pour tâcher au moins de s'instruire de sa patrie et du lieu où elle était allée. Consalve, qui avait dessein de faire savoir à Alphonse tout ce qui lui était arrivé depuis qu'il était sorti de sa solitude, se servit de cette occasion pour lui écrire et pour lui renouveler les assurances de son amitié. Cependant les Maures avaient profité des désordres du royaume de Léon; ils avaient surpris plusieurs villes et continuaient encore à étendre leurs limites, sans avoir néanmoins déclaré la guerre. Don Garcie, poussé par son ambition naturelle et se trouvant fortifié par la valeur de Consalve, résolut d'entrer dans leur pays et de reprendre tout ce qu'ils avaient usurpé. Don Ordogno, son frère, se joignit à lui, et ils mirent une puissante armée en campagne. Consalve en fut le général. Il fit en peu de temps des progrès considérables, il prit des villes, il eut l'avantage en plusieurs combats, et enfin il assiégea Talavera, qui était une place importante par sa situation et par sa grandeur. Abdérame, roi de Cordoue, successeur d'Abdallah, vint lui-même s'opposer au roi de Léon. Il s'approcha de Talavera dans l'espérance de faire lever le siège. Don Garcie, avec le prince Ordogno son frère, prit la plus grande partie de l'armée pour l'aller combattre, et laissa Consalve avec le reste pour continuer le siège. Consalve s'en chargea avec joie; et l'assurance d'y réussir ou d'y trouver la mort ne lui laissa pas appréhender de mauvais succès. Il n'avait point eu de nouvelles de Zaïde, il était plus tourmenté que jamais de la passion qu'il avait pour elle et du désir de la revoir, de sorte qu'au travers de sa fortune et de sa gloire il n'envisageait qu'une vie si désagréable, qu'il courait avec ardeur aux occasions de la finir. Le roi marcha contre Abdérame; il le trouva campé dans un poste avantageux, à une journée de Talavera. Quelques jours se passèrent sans qu'ils en vinssent aux mains; les Maures ne voulaient pas sortir de leur poste, et don Garcie se trouvait trop faible pour les y attaquer. Cependant Consalve jugea qu'il était impossible de continuer le siège, parce que, n'ayant pas assez de troupes pour enfermer toute la place, il y entrait du secours toutes les nuits et que ce secours pouvait enfin mettre les assiégés en état de faire des sorties qu'il ne pourrait soutenir. Comme il avait déjà fait une brèche considérable, il résolut de hasarder un assaut général et d'essayer, par une action si hardie, de réussir dans une chose qu'il croyait désespérée. Il exécuta ce qu'il avait résolu, et, après avoir donné tous les ordres nécessaires, il attaqua la ville avant que le jour parût, mais avec tant de courage et d'espérance de vaincre qu'il inspira ces mêmes sentiments aux soldats. Ils firent des actions incroyables, et enfin, en moins de deux heures, Consalve se rendit maÃtre de Talavera. Il fit tous ses efforts pour empêcher le pillage, mais il était impossible d'arrêter des troupes qui avaient été animées par l'espérance du butin. Comme il allait lui-même par la ville pour prévenir le désordre, il vit un homme qui se défendait seul contre plusieurs autres avec une valeur admirable et qui, en se retirant, tâchait de gagner un château qui ne s'était pas encore rendu. Ceux qui attaquaient cet homme, le pressaient si vivement qu'ils l'allaient percer de plusieurs coups si Consalve ne se fût jeté au milieu d'eux, et ne leur eût commandé de se retirer. Il leur fit honte de l'action qu'ils voulaient faire, ils s'en excusèrent en lui disant que celui qu'ils attaquaient était le prince Zuléma, qui venait de tuer un nombre infini des leurs et qui voulait se jeter dans le château. Ce nom était trop célèbre par la grandeur de ce prince et par le commandement général qu'il avait dans les armées des Maures, pour n'être pas connu de Consalve. Il s'avança vers lui, et ce vaillant homme, voyant bien qu'il ne pouvait plus se défendre, rendit son épée avec un air si noble et si hardi que Consalve ne douta point qu'il ne fût digne de la grande réputation qu'il avait acquise. Il le donna en garde à des officiers qui le suivaient et marcha vers ce château pour le sommer de se rendre. Il promit la vie à ceux qui étaient dedans, on lui en ouvrit les portes, il apprit, en y entrant, qu'il y avait beaucoup de dames arabes qui s'y étaient retirées. On le conduisit au lieu où elles étaient; il entra dans un appartement superbe orné avec toute la politesse des Maures. Plusieurs dames, à demi couchées sur des carreaux, ne faisaient voir que par un triste silence la douleur qu'elles avaient d'être captives. Elles étaient un peu éloignées, comme par respect, d'une personne magnifiquement habillée et assise sur un lit de repos. Sa tête était appuyée sur une de ses mains; de l'autre elle essuyait ses larmes et cachait son visage, comme si elle eût voulu retarder de quelques moments la vue de ses ennemis. Enfin, au bruit que firent ce dont Consalve était suivi, elle se tourna et lui fit reconnaÃtre Zaïde, mais Zaïde plus belle qu'il ne l'avait jamais vue, malgré la douleur et le trouble qui paraissaient sur son visage. Consalve fut si surpris qu'il parut plus troublé que Zaïde, et Zaïde sembla se rassurer et perdre une partie de ses craintes à la vue de Consalve. Ils s'avancèrent l'un vers l'autre et, prenant tous deux la parole, Consalve se servit de la langue grecque pour lui demander pardon de paraÃtre donnant elle comme un ennemi, dans le même moment que Zaïde lui disait en espagnol qu'elle ne craignait plus les malheurs qu'elle avait appréhendés et que ce ne serait pas le premier péril dont il l'aurait garantie. Ils furent si étonnés de s'entendre parler leurs langues, et leur surprise leur jeta si vivement dans l'esprit les raisons qui les avaient obligés de les apprendre, qu'ils en rougirent et demeurèrent quelque temps dans un profond silence. Enfin, Consalve reprit la parole et, continuant de se servir de la langue grecque Je ne sais, madame, lui dit-il, si j'ai eu raison de souhaiter, autant que je l'ai fait, que vous me pussiez entendre; peut-être n'en serai-je pas moins malheureux, mais, quoi qu'il puisse m'arriver, puisque j'ai la joie de vous revoir après en avoir tant de fois perdu l'espérance, je ne me plaindrai plus de ma fortune. Zaïde parut embarrassée de ce que lui disait Consalve, et le regardant avec ses beaux yeux où il ne paraissait néanmoins que de la tristesse Je ne sais encore, lui dit-elle en sa langue, ne voulant plus lui parler espagnol, si mon père a pu échapper des périls où il s'est exposé dans cette journée, vous me permettrez bien de ne vous pas répondre pour demander de ses nouvelles. Consalve appela ceux qui se trouvèrent proche de lui pour s'enquérir de ce qu'elle voulait savoir. Il eut le plaisir d'apprendre que ce prince à qui il venait de sauver la vie, était le père de Zaïde, et elle parut avoir beaucoup de joie de savoir par quel bonheur son père avait été garanti de la mort. Ensuite Consalve fut obligé de faire des civilités à toutes les autres dames qui étaient dans le château. Il fut fort surpris d'y trouver don Olmond, dont on n'avait point eu de nouvelles depuis qu'il était parti de Léon pour le chercher. Après avoir satisfait à ce qu'il devait à un ami si fidèle, il revint dans le lieu où était Zaïde. Comme il commençait à lui parler, on le vint avertir que le désordre était si grand dans la ville, que sa présence seule pouvait l'arrêter. il fut contraint d'aller où son devoir l'appelait. Il donna tous les ordres qu'il jugea nécessaires pour apaiser le tumulte que faisaient naÃtre l'avarice des soldats et la terreur des habitants; ensuite il dépêcha un courrier au roi pour lui donner avis de la prise de la ville et revint avec impatience auprès de Zaïde. Toutes les dames qui étaient auprès d'elle, s'éloignèrent par hasard, il voulut profiter des moments où il pouvait l'entretenir, mais, comme il avait dessein de lui parler de sa passion, il sentit un trouble extraordinaire et il connut bien que ce n'était pas toujours assez de pouvoir être entendu pour se déterminer à se vouloir faire entendre. Il craignit néanmoins de perdre une occasion qu'il avait tant souhaitée, et, après avoir admiré quelque temps la bizarrerie de leur aventure, d'avoir été si longtemps ensemble sans se connaÃtre et sans se parler - Nous sommes bien éloignés, dit Zaïde, de retomber dans le même embarras, puisque j'entends la langue espagnole et que vous entendez la mienne. - Je m'étais trouvé si malheureux de ne la pas entendre, répondit Consalve, que je, l'ai apprise sans espérer même qu'elle pût me servir à réparer ce que j'avais souffert de ne la pas savoir. - Pour moi, reprit Zaïde en rougissant, j'ai appris l'espagnol, parce qu'il est difficile de n'apprendre pas la langue du pays où l'on demeure et que l'on est dans une peine continuelle lorsqu'on ne peut se faire entendre. - Je vous entendais souvent, madame, répliqua Consalve, et quoique je ne susse pas votre langue, il y a eu bien des heures où j'aurais pu rendre un compte exact de vos sentiments, et je suis persuadé que vous voyiez encore mieux les miens que je ne voyais les vôtres. - Je vous assure, répondit Zaïde, que je suis moins habile que vous ne pensez et que, tout ce que j'ai pu juger, c est que vous aviez quelquefois beaucoup de tristesse. - Je vous en disais la cause, répondit Consalve, et je crois que, sans savoir ce que signifiaient mes paroles, vous n'avez pas laissé de m'entendre. Ne vous en défendez point, madame; vous m'avez répondu, sans me parler, avec une sévérité dont vous devez être satisfaite, mais, puisque j'ai pu connaÃtre votre indifférence, comment n'auriez-vous pas connu des sentiments qui paraissent plus aisément que l'indifférence et qui s'expliquent souvent malgré nous? J'avoue néanmoins que j'ai vu quelquefois vos beaux yeux tournés sur moi d'une manière qui m'aurait donné de la joie, si je n'avais cru devoir ce qu'ils avaient de favorable à la ressemblance de quelque autre. - Je ne vous désavouerai pas, reprit Zaïde, que je n'aie trouvé que vous ressembliez à quelqu'un, mais vous n'auriez pas sujet de vous plaindre, si je vous disais que j'ai souvent souhaité que vous puissiez être celui à qui vous ressemblez. - Je ne sais, madame, répondit Consalve, si ce que vous me dites m'est favorable, et je ne puis vous en rendre grâce si vous ne me l'expliquez mieux. - Je vous en ai trop dit pour vous l'expliquer, répliqua Zaïde, et mes dernières paroles m'engagent à vous en faire un secret. - Je suis bien destiné au malheur de ne vous pas entendre, reprit Consalve, puisque, même en me parlant espagnol, je ne sais ce que vous me dites. Mais, madame, avez-vous la cruauté d'ajouter encore des incertitudes à celles où je vis depuis si longtemps? Il faut que je meure à vos pieds, ou que vous me disiez qui vous avez pleure dans la solitude d'Alphonse et qui est celui à qui mon malheur ou mon bonheur veulent que je ressemble. Ma curiosité ne s'arrêterait pas sans doute à ces deux choses, si le respect que j'ai pour vous ne la retenait; mais j'attendrai que le temps et votre bonté me permettent de vous en demander davantage. Comme Zaïde allait répondre, les dames arabes qui étaient dans le château demandèrent à parler à Consalve, et il vint ensuite tant d'autres personnes, qu'avec le soin qu'apporta cette princesse à éviter de l'entretenir en particulier, il lui fut possible d'en retrouver l'occasion. Il se renferma seul pour s'abandonner au plaisir d'avoir retrouvé Zaïde et de l'avoir retrouvée dans un lieu dont il était le maÃtre; il croyait même avoir remarqué dans ses yeux quelque joie de le revoir; il était bien aise qu'elle eût appris l'espagnol, et elle s'était servie de cette langue avec tant de promptitude, sitôt qu'elle l'avait vu, qu'il se flattait d'avoir eu quelque part au soin qu'elle avait eu de l'apprendre. Enfin la vue de Zaïde et l'espérance de n'en être pas haï faisaient sentir à Consalve ce qu'un amant, qui n'est pas assuré d'être aimé, peut sentir de plus agréable. Don Olmond revint au château, où il l'avait envoyé pour y faire entrer des troupes, et interrompit sa rêverie. Comme il l'avait trouvé dans le même lieu que Zaïde, il crut qu'il pourrait l'instruire de la naissance et des aventures de cette belle princesse. Il appréhenda néanmoins qu'il n'en fût amoureux et la crainte de trouver encore un rival en un homme qu'il croyait son ami arrêta longtemps sa curiosité, mais il ne put en être le maÃtre et, après avoir demandé à don Olmond quelle aventure l'avait conduit à Talavera et avoir su qu'il avait été pris prisonnier en allant le chercher à Tarragone, il lui parla de Zuléma pour lui parler ensuite de Zaïde. - Vous savez, lui dit don Olmond, qu'il est neveu du calife Osman et qu'il serait à la place du caïma[can] qui règne aujourd'hui, s'il avait eu autant de bonheur qu'il mérite d'en avoir. Il tient un rang considérable parmi les Arabes, il est venu en Espagne pour être général des armées du roi de Cordoue et il y vit avec une grandeur et une dignité dont j'ai été surpris. Je trouvai ici, en y arrivant, une cour très agréable. Bélénie, femme du prince Osmin, frère de Zuléma, y était alors. Cette princesse n'est pas moins révérée par sa vertu que par sa naissance. Elle avait avec elle la princesse Félime, sa fille, dont l'esprit et le visage sont pleins de charmes, bien qu'il y ait dans l'un et dans l'autre beaucoup de langueur et de mélancolie. Vous avez vu l'incomparable beauté de Zaïde et vous pouvez juger quel fut mon étonnement de trouver à Talavera tant de personnes dignes d'admiration. Il est vrai, répondit Consalve, que Zaïde est la plus parfaite beauté que j'aie jamais vue, et je ne doute point qu'elle n'ait ici un grand nombre d'amants attachés à elle. Alamir, prince de Tharse, en est passionnément amoureux, répliqua don Olmond; il a commencé à l'aimer en Chypre et il en était parti avec elle. Zuléma fit naufrage aux côtes de Catalogne, il est venu depuis en Espagne, et Alamir est venu à Talavera chercher Zaïde. Les paroles de don Olmond donnèrent un coup mortel à Consalve; il y trouva la confirmation de ses soupçons et il vit en un moment que tout ce qu'il s'était imaginé était véritable. L'espérance de s'être trompé, dont il s'était flatté tant de fois, l'abandonna entièrement et la joie que lui avait donnée la conversation qu'il venait d'avoir avec Zaïde, ne servit qu'à augmenter sa douleur. Il ne douta plus que les larmes qu'elle avait répandues chez Alphonse, ne fussent pour Alamir, que ce ne fût à lui à qui il ressemblait, et que ce ne fût par lui qu'elle eût été enlevée des côtes de la Catalogne. Ces pensées lui donnèrent une si cruelle douleur que don Olmond crut qu'il était malade et lui en témoigna de l'inquiétude. Consalve ne voulut pas lui apprendre le sujet de son affliction; il trouva de la honte à lui avouer qu'il était encore amoureux après avoir été si maltraité par l'amour; il lui dit que son mal se passerait bientôt, et il lui demanda s'il avait vu Alamir, s'il était digne de Zaïde et s'il en était aimé. Je ne l'ai point vu, reprit don Olmond, il était allé joindre Abdérame avant que l'on m'eût conduit en cette ville. Sa réputation est grande; je ne sais s'il est aimé de Zaïde, mais je crois qu'il est difficile qu'elle méprise un prince aussi aimable que j'ai ouï dépeindre Alamir, et il paraÃt si attaché à elle, qu'il est difficile de croire qu'il en soit entièrement dédaigné. La princesse Félime, avec qui j'ai fait une amitié particulière, malgré la retraite où vivent les personnes de sa nation et de sa naissance, m'a souvent parlé d'Alamir; et, à en juger par ce quelle m'en a dit, on ne peut être ni plus honnête homme ni plus amoureux. Si Consalve eût suivi ses sentiments il eût fait encore plusieurs questions à don Olmond; mais il était retenu par la crainte de découvrir ce qu'il lui voulait cacher. Il lui demanda seulement ce qu'était devenue Félime; don Olmond lui répondit qu'elle avait suivi la princesse, sa mère, à Oropèze, où Osmin commandait un corps d'armée. Consalve se retira ensuite sur le prétexte de chercher du repos, mais ce ne fut en effet que pour être en liberté de s'affliger et de faire réflexion sur l'opiniâtreté de son malheur. Pourquoi ai-je retrouvé Zaïde, disait-il, avant que d'apprendre qu'Alamir en est aimé! Si j'en eusse été assuré dans le temps que je l'avais perdue, j'aurais moins souffert de son absence, je me serais moins abandonné à la joie de la revoir et je ne sentirais pas la cruelle douleur de perdre les espérances qu'elle me vient de donner. Quelle destinée est la mienne, que même la douceur de Zaïde ne serve qu'à me rendre malheureux! Pourquoi témoigner qu'elle souffre mon amour, si elle approuve celui d'Alamir? Et que veut dire ce souhait que je puisse être celui à qui je ressemble? De pareilles réflexions augmentaient encore sa tristesse, et, le jour suivant, qu'il devait attendre avec tant d'impatience et qui lui devait être si agréable, puisqu'il était assuré de voir Zaïde et de lui parler, lui parut le plus affreux de sa vie, quand il pensa qu'en la voyant il n'avait rien à espérer que la confirmation de son malheur. Sur le milieu de la nuit, celui qui était allé porter au roi la nouvelle de la prise de la ville revint avec un ordre pour Consalve de partir à l'heure même et d'aller joindre l'armée avec toute la cavalerie. Don Garcie savait que les Maures attendaient un secours considérable, et, quand il eut appris que Consalve avait emporté Talavera, il crut qu'il fallait profiter de cette victoire et rassembler toutes ses troupes pour attaquer les ennemis, avant qu'ils fussent fortifiés par ce nouveau secours. Quelque difficulté que Consalve trouvât à exécuter l'ordre du roi, pu l'embarras de faire marcher des soldats qui étaient encore fatigués du travail de la nuit précédente, le désir d'être à la bataille le fit agir avec tant d'ardeur, qu'il les mit en peu de temps en état de partir, et il se fit la cruelle violence de quitter Zaïde sans lui dire adieu. Il ordonna que l'on conduisÃt Zuléma dans le château où était cette princesse, et il commanda à celui qui la gardait de lui dire les raisons qui l'obligeaient à quitter Talavera avec tant de précipitation. A la pointe du jour, il se mit à la tête de la cavalerie et commença à marcher avec une tristesse proportionnée au sujet qu'il en croyait avoir. En approchant du camp, il rencontra le roi que venait au-devant de lui; il mit pied à terre et alla lui rendre compte de ce qui s'était passé à la prise de Talavera. Après lui avoir parlé de ce qui regardait la guerre, il lui parla de ce qui regardait son amour. Il lui apprit qu'il avait retrouvé Zaïde, mais qu'il avait aussi trouvé ce rival dont la seule idée lui avait donné tant d'inquiétude. Le roi lui témoigna combien il s'intéressait dans toutes les choses qui le touchaient et combien il était satisfait de la victoire qu'il venait de remporter. Consalve alla ensuite faire camper ses troupes et les mettre en état, par quelques heures de repos de se préparer à la bataille, que l'on avait dessein de donner. La résolution n'en était pas encore prise; le poste avantageux des ennemis, lent nombre, et le chemin qu'il fallait faire pour aller à eux, rendaient cette résolution difficile à prendre et périlleuse à exécuter. Consalve néanmoins opina à la donner, et l'espérance de trouver Alamir dans le combat, lui fit soutenir son opinion avec tant de force, que la bataille fut résolue pour le lendemain. Les Arabes étaient campés dans une plaine à la vue d'Almaras; leur camp était environné d'un grand bois, en sorte que l'on en pouvait aller à eux que par un défilé si dangereux à passer qu'il ne semblait pas qu'on dût l'entreprendre. Toutefois Consalve, à la tête de la cavalerie, commença le premier à traverser ce bois et parut dans la plaine, suivi de quelques escadrons. Les Arabes, surpris de voir leurs ennemis si proches, employèrent à prendre leur résolution le temps qu'ils devaient employer à combattre et donnèrent le loisir aux Espagnols de passer toutes leurs troupes et de se ranger en bataille. Consalve marcha droit à eux avec l'aile gauche, enfonça leurs escadrons et les mit en fuite. Il ne s'abandonna pas à poursuivre les fuyards et, cherchant partout le prince de Tharse et de nouvelles victoires, il tourna tout court sur l'infanterie des Arabes. Cependant l'aile droite n'avait pas eu un succès si favorable; les Arabes l'avaient rompue et poussée jusques au corps de réserve que commandait le roi de Léon, mais ce roi avait arrêté leur victoire et les avait repoussés jusques aux portes d'Almaras, en sorte qu'il ne restait de leur armée que l'infanterie, où était Abdérame, et que Consalve venait d'attaquer. Cette infanterie l'attendit de pied ferme et, ouvrant ses bataillons, les gens de trait firent un effet si prodigieux, que les troupes espagnoles ne les purent soutenir. Consalve les remit en ordre et recommença la même attaque jusques à trois fois. Enfin il enveloppa cette infanterie de tous côtés et, touché de voir périr de si braves gens, il cria qu'on leur fit quartier. Ils mirent tous les armes bas et, se jetant en foule autour de lui, ils semblaient n'avoir d'autre application qu'à admirer sa clémence, après avoir éprouvé sa valeur. Dans ce moment, le roi de Léon, vint rejoindre Consalve et lui donna toutes les louanges que méritait sa valeur. Ils surent que le roi Abdérame s'était dégagé pendant le dernier combat et s'était retiré dans Almaras. La gloire que Consalve, avait acquise dans cette journée, devait lui donner quelque joie, mais il ne sentit que la douleur de n'y avoir pas laissé la vie et de n'avoir pu trouver Alamir. Il sut des prisonniers que ce prince n'était pas dans l'armée, qu'il commandait le secours que, les ennemis attendaient, et que c'était l'espérance de ce secours qui leur avait fait essayer de retarder la bataille. Comme les Arabes avaient ramassé une partie de leur armée, qu'ils étaient fortifiés par les troupes qu'Alamir avait amenées et qu'ils avaient devant eux une grande ville que l'on n'osait assiéger à leur vue, le roi de Léon ne pouvait espérer d'autre avantage de sa victoire que la gloire de l'avoir remportée. Néanmoins, Abdérame, sous le prétexte d'enterrer les morts, demanda une trêve de quelques jours dans le dessein de commencer une négociation pour la paix. Pendant cette trêve, un jour que Consalve passait d'un quartier à l'autre, il vit sur une petite éminence deux cavaliers de l'armée ennemie qui se défendaient contre plusieurs cavaliers espagnols et qui, malgré leur résistance, étaient près d'être accablés par le nombre de ceux qui les attaquaient. Il fut étonné de voir ce combat pendant la trêve et de le voir si inégal. Il envoya quelqu'un des siens à toute bride pour le faire cesser et pour en savoir la cause. On lui vint dire que ces deux cavaliers arabes avaient voulu passer auprès des gardes avancées, qu'on les avait arrêtés avec insolence, qu'ils avaient mis l'épée à la main et que la cavalerie, qui s'était trouvée en ce lieu, les avait attaqués. Consalve commanda à un officier d'aller de sa part faire des excuses à ces deux cavaliers et de les conduire jusque hors du camp, du côté qu'ils voudraient aller. Il continua ensuite la visite des quartiers et alla passer à celui du roi, en sorte qu'il ne revint que fort tard à son logement. Le lendemain, l'officier qui avait conduit ces deux cavaliers arabes le vint trouver. Seigneur, lui dit-il; un de ceux que vous nous aviez donné ordre d'escorter nous a chargés de vous dire qu'il est bien lâché qu'une affaire importante, qui n'a rien de commun avec la guerre, l'empêche de vous venir remercier, et qu'il est bien aise de vous apprendre que c'est le prince Alamir qui vous est redevable de la vie. Lorsque Consalve entendit le nom d'Alamir, et qu'il pensa que ce rival, qu'il avait eu tant d'envie d'aller chercher par toute la terre, lors même qu'il n'en connaissait ni le nom ni la patrie, venait de passer dans le camp et à sa vue pour aller sans doute trouver Zaïde, il demeura comme accablé, et il ne lui resta de force que pour demander quel chemin avait pris Alamir. Quand on lui eut répondu que c'était celui de Talavera, il congédia tous ceux qui étaient dans sa tente et demeura abandonné au désespoir de n'avoir pas connu le prince de Tharse. Quoi! disait-il, non seulement il échappe à ma vengeance, mais je lui ouvre encore les chemins pour aller voir Zaïde! A l'heure que je parle, il la voit, il est auprès d'elle, il lui apprend son passage dans ce camp, et ce n'est que pour insulter à mon malheur qu'il a voulu que je susse qu'il était Alamir. Peut-être ne jouira-t-il pas longtemps de me venger. Il prit dans ce moment la résolution de se dérober de l'armée, de s'en aller à Talavera troubler par sa présence l'entrevue d'Alamir et de Zaïde, et d'ôter la vie à son rival ou de mourir aux yeux de cette princesse. Comme il cherchait les moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu, on lui vint dire qu'il paraissait des troupes ennemies à quelques lieues du camp, et que le roi lui ordonnait de les aller reconnaÃtre. Il fut contraint d'obéir et de retarder l'exécution de son dessein. Il monta à cheval, mais, quand il eut marché quelque temps, il apprit, en sortant d'un bois, que les troupes qu'on avait vues, n'étaient composées que de quelques Arabes qui revenaient d'escorter un convoi. Il fit prendre le chemin du camp à la cavalerie qui était avec lui, et suivi seulement de quelqu'un des siens, il commença à marcher lentement, afin de demeurer dans le bois et de prendre le chemin de Talavera,, sitôt que les troupes seraient un peu éloignées. Comme il fut au milieu d'une grande route, il rencontra un cavalier arabe de fort bonne mine qui suivait assez tristement le même chemin. Ceux qui accompagnaient Consalve, prononcèrent son nom par hasard. A ce nom de Consalve, ce cavalier revint de la rêverie où il paraissait plongé et leur demanda si celui qui marchait seul était Consalve. Sitôt qu'on lui eut répondu que c'était lui-même Je serai bien aise, dit-il assez haut, de voir un homme d'un mérite si extraordinaire, et de le pouvoir remercier de la grâce que j'en ai reçue. En disant ces paroles, il avança vers Consalve, en portant la main à la visière de son casque pour le saluer, mais lorsqu'il eut jeté ses yeux sur son visage - O dieux! s'écria-t-il, est-il possible que ce soit Consalve? Et, le regardant attentivement, il demeura immobile, comme un homme frappé d'une grande surprise et combattu par des sentiments bien différents. Après avoir demeuré quelque temps en cet état - Alamir, s'écria-t-il tout d'un coup, ne doit pas laisser vivre celui à qui Zaïde est destinée ou celui à qui elle se destine elle-même. Consalve, qui avait paru étonné de l'action et des premières paroles de ce cavalier, et qui néanmoins en attendait la suite avec tranquillité, fut frappé, à son tour, d'une surprise extraordinaire, lorsqu'il entendit les noms de Zaïde et d'Alamir, et qu'il jugea qu'il avait devant lui ce redoutable rival qu'il allait chercher avec tant de haine et de désir de vengeance. - Je ne sais, lui répondit-il, si Zaïde m'est destinée, mais si vous êtes le prince de Tharse, comme vous me donnez lieu de croire, n'espérez pas d'en être possesseur que par ma mort. - Vous ne le serez aussi que par la mienne, répliqua Alamir, et je ne vois que trop, par vos paroles, que vous êtes celui qui cause mon infortune. Consalve n'entendit ces derniers mots confusément; il se retira de quelques pas et retint l'impatience qui l'emportait à combattre. Pour empêcher que leur combat ne fût interrompu, il ordonna à ceux qui le suivaient de s'éloigner; et il le leur ordonna avec tant d'autorité qu'ils n'osèrent lui désobéir, mais ils s'en allèrent en diligence, pour faire revenir quelques-uns des principaux officiers de l'armée qui venaient de quitter Consalve et qui ne pouvaient encore être fort éloignés. En même temps Consalve et Alamir commencèrent un combat où la valeur et le courage firent paraÃtre tout ce qu'ils ont jamais eu de grand et d'admirable. Alamir fut blessé en tant d'endroits, que les forces commencèrent à lui manquer, et, bien que Consalve le fût aussi, la vue d'une prochaine victoire lui donnait une nouvelle ardeur qui le rendait maÃtre de la vie de ce prince. Le roi, qui s'était trouvé proche du bois, attiré par les cris de ceux que Consalve avait fait éloigner, arriva dans cet endroit et sépara les combattants. Il apprit par l'écuyer d'Alaimir, qui survint dans ce moment, le nom de son maÃtre, et Consalve, voyant que ce prince perdait des ruisseaux de sang, commanda qu'on le secourût. Si le roi eût suivi ses sentiments, il aurait donné des ordres contraires; il se contenta néanmoins d'ordonner qu'on lui répondit de la personne du prince de Tharse, et tourna toutes ses pensées à la conversation de son favori. Il le fit transporter au camp. Alarnir n'était pas en état d'être porté si loin, et on le mit dans un château qui se trouva assez proche. Sitôt que Consalve fut arrivé, le roi voulut voir le jugement des médecins sur ses blessures, ils l'assurèrent qu'il n'y avait rien à craindre pour sa vie. Don Garcie ne le put quitter sans apprendre de sa bouche la cause de ce combat. Consalve, qui ne lui cachait rien, lui en avoua la vérité, et le roi, craignant de nuire à sa santé par une trop longue conversation, voulut le laisser en repos. Mais Consalve, le retenant - Ne m'abandonnez pas, seigneur, lui dit-il, au désordre et à la confusion de mes pensées, aidez-moi à démêler le nouvel embarras où me mettent les actions et les paroles d'Alamir. Il me rencontre sans qu'il paraisse me chercher, il m'aborde comme un homme qui veut me faire des remerciements et, tout d'un coup, je le vois surpris, troublé et prêt à mettre l'épée à la main. Qu'a-t-il appris, en me voyant, qui lui ai fait changer de sentiments? Qui lui fait imaginer que Zaïde m'est destinée ou par Zuléma, ou par elle-même? Il ne peut avoir appris que de sa propre bouche que je suis son rival, et, si elle lui a rendu compte de mon amour, ce n'est pas d'une manière qui lui puisse donner lieu de me craindre. Il sait bien aussi qu'elle ne m'est pas destinée par Zuléma, qui ne me connaÃt point, qui ignore les sentiments que j'ai pour sa fille et dont la religion est si opposée à la mienne. Quel fondement peuvent donc avoir ses paroles? Et par quelle raison mon visage attire-t-il sa colère plutôt que mon nom? - Il est difficile, mon cher Consalve, répondit le roi, de démêler cette aventure, j'y pense avec attention, mais je n'imagine rien où je me puisse arrêter. Ne serait-ce point, reprit-il tout d'un coup, qu'Alamir vous aurait vu dans la solitude d'Alphonse lorsque vous portiez le nom de Théodoric et que ce n'est qu'à votre visage qu'il vous a reconnu pour son rival? - Ah! seigneur, répliqua Consalve, j'ai déjà eu la même pensée, mais je l'ai trouvée si cruelle, que je n'ai pu m'y arrêter. Serait-il possible qu'Alamir eût été caché dans ce désert? Serait-il possible que la joie, qui me paraissait quelquefois dans les yeux de Zaïde et qui faisait tout mon bonheur, n'eût été que les restes de ce qu'avait produit la vue d'Alamir? Mais, seigneur, continua-t-il, je ne quittais quasi point Zaïde, j'aurais vu ce prince s'il était venu chez Alphonse, et, de plus, cette princesse sait qui je suis, il vient de la voir, il ne faut pas douter qu'elle ne le lui ait appris; ainsi il connaissait Consalve pour l'amant de Zaïde lorsqu'il m'a rencontré. Je ne puis comprendre qui a causé un changement si prompt, et je trouve de l'impossibilité à tout ce que j'imagine. - Etes-vous bien assuré, repartit le roi, qu'Alamir ait vu Zaïde? Il passa hier assez tard dans le camp; vous l'avez rencontré ce matin; il me semble qu'il est difficile d'avoir été à Talavera et d'en être revenu en si peu de temps. Mais il m'est aisé de m'en éclaircir, ajouta-t-il; deux officiers de mes troupes ont dit qu'ils avaient passé la nuit en même lieu que ce prince, et nous saurons d'eux où ils l'ont rencontré. Le roi commanda à l'heure même qu'on lui fit venir ces officiers et, lorsqu'ils furent venus, il leur ordonna de dire en quel lieu et à quelle heure ils avaient trouvé Alamir. Seigneur, répondit l'un des deux, nous revenions hier d'Ariobisbe, où l'on nous avait envoyés, nous passâmes le soir dans un grand bois, qui est à trois ou quatre lieues du camp, nous mÃmes pied à terre et nous nous endormÃmes dans ce bois. J'entendis du bruit, je m'éveillai et je vis d'assez loin, au travers des arbres, ce prince arabe qui parlait à une femme magnifiquement habillée. Après une longue conversation, cette femme le quitta et vint s'asseoir avec une autre, proche du lieu où j'étais. Elles parlaient assez haut, mais je n'entendais pas ce qu'elles disaient, parce qu'elles parlaient une langue que je ne connais point et qui n'est pas celle des Arabes. Elles nommèrent plusieurs fois Alamir et, quoiqu'elles fussent tournées en sorte que je ne pouvais voir leur visage, il me sembla que celle qui avait parlé à ce prince pleurait extrêmement. Enfin elles s'en allèrent, j'entendis marcher des chariots et beaucoup de chevaux du côté de Talavera. J'éveillai mon camarade, nous reprÃmes notre chemin et nous vÃmes de loin Alamir couché au pied d'un arbre, comme un homme qui se trouvait mal. Son écuyer me demanda s'il pourrait arriver de jour au camp des Arabes, je lui dis que non et ils ont passé la nuit dans le même village que nous. Le roi se repentit d'avoir fait parler ces officiers et, sitôt qu'ils furent retirés - Vous voyez, seigneur, dit Consalve, si j'ai eu tort de croire qu'Alamir avait vu Zaïde. Mais trouvez-vous possible qu'elle soit sortie de Talavera, répondit le roi, puisqu'elle y est prisonnière? - Mon malheur, répliqua Consalve, ne me laisse pas manquer aux choses qui me peuvent nuire. J'ai donné ordre, en partant, que Zaïde eût la liberté de se promener hors de la ville toutes les fois qu'elle le voudrait, elle attendait Alamir dans ce bois. Il avait raison de me mander qu'une affaire importante, qui ne regardait point la guerre, l'empêchait de s'arrêter dans ce camp. Il la vit donc hier, elle pleurait après l'avoir quitté, il est donc vrai que Zaïde aime Alamir, et il ne me reste plus d'incertitude. Laissez-moi mourir, seigneur, abandonner le soin d'un homme qui est trop persécuté de la fortune pour mériter vos bontés, je suis honteux d'être aimé de vous et d'être misérable. Don Garcie était sensiblement touché de l'état où il voyait Consalve, et il essayait de lui faire trouver quelque consolation dans les témoignages de son amitié. Le lendemain on sut que le prince de Tharse était très dangereusement blessé, et, les jours suivants, la fièvre lui prit si violente, qu'on désespéra quasi de sa vie. Consalve s'imagina que Zaïde ne pourrait savoir le danger où était ce prince sans envoyer apprendre de ses nouvelles; il donna charge à un de ses gens, à qui il se fiait, d'aller tous les jours au château où l'on gardait Alamir et de découvrir s'il ne venait personne pour essayer de le voir. Il eût bien voulu aussi s'éclaircir de cette ressemblance qui lui avait donné tant de curiosité, mais l'extrémité où était ce prince ne laissait pas son visage en état de distinguer aucun de ses traits. Celui qui avait été chargé d'aller à ce château, s'acquitta de sa commission avec soin; il apprit à Consalve que, depuis qu'Alamir était malade, on n'avait point demandé à lui parler, mais que des gens inconnus venaient tous les jours savoir l'état de sa santé, sans dire le nom de ceux qui les y envoyaient. Quoique Consalve ne doutât point qu'Alamir ne fût aimé de Zaïde, toutes les choses qui l'en assuraient, lui donnaient une nouvelle douleur. Le roi entra dans sa tente, qu'il était encore agité de l'affliction qu'il venait de recevoir, et, craignant que tant de déplaisirs ne missent enfin sa vie en danger, il défendit à ceux qui l'approchaient de lui parler d'Alamir et de la princesse Zaïde. Cependant la trêve était finie et les deux armées ne demeuraient pas inutiles. Abdérame assiégea une petite place dont la faiblesse ne lui faisait pas appréhender de résistance; néanmoins il arriva que le prince de Galice, proche parent de don Garcie, qui s'était retiré dans cette place pour se guérir de quelques blessures qu'il avait reçues à la bataille, entreprit de la défendre, par une résolution où il y avait plus de témérité que de courage. Abdérame s'en trouva si indigné que, lorsque cette ville fut contrainte de se rendre, il fit trancher la tête à ce prince. Ce n'était pas la première fois que les Maures avaient abusé de leur victoire et traité les plus grands seigneurs d'Espagne avec une inhumanité sans exemple. Don Garcie fut extrêmement irrité de la mort du prince de Galice. Les troupes espagnoles ne le furent pas moins, elles aimaient ce prince et, déjà lassées de tant de cruautés dont on n'avait point tiré de vengeance, elles s'assemblèrent en tumulte et demandèrent au roi qu'on traitât Alamir de la même manière qu'on avait traité le prince de Galice. Le roi y consentit, il aurait été dangereux de refuser des troupes aussi animées. Il manda au roi de Cordoue qu'il ferait trancher la tête au prince de Tharse, sitôt qu'il serait en meilleur état, et que ses blessures permettraient d'en faire un spectacle public et de lui ôter la vie, sans qu'il parût qu'on n'eût fait que hâter sa mort. Consalve ignorait, par les ordres que le roi avait donnés, ce qui se passait sur le sujet de ce prince. Quelques jours après, on lui vint, dire qu'un écuyer de don Olmond demandait à le voir. Il commanda qu'on le fit entrer et cet écuyer, après lui avoir dit que son maÃtre était bien fâché que les ordres du roi le retinssent à Baragel et l'empêchassent de venir apprendre de ses nouvelles, lui remit plusieurs lettres entre les mains. Consalve ouvrit celle qui s'adressait à lui, et il y lut ces paroles Lettre de don Olmond à Consalve Si je ne savais combien vous aimez à faire de grandes actions, je ne vous enverrais pas la lettre que je vous envoie, et je croirais faim une chose inutile de vous parler en faveur de votre ennemi, mais je vous connais trop pour douter que vous ne receviez avec joie la prière, que l'on m'oblige de vous faire. Quelque justice qu'il y ait à traiter le prince de Tharse comme on a traité le prince de Galice, ce sera une action digne de vous de conserver un homme du mérite et de la qualité d'Alamir. Il me semble aussi que vous devez accorder quelque pitié à une passion qui ne vous est pas inconnue. Le nom d'Alamir et la fin de cette lettre causèrent un trouble extraordinaire à Consalve; il demanda à l'écuyer de don Olmond l'explication de ce que son maÃtre lui mandait du prince, de Galice, et, quoique cet écuyer ne dût pas croire qu'il ignorât ce qui s'était passé, il ne laissa pas de [le] lui apprendre en peu de mots Consalve lut la lettre que don Olmond lui envoyait; elle ne contenait que ces paroles Lettre de Félime à don Olmond Vous pouvez tout sur Consalve; faites qu'il sauve Alamir de la colère du roi de Léon. En le garantissant de la mort qu'on lui prépare, il ne lui sauvera pas la vie; ses blessures la lui ôteront bientôt; et Consalve est déjà assez vengé de ce malheureux prince, puisqu'on est contraint de recourir à lui pour sa conservation. Travaillez-y, je vous en conjure vous sauverez plus d'une vie en sauvant celle d'Alamir. Ah! Zaïde, s'écria Consalve, Félime n'écrit que par vos ordres, et vous m'ordonnez par cette lettre de vous conserver Alamir. Quelle inhumanité est la vôtre! Et à quelle extrémité me réduisez-vous? N'est-ce pas assez que je supporte mes malheurs? Faut-il encore que je travaille à conserver celui qui les cause? Dois-je m'opposer à la résolution du roi? Elle est juste, il a été contraint de la prendre, et je n'y ai point eu de part. Je devrais laisser périr Alamir, si je ne savais point qu'il est mon rival et qu'il est aimé de Zaïde, mais je le sais, et cette raison, toute cruelle qu'elle est, ne me permet pas de consentir à sa perte. Quelle loi, reprit-il, me veux-je imposer et quelle générosité m'oblige à conserver Alamir? Parce que je sais qu'il m'ôte Zaïde; faut-il que je lui sauve la vie? Dois-je prétendre que, pour me l'accorder, le roi se mette au hasard de faire révolter son armée? Abandonnerai-je les intérêts de don Garcie pour m'arracher les douces espérances dont la mort d'Alamir vient me flatter? Ce prince seul me dispute Zaïde et, quelque prévenue qu'elle soit en sa faveur, si elle ne devait jamais le revoir, je pourrais m'assurer d'être heureux. Après ces paroles, il demeura longtemps dans un silence où il paraissait enseveli; ensuite il se leva tout d'un coup et, quoiqu'il fût dans une faiblesse extraordinaire, il se fit conduire chez le roi. Ce prince, fut très surpris de le voir et il le fut encore davantage, lorsqu'il sut ce qu'il venait lui demander. - Seigneur, lui dit Consalve, si vous avez quelque considération pour moi, il faut m'accorder la vie d'Alamir; je ne puis vivre, si vous consentez à sa mort. - Que dites-vous, Consalve? lui repartit le roi, et par quelle aventure la vie d'un homme qui fait votre malheur, devient-elle nécessaire à votre repos? - Zaïde, seigneur, m'ordonne de la conserver, répliqua-t-il, je dois répondre à la bonne opinion qu'elle a de moi. Elle sait que je l'adore et que je dois haïr ce prince; cependant elle m'estime assez pour croire que, loin de consentir à sa perte, je travaillerai à le garantir de la mort qu'on lui prépare. Elle veut bien tenir de moi la vie de son amant; je vous la demande par toutes vos bontés. - Je ne dois pas écouter, lui repartit le roi, les sentiments que vous inspirent une générosité aveugle et un amour qui ne vous laisse plus de raison. Je dois agir selon mes intérêts et selon les vôtres. Le prince de Tharse doit mourir pour apprendre au roi de Cordoue à mieux user des droits de la guerre, pour apaiser mes troupes qui sont prêtes à se révolter, et il doit mourir pour vous laisser possesseur de Zaïde, et pour ne plus troubler votre repos. - Ah! seigneur, reprit Consalve, trouverais-je du repos à voir Zaïde irritée contre moi et désespérée de la mort de son amant? Je ne dois plus penser à disputer Zaïde à Alamir vivant ni à Alamir mort. Il ne faut pas se rendre digne du mauvais traitement de la fortune par une opiniâtreté déraisonnable. Je veux que Zaïde me plaigne de ne m'avoir pas aimé, et je ne veux pas qu'elle puisse me mépriser ni me haïr. - Prenez du temps, lui dit le roi, pour examiner ce que vous me demandez et résolvez avec vous-même si vous le devez vouloir. - Non, seigneur, répondit Consalve, je ne veux point avoir le loisir de changer de sentiments et m'exposer à combattre une seconde fois les fausses et flatteuses espérances que la pensée de la mort d'Alamir m'a déjà données. Je ne veux pas même que Zaïde puisse croire que je sois irrésolu sur le parti que je dois prendre, et je vous demande la grâce de publier dès aujourd'hui que vous m'accordez la vie de ce prince. - Je vous promets, lui répondit le roi, de vous en laisser le maÃtre, mais attendez encore à le publier. Vous savez l'entreprise qui est faite sur Oropèze, les habitants doivent cette nuit nous en ouvrir les portes. Si ce dessein réussit, la joie d'un heureux succès mettra peut-être l'armée dans une disposition dont nous aurons moins à craindre. Félime sera entre nos mains, sachez par elle si Alamir est aimé. Eclaircissez votre destinée avant que de décider de celle de ce prince, et mettez-vous en état de prendre une résolution dont vous ne puissiez vous repentir. - Mais, seigneur, répliqua Consalve, peut-être que Félime ne voudra pas m'apprendre les sentiments de Zaïde. - Pour l'obliger à vous en instruire, interrompit le roi, mandez à don Olmond que vous ne ferez pas ce qu'elle désire, si vous ne savez les véritables raisons qui lui font prendre tant de part à la conservation d'Alamir. C'est don Olmond qui est commandé pour entrer dans Oropèze, et vous saurez par lui tout ce qu'il vous est important de savoir. - J'y consens, seigneur, répondit Consalve, à condition que vous me permettrez d'obliger les soldats à vous venir demander eux-mêmes la conservation d'Almir, dans le même moment que l'on saura la prise d'Oropèze. Comme Félime sera prisonnière, don Olmond pourra lui cacher la grâce que vous m'aurez accordée, jusques à ce qu'elle lui ait appris tout ce qui regarde ce prince. Zaïde saura que j'ai obéi à ses ordres dans le moment que je les ai reçus, et elle jugera, par cette obéissance aveugle, que, si je renonce aux prétentions que j'avais sur son coeur, je n'étais pas indigne de le posséder. Le roi consentit à tout ce que voulait Consalve, mais en même temps il l'obligea d'écrire à don Olmond de la manière dont il l'avait résolu. Ce prince passa une partie de la nuit avec son favori, qui succombait sous l'effort qu'il venait de se faire et qui sacrifiait à une exacte générosité, dont il n'attendait point de gloire, toutes les espérances d'une passion dont son âme était possédée. Le lendemain don Garcie reçut des nouvelles de l'entreprise d'Oropèze, qui avait réussi comme on l'avait espéré. Il le fit savoir à Consalve, il lui manda en même temps qu'il lui donnait la liberté de travailler à la conservation d'Alamir. Consalve, avec la même ardeur que si le succès de son dessein lui eût assuré la conquête de Zaïde, se fit porter dans le camp, et, avec ce même visage et cette même voix dont il s'était servi en tant d'occasions pour inspirer aux soldats le courage de le suivre, il leur fit voir quelle honte ils attireraient sur lui en voulant ôter la vie à un prince qui n'était entre leurs mains que pour l'avoir attaqué. Il leur dit que, par cette mort dont on le croirait à jamais la cause, ils lui faisaient perdre l'honneur qu'il avait acquis avec eux en tant de combats; qu'il allait à l'heure même se démettre du commandement de l'armée et quitter l'Espagne; qu'ils choisissent de lui voir prendre congé du roi; ou d'aller dans ce moment lui demander la vie du prince de Tharse. Les soldats lui laissèrent à peine achever ce qu'il avait résolu de leur dire, se jetant en foule autour de lui, comme pour empêcher qu'il ne les quittât, ils le suivirent chez don Garcie, si animés par les paroles de leur général, qu'il eût été aussi dangereux de leur refuser alors la conservation d'Alamir, qu'il l'aurait été quelques jours auparavant de leur refuser sa mort. Cependant don Olmond, parmi tous les soins que lui donnait une place dont il venait de se rendre maÃtre, ne laissa pas de penser que l'intérêt de Consalve l'obligeait à entretenir Félime. Il demanda à la voir avec autant de respect que si le droit de la guerre ne lui en eût pas donné une entière liberté. Il la trouva dans une tristesse profonde; ce qui s'était passé pendant cette journée et une maladie considérable que sa mère avait depuis quelques jours, paraissaient le sujet de cette tristesse. Sitôt qu'ils purent se parler sans être entendus - Eh bien! lui dit-elle, don Olmond, avez-vous travaillé auprès de Consalve et sauverez-vous Alamir? - La destinée de ce prince est entre vos mains, madame, lui répondit-il. - Entre mes mains? s'écria-t-elle, hélas! et par quelle aventure pourrais-je quelque chose pour le salut d'Alamir? - Je vous réponds de sa vie, repartit-il, mais, pour me mettre en pouvoir de tenir ma parole, il faut m'apprendre les raisons qui vous font prendre un intérêt si vif à sa conservation, et il faut me les apprendre avec une vérité exacte, aussi bien que tout ce qui regarde les aventures de ce prince. - Ah! don Olmond, que me demandez-vous? répondit Félime. A ces mots, elle demeura quelque temps sans parler, puis tout d'un coup reprenant la parole - Mais ne savez-vous pas, lui dit-elle, qu'il est parent d'Osmin et de Zuléma, que nous le connaissons il y a longtemps, que son mérite est extraordinaire, et n'est-ce pas assez pour avoir soin de sa vie? - Le soin que vous en prenez; madame, répliqua don Olmond, a des raisons plus pressantes; s'il vous coûte trop de me les apprendre, il dépend de vous de ne le faire pas, mais vous trouverez bon aussi que je me dégage de ce que je vous viens de promettre. - Quoi! don Olmond, répliqua-t-elle, la vie d'Alamir n'est qu'à ce prix! Et que vous importe de savoir ce que vous me demandez? - Je suis bien fâché de ne vous le pouvoir dire, reprit don Olmond, mais, madame, encore une fois, je ne puis rien autrement, et c'est à vous de choisir. Félime demeura longtemps les yeux baissés, dans un si profond silence que don Olmond en était surpris. Enfin, se déterminant tout d'un coup - Je vais faire, lui dit-elle, la chose du monde que j'aurais le moins cru pouvoir obtenir de moi-même. La bonne opinion que j'ai de vous et la confiance que j'ai en votre amitié, aident sans doute à me déterminer, aussi bien que la conservation d'Alamir. Gardez-moi un secret inviolable, ajouta-t-elle, et écoutez avec patience le récit que j'ai à vous faire, qui ne peut être qu'un peu long. Histoire de Zaïde et de Félime Cid Rahis, frère du calife Osman, et qui lui pouvait disputer l'empire par le droit de la naissance, se trouva si malheureux et si abandonné de tous ceux qui lui avaient fait espérer de se déclarer pour lui, qu'il fut contraint de renoncer à ses prétentions et de consentir à être relégué dans l'Ãle de Chypre, sous le prétexte d'y commander. Zuléma et Osmin, que vous connaissez, étaient ses enfants; ils étaient jeunes, bien faits et avaient donné plusieurs marques de leur valeur. Ils devinrent amoureux de deux personnes d'une beauté extraordinaire et d'une grande qualité; elles étaient soeurs et sortaient de plusieurs princes qui avaient gouverné cette Ãle, avant qu'elle fût sous l'obéissance des Arabes. L'une s'appelait Alasinthe, et l'autre Bélénie. Comme Osmin et Zuléma savaient bien la langue grecque, ils se firent aisément entendre de celles qu'ils aimaient. Elles étaient chrétiennes, mais la différence de leur religion n'en apporta point dans leurs sentiments; ils s'aimèrent et, sitôt que la mort de Cid Rahis leur en eut laissé la liberté, Zuléma épousa Alasinthe, et Osmin épousa Bélénie. Ils consentirent à laisser élever leurs enfants dans la religion chrétienne et firent espérer alors que, dans peu de temps, ils l'embrasseraient eux-mêmes. Je naquis d'Osmin et de Bélénie et Zaïde de Zuléma et d'Alasinthe. La passion de Zuléma et celle d'Osmin les obligea de passer quelques années dans l'Ãle de Chypre, mais enfin le désir de trouver quelques conjonctures favorables pour renouveler les prétentions de leur père les rappela en Afrique. Ils eurent d'abord de grandes espérances et, contre les règles de la politique, le calife qui succéda à Osman, leur donna des emplois si considérables, qu'Alasinthe et Bélénie ne se pouvaient plaindre de leur éloignement, mais, après cinq ou six années d'absence, elles commencèrent à s'en plaindre et à s'en affliger. Elles surent qu'ils avaient d'autres occupations que celles de la guerre; elles avaient de leurs nouvelles, mais, comme ils ne revenaient point, elles se crurent abandonnées. Alasinthe ne songea plus qu'à Zaïde, qui méritait déjà toute son application, et Bélénie ne pensa qu'à m'élever avec beaucoup de soin. Lorsque nous commençâmes à sortir de l'enfance, Alasinthe et Bélénie se retirèrent dans un château sur le bord de la mer; elles y faisaient une vie conforme à leur tristesse; le soin qu'elles avaient de Zaïde et de moi, les obligeait néanmoins à vivre avec une grandeur et une magnificence qu'elles auraient peut-être abandonnées par leur propre inclination. Nous avions auprès de nous plusieurs jeunes personnes de qualité, et rien ne manquait à ce qui pouvait contribuer à notre éducation et aux divertissements conformes à la retraite où l'on nous élevait. Zaïde et moi n'étions pas moins liées par l'amitié que par le sang. J'avais deux années plus qu'elle; il y avait aussi quelque différence dans nos humeurs, la mienne penchait moins à la joie; il était aisé de le connaÃtre en nous voyant, aussi bien que l'avantage que la beauté de Zaïde avait sur la mienne. Peu de temps avant que l'empereur Léon envoyât attaquer l'Ãle de Chypre, nous étions un jour sur le rivage. La mer était tranquille; nous priâmes Alasinthe et Bélénie de trouver bon que nous entrassions dans des barques pour nous promener. Nous prÃmes plusieurs jeunes personnes avec nous, et nous fÃmes tourner vers de grands vaisseaux qui étaient à la rade. Comme nous approchâmes de ces vaisseaux, nous en vÃmes détacher des chaloupes, et nous jugeâmes que c'étaient des Arabes qui venaient prendre terre. Ces chaloupes venaient vers nous comme nous allions vers elles. Il y avait dans la première plusieurs hommes magnifiquement habillés, et un, entre autres, qui, par son air noble et la beauté de sa taille, se faisait distinguer de tous ceux qui l'environnaient. Cette rencontre nous surprit, nous trouvâmes que nous ne devions pas avancer davantage, et qu'il ne fallait pas donner lieu de croire à ceux qui étaient dans cette chaloupe, que la curiosité de les voir nous eût conduites de leur côté. Nous fÃmes tourner notre banque sur la main droite; la chaloupe que nous voulions éviter, tourna comme nous; les autres allèrent droit à terre; celle-là nous suivit et nous approcha assez pour nous faire voir que cet homme que nous avions distingué des autres, était attaché à nous regarder et qu'il était même bien aise de nous faire remarquer qu'il prenait plaisir à nous suivre. Zaïde trouva notre aventure agréable, et fit encore tourner notre barque pour voir s'il nous suivrait toujours; pour moi, j'en étais embarrassée sans en pouvoir dire la cause. Je regardai avec attention celui qui paraissait le maÃtre des autres, et, en le voyant de plus près, je lui trouvai dans le visage quelque chose de si fin et de si agréable que je crus n'avoir jamais vu personne si capable de plaire. Je dis à Zaïde qu'il fallait retourner auprès d'Alasinthe et de Bélénie et que, sans doute, lorsqu'elles nous avaient permis de nous promener, elles n'avaient pas cru que nous dussions trouver une pareille aventure. Elle fut de mon avis. Nous fÃmes tourner vers la terre; la barque qui nous suivait passa devant nous et alla débarquer proche des autres chaloupes qui étaient déjà arrivées. Lorsque nous abordâmes, celui que nous avions remarqué, suivi d'un grand nombre des siens, s'avança pour nous donner la main avec un air qui nous fit juger qu'il avait déjà appris qui nous étions, de ceux qui étaient sur le rivage. Mon étonnement et celui de Zaïde étaient extrêmes, nous n'étions pas accoutumées à nous voir aborder avec tant de liberté, et surtout par les Arabes, pour lesquels on nous avait inspiré une grande aversion. Nous crûmes que celui qui nous venait parler, serait bien surpris, lorsqu'il trouverait que nous n'entendions point sa langue, mais nous fûmes bien surprises nous-mêmes de l'entendre parler la nôtre avec toute la politesse de l'ancienne Grèce. - Je sais, madame, dit-il en, s'adressant à Zaïde, qui marchait la première, qu'un Arabe ne devrait pas être assez hardi pour vous approcher sans vous en avoir demandé la permission, mais je crois que ce qui serait un crime à un autre est pardonnable à un homme qui a l'honneur d'être allié des princes Zuléma et Osmin. Touché du désir de voir ce qu'il y a de plus beau dans la Grèce, j'ai cru ne pouvoir mieux satisfaire ma curiosité qu'en commençant par l'Ãle de Chypre, et mon bonheur me fait trouver en y arrivant ce que j'aurais cherché en vain dans toutes les autres parties du monde. En disant ces paroles, il attachait ses regards tantôt sur Zaïde et tantôt sur moi, mais avec tant de marques d'une véritable admiration, que nous ne pouvions quasi douter qu'il ne pensât ce qu'il venait de nous dire. Je ne sais si j'étais prévenue ou si la solitude où nous vivions servit à me rendre cette aventure plus agréable, mais j'avoue que je n'ai rien vu de si surprenant. Alasinthe et Bélénie, qui étaient assez éloignées, s'avancèrent vers nous et envoyèrent en même temps demander le nom de celui qui venait d'arriver. Elles surent que c'était Alamir, prince de Tharse, fils de cet Alamir qui prenait la qualité de calife et dont la puissance était si redoutable aux chrétiens. Elles savaient l'alliance, qui était entre ce prince et Zuléma, de sorte que, le respect qui lui était dû par sa naissance se joignant à la curiosité d'apprendre de leurs nouvelles, elles le reçurent avec moins de répugnance qu'elles n'en avaient d'ordinaire pour les Arabes. Alamir augmente par ses paroles la disposition qu'elles avaient à le recevoir favorablement, il leur parla de Zuléma et d'Osmin, qu'il avait vus il n'y avait pas longtemps, et il les blâma d'être capables d'abandonner deux personnes si dignes de les retenir. La conversation fut si longue sur le bord de la mer, et Alamir parut si agréable aux yeux même d'Alasinthe et de Bélénie, que, contre l'habitude qu'elles avaient prise de fuir tout le monde, elles ne purent s'empêcher de lui offrir une retraite dans le lieu qu'elles habitaient. Alamir fit voir qu'il savait bien que la civilité le devait empêcher d'accepter ce qu'on lui offrait, mais il fit voir aussi qu'il ne s'en pouvait défendre, par le plaisir de ne se pas séparer sitôt d'une compagnie qui lui donnait tant d'admiration. Il vint donc avec nous et nous présenta un homme de qualité pour qui il avait beaucoup de considération, qui s'appelait Mulziman. Le soir, Alamir continua à nous paraÃtre tel que nous l'avions trouvé d'abord; j'étais surprise à tous les moments de l'agrément de son esprit et de sa personne, et cet étonnement m'occupait si fort, que je devais bien soupçonner dès lors qu'il y avait quelque chose de plus que de la surprise. Il me sembla qu'il me regardait avec beaucoup d'attention et qu'il me donnait de certaines louanges qui me faisaient voir que ma personne lui plaisait pour le moins autant que celle de Zaïde. Le lendemain, au lieu de partir, comme vraisemblablement il le devait faire, il engagea Alasinthe et Bélénie à le retenir. Il envoya quérir des chevaux admirables qu'il avait amenés; il les fit monter par plusieurs personnes qui étaient à lui et les monta lui-même avec cette adresse si particulière à ceux de sa nation. Il trouva le moyen de passer trois ou quatre jours avec nous et de gagner si bien l'esprit d'Alasinthe et de Bélénie, qu'elles consentirent qu'il vÃnt les revoir pendant le séjour qu'il ferait en Chypre. En nous quittant, il me fit entendre que si j'avais été importunée de sa présence et que si je l'étais encore à l'avenir, je devais n'en accuser que moi-même. J'avais néanmoins remarqué que ses regards avaient souvent été attachés sur Zaïde, mais souvent aussi je les avais vus attaché sur moi d'une manière qui m'avait paru si naturelle que, joignant le langage de ses yeux à plusieurs choses qu'il m'avait dites, j'étais demeurée persuadée que j'avais fait quelque impression sur son coeur. O Dieu, que celle qu'il fit dans le mien fut véritable! Sitôt que je l'eus perdu de vue, je me sentis une tristesse que je ne connaissais point. Je quittait Zaïde, j'allai rêver; je ne me trouvai que des pensées confuses, je m'ennuyai avec moi-même, je revins trouver Zaïde et il me sembla que j'allais la chercher pour parler d'Alamir. Je la trouvai occupée avec ses filles à faire des festons de fleurs, et il ne me parut pas qu'elle se souvÃnt d'avoir vu ce prince. Je me sentis de l'étonnement de la voir si attachée à ses fleurs, et je me trouvai si incapable de m'y amuser, que je l'en arrachai malgré elle. Nous allâmes nous promener. Je lui parlai d'Alamir, je lui dis qu'il me paraissait qu'il l'avait fort regardée, elle me répondit qu'elle ne s'en était pas aperçue. J'essayai de démêler si elle avait remarqué l'attachement qu'il m'avait témoigné, mais il me sembla qu'elle n'y avait pas seulement pensé, et je demeurai si étonnée et si confuse de la différence de ce qu'avait produit en Zaïde la vue d'Alamir et de ce qu'elle avait produit en moi, que je m'en fis des reproches qui n'étaient déjà que trop justes. Quelques jours après, Alamir vint nous revoir. Le jour qu'il y revint, Alasinthe et Bélénie étaient allées à un lieu dont elles ne devaient revenir que le soir. Alamir me parut plus aimable qu'il n'avait encore fait. Comme Zaïde n'y était pas, mon malheur voulut que je le visse sans qu'il eût d'autre attention que celle de me regarder, et il me fit paraÃtre tant d'inclination que celle que j'avais pour lui, acheva de me persuader que je lui plaisais, comme il me plaisait. Il nous quitta devant l'heure que Zaïde devait revenir et d'une manière qui me donna lieu de me flatter qu'il ne songeait pas à la voir. Elle revint longtemps après, et je fus bien étonnée lorsqu'Alasinthe et elles nous dirent qu'elles l'avaient trouvé assez proche du château, et qu'il était venu les conduire jusques à la porte. Il me sembla que, par le temps qu'il était parti, il devait être déjà bien éloigné lorsqu'elles étaient arrivées et que, s'il ne les eût attendues, il ne les aurait pas rencontrées. J'eus quelque inquiétude de cette pensée; néanmoins je crus que le hasard seul pouvait avoir fait ce que je m'imaginais, et je demeurai à attendre le temps de revoir Alamir avec une impatience que je n'avais jamais sentie. Il vint, quelques jours après, porter à Alasinthe la nouvelle de la guerre de l'empereur Léon avait dessein de faire dans l'Ãle de Chypre. Cette nouvelle, qui était si importante, lui servit plusieurs fois de prétexte pour nous revoir, et, lorsqu'il nous revit, il continua à me témoigner les mêmes sentiments qu'il m'avait déjà fait paraÃtre. Il fallait que je me servisse de toute ma raison pour ne lui pas laisser voir les dispositions que j'avais pour lui. Peut-être que ma raison aurait été inutile, si les soins que je lui voyais quelquefois pour Zaïde, n'eussent aidé à me retenir. Je n'attribuais pourtant qu'à une politesse naturelle ce qu'il faisait pour lui plaire, et son adresse savait me cacher ce qui m'aurait pu donner d'autres pensées. Nous fûmes averties que l'armée navale de l'empereur était proche de nos côtes. Alamir persuada Alasinthe et Bélénie de quitter le lieu où nous étions, et, quoique notre religion ne nous fÃt pas appréhender les troupes de l'empereur, l'alliance que nous avions avec les Arabes et les désordres que cause la guerre, nous obligèrent à suivre le conseil d'Alamir et d'aller à Famago[u]ste. J'en eus de la joie, parce que je pensai que je serais dans le même lieu qu'Alamir, et que Zaïde et moi ne serions plus logées ensemble. Sa beauté m'était si redoutable, que j'étais bien aise qu'Alamir me vÃt sans la voir. Je crus que je m'assurerais entièrement des sentiments qu'il avait pour moi, et que je verrais si je devais m'abandonner à ceux que j'avais pour lui, mais il y avait déjà longtemps qu'il n'était plus en mon pouvoir de disposer de mon coeur. Je suis néanmoins persuadée que, si j'eusse eu alors la même connaissance de l'humeur d'Alamir, que celle que j'ai eue depuis, j'aurais pu me défendre de l'inclination qui m'entraÃnait vers lui, mais comme je ne connaissais que les qualités agréables de son esprit et de sa personne, et qu'il paraissait attaché à moi, il était difficile de résister à cette inclination qui était si violente et si naturelle. Le jour que nous arrivâmes à Famagouste, il vint au-devant de nous. Zaïde était ce jour-là d'une beauté si admirable qu'elle parut aux yeux d'Alamir ce qu'Alamir paraissait aux miens, c'est-à -dire la seule personne que l'on pût aimer. Je m'aperçus de l'attention extraordinaire qu'il avait à la regarder. Lorsque nous fûmes arrivées, Alasinthe et Bélénie se séparèrent, Alamir suivit Zaïde sans chercher même un prétexte à me quitter. Je demeurai pénétrée de la plus grande douleur que j'eusse jamais sentie. Je connus par sa violence le véritable attachement que j'avais pour ce prince. Cette connaissance augmenta ma tristesse; j'envisageai l'horrible malheur où j'étais plongée par ma faute, mais, après m'être bien affligée, il me revint quelque rayons d'espérance; je me flattai comme toutes les personnes qui aiment, et je m'imaginai que des raisons que j'ignorais, avaient causé ce qui venait de me déplaire. Je ne fus pas longtemps dans cette faible espérance. Alamir avait voulu pendant quelque temps nous laisser croire, à Zaïde et à moi, qu'il nous aimait, pour se déterminer ensuite selon la manière dont il serait traité de l'une et de l'autre, mais la beauté de Zaïde, sans le secours de l'espérance, l'entraÃna entièrement. Il oublia même qu'il avait voulu me persuader qu'il s'était attaché à moi; je ne le vis presque plus, il ne me chercha que pour chercher Zaïde, il l'aima avec une passion ardente, et; enfin, je le vis pour elle comme j'eusse été pour lui, si la bienséance m'eût permis de faire voir mes sentiments. Je ne sais s'il est nécessaire que je vous dise ce que je souffrais et les divers mouvements dont mon coeur était combattu; je ne pouvais supporter de le voir auprès de Zaïde, et de l'y voir si amoureux, et d'un autre côté je ne pouvais vivre sans lui. J'aimais mieux le voir avec Zaïde que de le ne point voir. Cependant, au lieu que ce qu'il faisait pour elle diminuât ma passion, il ne servait qu'à l'augmenter. Toutes ses paroles et toutes ses actions étaient tellement propres à me plaire que, si j'eusse pu inspirer une conduite à ceux qui m'auraient aimée, je l'aurais prescrite telle qu'Alamir l'avait pour Zaïde. Il est vrai aussi que l'amour est si dangereux à voir qu'il ne laisse pas d'enflammer, lors même qu'il ne s'adresse pas à nous. Zaïde me rendait compte des sentiments qu'il avait pour elle et de l'éloignement qu'elle avait pour lui. Quand elle m'en parlait ainsi, j'étais quelquefois prête à lui avouer l'état où j'étais, afin de l'engager par cet aveu à ne pas souffrir la continuation de l'amour de ce prince, mais je craignais de le lui faire paraÃtre plus aimable en lui montrant combien il était aimé. Néanmoins je me fis une loi de ne point rendre de mauvais offices à Alamir. Je connaissais si bien l'horrible malheur de n'être pas aimée que je ne voulais pas contribuer à le faire sentir à un homme que j'aimais si véritablement. Peut-être que ce qui m'aida à soutenir ce que j'avais résolu, ce fut le peu d'inclination que Zaïde avait pour lui. Les troupes de l'empereur étaient si considérables, que l'on ne douta point que Chypre ne fût bientôt en sa puissance. Sur le bruit de ce siège, Zuléma et Osmin sortirent enfin du profond oubli où ils étaient depuis si longtemps. Le calife commençait à les craindre, et paraissait dans le dessein de les éloigner. Ils voulurent le prévenir, ils demandèrent le commandement des troupes que l'on envoyait au secours de Chypre, et nous les vÃmes arriver lorsque nous les attendions le moins. Ce fut une joie sensible pour Alasinthe et pour Bélénie, c'en aurait été une pour moi si j'en avais été capable, mais j'étais accablée de tristesse, et l'arrivée de Zuléma m'en donna une nouvelle par la crainte qu'il ne favorisât les desseins d'Alamir. Ce que j'appréhendais arriva. Zuléma, que son séjour en Afrique avait attaché plus fortement que jamais à sa religion, souhaitait avec ardeur que Zaïde quittât la sienne. Il était parti de Tunis dans le dessein de l'y mener et de la faire épouser au prince de Fez, de la maison des Idris, mais le prince de Tharse lui parut si digne de sa fille qu'il approuva les sentiments qu'il avait pour elle. Je sentis bien alors que, si je ne voulais pas contribuer à empêcher Zaïde d'aimer Alamir, c'était pourtant la chose du monde que je craignais le plus que de le voir heureux par elle. La passion de ce prince était devenue si violente que tous ceux qui le connaissaient ne pouvaient assez s'en étonner. Mulziman, dont je vous ai parlé, et que j'entretenais quelquefois, parce qu'il était aimé d'Alamir, m'en paraissait dans un étonnement qui me fit juger qu'il fallait que ce prince eût été bien éloigné jusques alors d'avoir des passions violentes. Alamir fit connaÃtre à Zuléma les sentiments qu'il avait pour Zaïde, et Zulêma fit entendre à Zaïde qu'il souhaitait qu'elle épousât Alamir. Sitôt qu'elle eu appris une chose qu'elle avait tant appréhendée, elle me le vint dire avec beaucoup de marques d'inquiétude. J'avoue que j'avais peine à comprendre sa douleur, et qu'il me paraissait difficile d'avoir tant d'affliction pour être destinée à passer sa vie avec Alamir. Cet infidèle avait si bien oublié les sentiments qu'il m'avait fait paraÃtre, qu'ayant appris par Zuléma la répugnance que Zaïde avait témoignée pour lui, il vint m'en faire les plaintes et implorer mon secours. Toute ma raison et toute ma constance furent prêtes à m'abandonner, je sentis un trouble et une émotion dont il se serait aperçu s'il n'eût été troublé lui-même par la même passion qui m'agitait. Enfin, après un silence qui ne parlait peut-être que trop Je suis étonnée que personne, lui dis-je, de la répugnance que Zaïde témoigne aux volontés de Zuléma, mais je suis aussi moins propre que personne à la faire changer. Je parlerais contre mes propres sentiments, et le malheur d'être attachée à une personne de votre nation m'est si connu, que je ne puis conseiller à Zaïde de s'y exposer. Bélénie m'a fait connaÃtre ce malheur depuis que je suis née, et je crois qu'Alasinthe en a si bien instruit sa fille, qu'il sera difficile de la faire consentir à ce que vous souhaitez, et, pour moi, je vous assure encore une fois que j'en suis moins capable que personne. Almir fut très affligé de me trouver dans des dispositions qui lui étaient si peu favorables; il espéra de me gagner en me laissant voir toute sa douleur et toute la passion qu'il avait pour Zaïde. J'étais au désespoir de tout ce qu'il me disait, mais je ne laissais pas de le plaindre par la conformité de nos malheurs. Je n'avais pas un sentiment qui ne fût combattu par un autre; l'éloignement que Zaïde avait pour lui, me donnait quelque joie par le plaisir de la vengeance que je goûtais pleinement, et néanmoins ma gloire était blessée de voir mépriser un homme que j'adorais. Je résolus d'avouer à Zaïde l'état de mon coeur, et, devant que de le faire, je la pressai d'examiner avec elle-même si elle était capable de résister toujours au dessein qu'avait Zuléma de lui faire épouser Alamir. Elle me dit qu'il n'y avait point d'extrémité où elle ne se portât plutôt que de se résoudre à épouser un homme d'une religion si opposée à la sienne, et dont la loi permettait de prendre autant de femmes qu'on en trouvait d'agréable, mais qu'elle ne croyait pas que Zuléma la voulût contraindre, et que, quand il le voudrait, Alasinthe trouverait les moyens de l'en empêcher. Ce que me dit Zaïde, me donna toute la joie dont j'étais capable, et je commençai à lui vouloir dire ce que j'avais résolu de lui avouer, mais j'y trouvai plus de peine et plus d'embarras que, je ne l'avais pensé. Enfin, je surmontai tous les mouvements d'orgueil et de honte qui s'opposaient à ma résolution, et je lui appris avec beaucoup de larmes l'état où j'étais. Elle en fut dans un étonnement extrême, et me parut aussi touchée de mon malheur que je le pouvais désirer. Mais pourquoi, me dit-elle, avez-vous caché si soigneusement vos sentiments à celui qui les a fait naÃtre? Je ne doute point que, s'il les avait découverts d'abord, il ne vous eût aimée, et je crois que, s'il en savait quelque chose, l'espérance d'être aimé de vous et les traitements qu'il reçoit de moi, l'obligeraient bientôt à me quitter. Ne voulez-vous point, ajouta-t-elle en m'embrassant, que j'essaye à lui faire entendre qu'il doit s'attacher à vous plutôt qu'à moi? - Ah! Zaïde, repris-je, ne m'ôtez pas la seule chose qui m'empêche de mourir de douleur, je ne survivrais pas à celle que j'aurais si Alamir avait appris mes sentiments, j'en serais inconsolable par le seul intérêt de ma gloire, mais je le serais encore par l'intérêt de ma passion. Je puis me flatter qu'il m'aimerait s'il savait que je l'aimasse. Je sais bien néanmoins que l'on n'est pas aimé pour aimer, mais enfin c'est une espérance, et, quelque faible qu'elle soit, je ne veux pas me l'ôter, puisque c'est la seule qui me reste. Je dis encore tant d'autres raisons à Zaïde pour lui faire voir que je ne devais pas découvrir mes sentiments à Alamir, qu'elle en demeura d'accord avec moi, et je trouvai beaucoup de soulagement à lui avoir ouvert mon coeur et à me plaindre avec elle. Cependant la guerre continuait toujours et l'on voyait bien qu'il était impossible de la soutenir encore longtemps. Tout le plat pays était conquis, et Famagouste était la seule ville qui ne se fût pas rendue. Alamir s'exposait tous les jours avec une valeur où il paraissait du désespoir. Mulziman m'en parlait avec une affliction extrême. Il me fit voir si souvent combien il était surpris de l'attachement que ce prince avait pour Zaïde que je ne pus m'empêcher de lui en demander la cause et de le presser de me dire si Alamir n'avait jamais été amoureux avant que d'avoir vu Zaïde. Il eu quelque peine à m'avouer ce qui faisait son étonnement, mais je l'en conjurai si fortement qu'enfin il me conta les aventures de ce prince. Je ne vous en dirai pas tout le détail, parce qu'il serait trop long, je vous apprendrai seulement ce qui est nécessaire pour vous faire connaÃtre Alamir et mon malheur. Histoire d'Alamir, prince de Tharse. Je vous ai déjà appris la naissance de ce prince; ce que je vous ai dit de sa personne et de mes sentiments, vous a dû persuader qu'il est aussi aimable qu'un homme le peut être. Aussi, avait-il pensé, dès sa première jeunesse, à se faire aimer, et, quoique la manière dont vivent les femmes arabes soit entièrement opposée à la galanterie, l'adresse d'Alamir et le plaisir de surmonter des difficultés, lui avaient rendu facile ce qui aurait été impossible à un autre. Comme ce prince n'est point marié et que sa religion permet d'avoir plusieurs femmes, il n'y avait point à Tharse de jeune personne qui ne se flattât de l'espérance de l'épouser. Il était bien aise que cette espérance servÃt à le faire traiter plus favorablement, mais il était bien éloigné, par son inclination, de prendre un engagement qu'il ne pût rompre. Il ne cherchait que le plaisir d'être aimé, celui d'aimer lui était inconnu. Il n'avait jamais eu de véritable passion, mais, sans en ressentir, il savait si bien l'art d'en faire paraÃtre, qu'il avait persuadé son amour à toutes celles qu'il en avait trouvées dignes. Il est vrai aussi que, dans le temps qu'il songeait à plaire, le désir de se faire aimer lui donnait une sorte d'ardeur qu'on pouvait prendre pour de la passion, mais sitôt qu'il était aimé, comme il n'avait plus rien à désirer et qu'il n'était pas assez amoureux pour trouver du plaisir dans l'amour seul, séparé des difficultés et les mystères, il ne songeait qu'à rompre avec celle qu'il avait aimée et à se faire aimer d'une autre. Un de ses favoris, appelé Sélémin, était le confident de toutes ses passions et en avait lui-même d'aussi légères. Les Arabes célèbrent de certaines fêtes en divers temps de l'année; c'est le seul temps qui donne quelque liberté aux femmes, il leur est permis alors de se promener dans les villes et dans les jardins, elles assistent, mais toujours voilées, à des jeux publics qui se font durant quelques jours. Alamir et Sélémin attendaient ce temps avec impatience; il ne se passait jamais sans qu'ils eussent découvert quelques beautés qui leur étaient inconnues, et qu'ils n'eussent trouvé le moyen de leur parler et d'avoir quelque intelligence avec elles. A une de ces fêtes, Alamir vit une jeune veuve, appelée Naria, dont la beauté, la richesse et la vertu étaient extraordinaires. Le hasard la lui fit voir dévoilée, comme elle parlait à une de ses esclaves. Il fut surpris des charmes de son visage; elle fut troublée de la vue de ce prince et demeura quelque temps à le regarder. Il s'en aperçut, il la suivit et essaya de lui faire remarquer qu'il la suivait; enfin, il avait vu une belle personne et en avait été regardé; c'était assez pour lui donner de l'amour et de l'espérance. Ce qu'il apprit de la vertu et de l'esprit de Naria, lui redoubla l'envie de s'en faire aimer et le désir de la revoir. Il la chercha avec soin; il passait incessamment autour de chez elle sans l'apercevoir, ni sans croire en être vu; il se trouvait sur son chemin lorsqu'elle allait aux bains. Deux ou trois fois il fut assez heureux pour voir son visage et, toutes les fois qu'il le vit, il le trouva si beau et en fut si touché qu'il crut que Naria était destinée pour arrêter toutes ses inconstances. Plusieurs jours se passèrent sans que ce prince reçût aucune, marque qui lui pût faire juger que Naria approuvait son amour, et il commençait à en avoir du chagrin qui troublait sa joie ordinaire. Néanmoins il n'abandonnait pas le dessein de se faire aimer de deux ou trois autres belles personnes, et surtout d'une fille appelée Zoromade, très considérable par le rang de son père et par sa beauté. Les difficultés de la voir surpassaient encore, s'il était possible, celles de voir Naria, mais il était persuadé que cette belle fille les aurait surmontées, si elle n'eût pas été en la puissance d'une mère qui la gardait avec un soin extrême. Ainsi, il n'était pas si pressé du désir de vaincre ces obstacles que la résistance de Naria, qui ne venait que d'elle seule il avait tenté plusieurs fois, mais inutilement, de gagner ses esclaves pour savoir les jours qu'elle sortait et les lieux où il la pouvait voir; enfin, un de ceux qui lui avaient résisté avec plus d'opiniâtreté, lui promit de l'avertir de tout ce qu'elle ferait. Deux jours après, il lui dit qu'elle allait à un jardin admirable qu'elle avait hors de la ville, et que, s'il voulait se promener autour des murailles de ce jardin, il y avait des lieux élevés d'où il pourrait la voir. Alamir ne manqua pas de se servir de cet avis; il sortit de Tharse déguisé et passa toute l'après-dÃnée autour de ces jardins. Sur le soir, comme il était près de s'en retourner, il vit ouvrir une porte; il vit l'esclave, qu'il avait gagné, qui lui faisait signe de s'approcher. Il crut que Naria se promenait et qu'il la verrait de cette porte; il s'avança et se trouva dans un cabinet superbe et rempli de tous les ornements qui pouvaient l'embellir, mais aucun ne le frappa si vivement que la vue de Naria assise sur des carreaux, sous un pavillon magnifique, comme on représente la déesse des Amours deux ou trois de ses femmes étaient dans un coin du cabinet. Alamir ne put s'empêcher de s'aller jeter à ses pieds, avec un air si rempli de transport et d'étonnement, qu'il augmenta le trouble modeste qui paraissait sur le visage de cette belle personne. - Je ne sais, lui dit-elle en l'obligeant de se relever, si je devais vous montrer tout d'un coup l'inclination que j'ai eue pour vous, après vous l'avoir cachée si longtemps. Je crois que je vous l'aurais cachée toute ma vie, si vous aviez pris moins de soins de me faire voir celle que vous avez eue pour moi, mais j'avoue que je n'ai pu résister à une passion soutenue par si peu d'espérance. Vous m'avez paru aimable dans le premier moment que je vous ai vu, j'ai cherché à vous voir sans que vous me vissiez avec plus de soin que vous ne m'avez cherchée, enfin je voulus mieux connaÃtre la passion que vous avez pour moi, et m'en assurer par vos paroles comme vous m'en avez assurée par vos actions. Quelles assurances, grand Dieu! cherchait Naria dans les paroles d'Alamir! Elle n'en connaissait guère le charme trompeur et inévitable. Il surpassa les espérances qu'elle avait conçues de son amour et, par son esprit flatteur et insinuant, il acheva de se rendre maÃtre do coeur de cette belle personne. Elle lui promit de le revoir au même lieu. Il s'en revint à Tharse, persuadé qu'il était l'homme du monde le plus amoureux, et il s'en fallut peu qu'il ne le persuadât à Mulziman et à Sélémin. Il revit plusieurs fois Naria, qui lui fit voir la plus grande inclination et le plus véritable attachement que l'on ait jamais eus, mais elle lui apprit qu'elle savait la disposition qu'il avait au changement; qu'elle était incapable de partager son coeur avec quelque autre; que, s'il voulait conserver le sien, il fallait qu'il ne pensât qu'à elle seule et quelle romprait avec lui sur le premier sujet de jalousie qu'il lui donnerait. Alamir répondit avec tant de serments et tant d'adresse, qu'il persuada Naria d'une fidélité éternelle, mais il fut blessé de la seule pensée d'un engagement si exact, et, comme il n'y avait plus d'obstacles ni de difficultés à la voir, son amour commença à se ralentir; néanmoins il lui témoigna toujours la même passion. Comme elle n'avait point eu d'autre pensée que de l'épouser, elle croyait qu'il n'y avait point d'obstacles, puisqu'elle l'aimait et qu'elle en était aimée, si bien qu'elle commença à lui parler de leur mariage. Alamir fut surpris de ce discours, mais son adresse empêcha sa surprise de paraÃtre, et Naria crut que dans peu de jours elle épouserait ce prince. Depuis que l'amour qu'il avait pour elle avait commencé à diminuer, il avait redoublé ses soins pour Zoromade, et, par le secours d'une tante de Sélémin, que la faveur de son neveu rendait complaisante aux passions du prince, il avait trouvé le moyen de lui écrire. L'impossibilité de la voir était toujours pareille, et, par là , sa passion était toujours augmentée. Il n'avait d'espérance qu'en une fête qui fait au commencement de l'année. La coutume a établi de se faire des présents maniaques pendant cette fête, et l'on ne voit dans les rues que des esclaves chargés de tout ce qu'il y a de plus rare. Alamir envoya des présents à plusieurs personnes. Comme Naria avait, de la fierté et de la grandeur, elle n'en voulait point recevoir de considérables. Il lui donna des parfums d'Arabie, qui étaient si rares qu'il n'y avait que ce prince qui en eût, et il les lui envoya avec tous les ornements qui pouvaient les rendre agréables. Jamais Naria n'avait été plus vivement touchée de passion pour ce prince, et, si elle eût suivi les mouvements de son coeur, elle serait demeurée chez elle à penser à lui et aurait renoncé à tous les divertissements où elle ne l'aurait pu voir. Néanmoins, comme elle était priée par la mère de Zoromade d'aller chez elle à une sorte de festin qui se faisait pendant la fête, elle ne put s'en dispenser; elle y alla, et, en entrant dans un grand cabinet, elle fut surprise de sentir les mêmes parfums qu'Alamir lui avait envoyés. Elle s'arrêta avec étonnement pour demander d'où venait une senteur si agréable. Zoromade, qui était fort jeune et peu accoutumée à cacher quelque chose, rougir et fut embarrassée. Sa mère, voyant qu'elle ne répondait point, prit la parole et dit, comme elle le pensait en effet, que c'était la tante de Sélémin qui les avait envoyés à sa fille. Cette réponse ne laissa plus de doute à Naria que ces présents ne vinssent du prince; elle les vit avec les mêmes ornements qu'elle avait reçu les siens, et même avec quelque chose de plus. Cette connaissance lui donna une douleur si vive qu'elle feignit de se trouver mal et s'en alla chez elle aussi malade en effet qu'elle le voulait paraÃtre. Elle était fière et sensible, l'idée d'être trompée par un homme qu'elle adorait la mettait dans un état pitoyable, mais, avant que de s'abandonner au désespoir; elle résolut de s'éclaircir de l'infidélité de ce prince. Elle lui manda qu'elle était malade et qu'elle ne pourait aller, pendant la fête, à aucun des divertissements publics. Alamir la vint voir, il l'assura qu'il abandonnerait aussi tous ces divertissements, puisqu'elle ne s'y trouverait pas, enfin il lui parla d'une manière qui la persuada quasi qu'elle lui faisait injustice de le soupçonner. Néanmoins, sitôt qu'il fut sorti, elle se leva et se déguisa d'une sorte qu'il ne pouvait la reconnaÃtre. Elle alla dans les lieu où elle crut le pouvoir trouver et le premier objet qui s'offrit à sa vue fut Alamir déguisé, mais il ne le pouvait être pour elle; elle le reconnut qui suivait Zoromade et, pendant les jeux qui se faisaient, elle le vit toujours attaché auprès de cette belle fille. Le lendemain, elle le suivit encore, mais, au lieu de le voir chercher Zoromade, elle le vit déguisé d'une autre sorte et attaché auprès d'une autre personne. D'abord sa douleur fut moindre, et elle eut de la joie de penser qu'Alamir n'avait parlé à Zoromade que par occasion ou par divertissement. Elle se mêla parmi les femmes qui étaient avec cette jeune personne qu'Alamir suivait, et elle s'en approcha de si près qu'au tournant d'une place où cette jeune personne était arrêtée, elle entendit Alamir lui parler avec ce même air et ces mêmes paroles qui lui avaient si bien persuadé son amour. Jugez de ce que devint Naria, et la cruelle douleur qu'elle sentit. Elle se serait trouvée heureuse dans ce moment, si elle avait pu croire que Zoromade eût été le seul attachement d'Alamir; elle aurait pu se flatter d'avoir été aimée de lui devant qu'il se fût attaché à Zoromade, mais, en voyant qu'il était capable de donner les mêmes soins et de dire les mêmes paroles à deux ou trois en même temps, elle voyait qu'elle n'avait occupé que son esprit, et non pas son coeur, et qu'elle n'avait fait que son amusement sans faire sa félicité. C'était une aventure si cruelle pour une personne de son humeur, qu'elle avait pas la force de la supporter. Elle s'en retourna chez elle, accablée de douleur et d'affliction, elle y trouva une lettre d'Alamir, qui l'assurait qu'il était renfermé chez lui et qu'il ne pouvait rien voir, puisqu'il ne la voyait pas. Cette tromperie lui faisait juger de quel prix avaient été toutes les actions passées d'Alamir, et elle mourait de honte d'avoir fait si longtemps son bonheur d'un attachement qui n'avait été qu'une trahison. Elle se détermina bientôt à ce qu'elle devait faire, elle lui écrivit tout ce que la douleur, la tendresse et le désespoir peuvent faire penser de plus vif et de plus passionné, et, sans lui apprendre ce quelle devenait, elle lui disait un éternel adieu. La beauté et l'esprit de Naria étaient, à un si haut point qu'ils rendaient sa perte fâcheuse, même à l'humeur inconstante d'Alamir. Il alla conter son aventure à Mulziman, qui lui fit quelque honte de son procédé. Vous vous trompez, lui dit-il, si vous êtes persuadé que la manière dont vous en usez avec les femmes ne soit pas contraire aux véritables sentiments d'un honnête homme. Alamir fut touché de ce reproche. - Je veux me justifier auprès de vous, lui répondit il, et je vous estime trop pour vouloir vous laisser une si méchante opinion de moi. Croyez-vous que je fusse assez déraisonnable pour ne pas aimer avec fidélité une personne qui m'aimerait véritablement? - Mais croyez-vous vous justifier, interrompit Mulziman, en accusant celles que vous avez aimées! Y en a-t-il quelqu'une qui vous ait trompé? Et Naria ne vous aimait-elle pas avec une passion sincère et véritable? - Naria croyait m'aimer, répliqua Alamir, mais elle aimait mon rang et celui où je pouvais l'élever. Je n'ai trouvé que de la vanité et de ambition dans toutes les femmes, elles ont aimé le prince et non pas Alamir. L'envie de faire une conquête éclatante et le désir de s'élever et de sortir de cette vie ennuyeuse où elles sont assujetties, a fait en elles ce que vous appelez de l'amour, comme le plaisir d'être aimé et l'envie de surmonter des difficultés [font] en moi ce qui leur paraÃt de la passion. - Je crois que vous faites injustice à Naria, dit Mulziman, et qu'elle aimait véritablement votre personne. - Naria m'a parlé de m'épouser aussi bien que les autres, répondit Alamir, et je ne sais si sa passion était plus véritable. - Quoi! reprit Mulziman, vous voulez qu'on vous aime et qu'on ne pense pas à vous épouser? - Non, dit Alamir, je ne veux pas qu'on pense à m'épouser, quand je suis au-dessus de celles qui y prétendent. Je voudrais qu'on y pensât si l'on ne me connaissait pas pour ce que je suis et qu'on crût faire une faute en m'épousant. Mais, tant qu'on me regardera comme un prince qui peut donner de l'élévation et quelque liberté, je ne me croirai pas obligé à une grande reconnaissance du dessein qu'on aura de m'épouser et je ne le prendrai jamais pour de l'amour. Vous verrez, ajouta-t-il, que je ne serais pas incapable d'aimer fidèlement, si je pouvais trouver une personne qui m'aimât sans connaÃtre ce que je suis. - Vous voulez une chose impossible pour faire voir votre fidélité, repartit Mulziman et, si vous étiez capable de constance, vous en auriez, sans attendre des occasions si extraordinaires. L'impatience de savoir ce qu'était devenue Naria fit finir cette conversation. Alamir alla chez elle, il apprit quelle était partie pour aller à la Mecque, et que l'on ne savait ni le chemin qu'elle avait pris, ni le temps qu'elle reviendrait. C'était assez pour lui faire oublier Naria; il ne pensa plus qu'à Zoromade; qui était gardée avec un soin qui rendait quasi toute son adresse inutile. Ne sachant plus ce qu'il pouvait faire pour la voir, il se résolut de hasarder la chose du monde la plus hardie, qui était de se cacher dans une des maisons où les femmes vont se baigner. Les bains sont des palais magnifiques; les femmes y vont trois ou quatre fois la semaine; elles prennent plaisir à faire paraÃtre leur magnificence, en faisant marcher devant et après elles un nombre infini d'esclaves qui portent toutes les choses qui leur sont nécessaires. L'entrée de ces maisons est défendue aux hommes sur peine de la vie, et il n'y a point de puissance qui pût les sauver, s'ils y étaient trouvés. La qualité d'Alamir le garantissait de la rigueur des lois ordinaires, mais son rang l'exposait à une révolte et à une sédition dont il n'aurait pu sauver ni sa vie ni son état. Des raisons si considérables ne le purent retenir; il écrivit à Zoromade, il lui manda ce qu'il était résolu de hasarder pour la voir et il la pria de l'instruire de ce qu'il devait faire pour lui parler. Zoramade eut de la peine à consentir au hasard où Alamir se voulait exposer, mais enfin, emportée par la passion qu'elle avait pour lui et forcée par cette contrainte insupportable où vivent les femmes arabes, elle lui manda que, s'il trouvait le moyen d'entrer dans la maison des bains, il fallait qu'il sût l'appartement où elle avait accoutumé d'aller; que dans cet appartement il y avait un cabinet où il pourrait se cacher; qu'elle ne se baignerait point, et que; pendant que sa mère irait dans les bains, elle pourrait l'entretenir Alamir sentit un plaisir sensible d'avoir une si difficile entreprise à exécuter. Il gagna le maÃtre des bains par des présents considérables, il sut le jour que Zoromade y devait aller, il entra pendant la nuit, il se fit conduire dans l'appartement où était ce cabinet et y attendit le matin avec toute l'impatience qu'aurait pu avoir un homme véritablement amoureux. A peu près à l'heure que Zoromade devait venir, il entendit dans la chambre le bruit que font plusieurs personnes qui y entrent; quelque temps après, ce bruit diminua, et on ouvrit la porte de ce cabinet. Il s'attendait de voir entrer Zoromade, mais, au lieu d'elle, il vit une personne qu'il ne connaissait point, magnifiquement habillée, d'une beauté qui avait toute la fleur et toute la naïveté de la première jeunesse. Cette personne fut aussi surprise de la vue d'Alamir, qu'Alamir l'était de la sienne; il n'était pas moins propre qu'elle a donné de l'étonnement, par l'agrément de sa personne et par la beauté de ses habits, et c'était une chose si extraordinaire de voir un homme en ce lieu, que, si Alamir n'eût fait signe à cette jeune personne de ne rien dire, elle se fût écriée d'une manière qui aurait fait venir à elle ceux qui étaient dans la chambre. Elle s'approcha d'Alamir, qui était charmé de cette aventure et lui demanda par quel hasard il s'était trouve en ce lieu. Il lui répondit que ce serait une chose trop longue à lui raconter, mais qu'il la conjurait de ne vouloir rien dire et de ne pas perdre un homme, puisqu'il devait à ce péril le plaisir de voir la plus belle personne du monde. Elle rougit avec un air d'innocence et de modestie propre à toucher un coeur moins sensible que celui d'Alamir. Je serais bien fâchée, lui répondit-elle, de rien faire qui vous pût nuire, mais vous avez bien hasardé en entrant ici, et je ne sais si vous savez le danger où vous vous êtes exposé. Oui, madame, repartit Alamir, je le sais et ce n'est pas le plus grand dont je sois menacé aujourd'hui. Après ces paroles, dont il jugea bien qu'elle entendrait le sens, il la supplia de lui dire qui elle était et comment elle était entrée dans ce cabinet. Je m'appelle Elsibery, lui répondit-elle, je suis la fille du gouverneur de Lemnos, ma mère n'est à Tharse que depuis deux jours où elle n'était jamais venue non plus que moi; elle se baigne présentement, je n'ai pas voulu me baigner, et le hasard m'a fait entrer, dans ce cabinet. Mais je vous conjure, ajouta-t-elle, de m'apprendre aussi qui vous êtes. Alamir fut bien aise de trouver une jeune personne qui ne le connût pas; il lui dit qu'il s'appelait Sélémin ce fut le nom qui s'offrit le premier à son esprit. Comme il parlait, il entendit du bruit; Elsibery s'avança vers la porte du cabinet pour empêcher qu'on entrât, Alamit la suivit de quelques pas oubliant le péril où il se mettait. Ne saurait-on espérer de vous revoir, madame? lui dit-il. Je ne sais, repartit-elle avec un air plein de trouble, mais il me semble qu'il n'est pas impossible. En disant ces mots, elle sortit et ferma la porte. Alamir demeura charmé de son aventure, il n'avait jamais rien vu de si beau ni de si aimable qu'Elsibery; il croyait avoir remarqué qu'il ne lui déplaisait pas. Elle ne le connaissait point pour le prince de Tharse enfin il y trouvait tout ce qui le pouvait toucher, et il demeura jusques à la nuit dans ce cabinet, sans songer qu'il y était venu pour voir Zoromade, tant il était rempli de l'idée d'Elsibery. Zoromade n'était pas si tranquille; elle aimait véritablement Alamir; le péril où elle savait qu'il était exposé lui donnait une inquiétude mortelle et un déplaisir sensible de n'avoir pu en profiter. Sa mère s'était trouvée mal, elle n'avait pas voulu aller aux bains, et l'on avait donné l'appartement, où elle allait d'ordinaire, à la mère d'Elsibery. Alamir trouva à son retour une lettre de Zoromade, qui lui apprenait ce que je viens de vous dire et qu'il lui apprenait aussi qu'on parlait de la marier, mais qu'elle n'en avait pas d'inquiétude, puisqu'il pouvait empêcher ce mariage en découvrant à son père les intentions qu'il avait pour elle. Il montra cette lettre à Mulziman pour lui faire voir que toutes les femmes n'étaient touchées que du désir de l'épouser. Il lui conta l'aventure qui lui était arrivée aux bains, il lui exagéra les charmes d'Elsibery et la joie qu'il avait de croire que, sans le connaÃtre pour le prince, elle avait de l'inclination pour lui. Il l'assura qu'il avait enfin trouvé ce qui méritait d'engager son coeur et qu'on verrait s'il n'aurait pas un véritable attachement pour Elsibery. En effet, il résolut d'abandonner toutes les autres galanteries pour ne penser plus qu'à se faire aimer de cette belle personne. Il lui était quasi impossible de la voir, surtout étant résolu de ne se pas faire connaÃtre pour le prince de Tharse. La première chose qui lui vint dans l'esprit, fut de se cacher encore dans la maison des bains, mais il apprit que la mère d'Elsibery était malade et que sa fille ne sortait point sans elle. Cependant le mariage de Zoromade s'avançait et le désespoir de se voir abandonné du prince l'obligea d'y consentir. Comme son père était un homme très considérable et que celui quelle épousait ne l'était pas moins, on résolut de faire de grandes cérémonies à ses noces. Alamir apprit qu'Elsibery s'y devait trouver. La manière dont les noces se font chez les Arabes, ne lui donnait aucune espérance de l'y voir, parce que les femmes sont entièrement séparées des hommes, et dans les mosquées, et dans les festins. Il résolut néanmoins de hasarder une chose aussi périlleuse que celle qu'il avait hasardée pour Zoromade. Il feignit de se trouver mal le jour de la cérémonie, afin de se dispenser d'y assister publiquement; il s'habilla en femme, mit un grand voile sur sa tête, comme en ont toutes celles qui sortent, et s'en alla à la mosquée avec la tante de Sélémin. Il vit arriver Elsibery et, bien qu'elle fût voilée, sa taille avait quelque chose de si particulier et son habillement était si différent de ceux de Tharse, qu'il ne craignait pas de s'y méprendre. Il la suivit jusques auprès du lieu où se faisait la cérémonie, et il se trouva si proche de Zoromade, que, poussé par un reste de son humeur naturelle, il ne put s'empêcher de se faire connaÃtre à elle et de lui parler comme s'il ne se fût déguisé que pour la voir. Cette vue apporta un si grand trouble à Zoromade, qu'elle fut contrainte de reculer quelques pas, et se tournant du côté d'Alamir Il y a de l'inhumanité, lui dit-elle, à venir troubler mon repos par une action qui me devrait persuader que vous m'aimez, si je ne savais trop bien le contraire, mais j'espère que je ne souffrirai pas longtemps les maux où vous m'avez plongée. Elle n'en put dire davantage, et Alamir ne put répondre. La cérémonie s'acheva, et toutes les femmes se remirent à leur place. Alamir ne pensa pas seulement à la douleur où il avait vu Zoromade et ne fut occupé que du soin de parler à Elsibery. Il se mit à genoux auprès d'elle et commença à faire ses prières assez haut, selon la manière des Arabes. Ce murmure confus de ce grand nombre de personne qui parlent en même temps, fait qu'il est difficile de [n']être entendu que de ceux de qui l'on est fort proche. Alamir, sans tourner la tête du côté d'Elsibery et sans changer le ton de ses prières, l'appela plusieurs fois. Elle se tourna vers lui, comme il vit qu'elle le regardait, il laissa tomber un livre, et en le ramassant, il releva un peu son voile, en sorte qu'Elsibery seule le pouvait remarquer et il lui fit voir un visage dont la beauté et la jeunesse ne démentaient point l'habillement de femme. Il vit bien que ce déguisement ne l'avait pas rendu méconnaissable à Elsibery, il lui demanda néanmoins s'il était assez heureux pour être reconnu. Elsibery, dont le voile n'était pas entièrement baissé, tournant les yeux du côté d'Alamir, sans tourner la tête Je ne vous connais que trop; lui dit elle, mais je tremble pour le péril où vous êtes. Il n'y en a point où je m'expose, lui répondit-il, plutôt que de ne vous point voir. Ce n'était pas pour me voir, lui dit-elle; que vous vous étiez exposé dans la maison des bains et peut être n'est-ce pas encore pour moi que vous êtes ici. C'est pour vous seule, madame, répliqua-t-il, et vous me verrez tous les jours dans ce même hasard, si vous ne me donnez quelque moyen de vous parler. Je vais demain avec ma mère au palais du calife; reprit-elle, trouvez-vous-y avec le prince, mon voile sera levé parce que c'est la première fois que j'y entre. Elle se tut et ne voulut plus rien dire, de peur d'être entendue des femmes qui étaient proche d'elle. Alamir demeura bien embarrassé sur le rendez-vous qu'elle lui donnait. Il savait bien que la première fois que l'on mène les femmes de qualité au palais du calife, si le calife ou les princes leurs enfants entrent dans le lieu où elles sont, elles ne baissent point leur voile; et, hors cette première fois, on ne les y revoit jamais que voilées. Ainsi, Alamir était assuré de voir Elsibery; mais, pour la voir, il fallait se faire connaÃtre pour le prince de Tharse, et c'était à quoi il ne pouvait se résoudre. Le plaisir d'être aimé par le seul agrément de sa personne, le touchait si fort qu'il ne voulait pas s'en priver. C'était aussi une chose fâcheuse de perdre une occasion de voir Elsibery, et une occasion qu'elle lui donnait elle-même. Cette légère jalousie qu'elle lui avait témoignée de l'avoir trouvé dans la maison des bains, où il n'était pas pour elle, l'engageait encore à ne manquer à rien de ce qui la pouvait persuader d'un véritable attachement. Cet embarras le fit demeurer longtemps sans lui répondre; enfin il lui demanda s'il ne pourrait point lui écrire. Je n'oserais me fier à personne, lui dit-elle, mais gagnez, s'il vous est possible, un esclave qui s'appelle Zabelec. Alamir demeura satisfait de ces paroles. On sortit du temple, il alla changer d'habit et penser à ce qu'il devait faire le lendemain. Quelque difficulté qui lui parût à cacher sa qualité à Elsibery et quelque peine que cette entreprise lui donnât, parce qu'elle l'obligeait à fuir la personne du monde qu'il avait le plus d'envie de rencontrer, il résolut de l'exécuter, et il voulut voir s'il serait véritablement aimé sans le secours de sa naissance. Après avoir résolu de quelle manière il se devait conduire, il écrivit cette lettre à Elsibery Lettre d'Alamir à Elsibery. Si j'avais déjà mérité quelque chose auprès de vous ou si vous m'aviez donné quelque espérance, peut-être que je ne vous demanderais pas ce que je vais vous demander, quoiqu'il semblât que j'eusse plus de raison de le prétendre. Mais, madame, à peine me connaissez-vous, je n'oserais me flatter d'avoir fait quelque impression dans votre coeur, vous n'êtes engagée ni par vos sentiments, ni par vos paroles, et vous allez demain dans un lieu où vous verrez un prince qui n'a jamais vu de beau qu'il n'ait aimé. Que ne dois-je point craindre, madame, de cette entrevue? Je ne puis douter qu'Alamir ne vous aime et, quoiqu'il y ait peut-être du caprice à craindre autant que je le crains que vous ne voyiez ce prince, et qu'il ne soit assez heureux pour vous plaire, je ne puis m'empêcher de vous supplier de ne le voir pas. Pourquoi me refuserez-vous, madame? Ce n'est point une faveur que je vous demande, et je suis peut-être le seul homme du monde qui ait jamais souhaité une pareille chose. Je sais bien qu'elle vous doit paraÃtre bizarre; elle me le parait encore plus qu'à vous, mais ne refusez pas cette grâce à un homme qui vient d'exposer sa vie pour vous pouvoir dire seulement qu'il vous aime. Après avoir écrit cette lettre, il se déguisa, afin d'aller lui-même, avec des gens à qui il se fiait, tâcher d'apprendre qui était celui dont Elsibery lui avait parlé. Il fit tant de diligence autour de la maison du gouverneur de Lemnos, qu'enfin un vieil esclave, qu'il gagna, lui alla chercher Zabelec. Il vit de loin venir ce jeune esclave, il fut surpris de la beauté de sa taille et de la délicatesse de son visage. Alamir se cachait dans l'enfoncement d'un portique où il faisait assez obscur et ce jeune esclave, en s'approchant, regardait Alamir comme s'il eût été de sa connaissance. Enfin, lorsqu'il fut près de lui, ce prince, sans se faire voir, commença à lui parler d'Elsibery. L'esclave, entendant cette voix qu'il ne connaissait point, changea tout d'un coup de visage et, après avoir fait un grand soupir, il baissa les yeux et demeura sans parler, avec une tristesse si profonde, qu'Alamir ne put s'empêcher de lui en demander la cause. Je croyais connaÃtre celui qui me demandait, lui répondit-il, et je ne croyais pas que ce fût d'Elsibery dont on me voulût parler, mais achevez tout ce qui regarde Elsibery me touche sensiblement. Alamir fut surpris et embarrassé de la manière dont cet esclave lui parlait. Il acheva néanmoins ce qu'il avait commencé et lui donna une lettre, ne se faisant connaÃtre que sous le nom de Sélémin. La tristesse et la beauté de cet esclave firent imaginer à ce prince que c'était quelque amant d'Elsibery qui s'était déguisé pour être auprès d'elle. Le trouble qu'il lui avait vu lorsqu'il lui avait parlé de lui donner des lettres, ne l'en laissait pas douter, mais il pensait aussi que, si Elsibery eût connu cet esclave pour son amant, elle ne l'aurait pas choisi pour lui donner des lettres d'un rival; enfin cette aventure l'embarrassait et, de quelque manière qu'elle pût être, l'esclave lui paraissait trop aimable et d'un air trop au dessus de sa condition pour le souffrir sans peine auprès d'Elsibery. Il attendit le lendemain avec diverses sortes d'inquiétude, il alla de bonne heure chez la princesse sa mère. Jamais amant n'a eu tant d'impatience de voir sa maÃtresse, qu'Alamir avait de désir de ne pas voir la sienne, et jamais un amant n'a eu tant de raisons de souhaiter de ne pas la voir. Il pensait que, si Elsibery ne venait point au palais, c'était lui accorder la grâce qu'il lui avait demandée, que c'était aussi une marque qu'elle avait reçu la lettre qu'il avait mise entre les mains de Zabelec et que, si cet esclave la lui avait rendue, il fallait qu'il ne fût pas son rival. Enfin, en ne voyant point arriver Elsibery avec sa mère; il apprenait qu'il avait un commerce établi avec elle, qu'il n'avait point de rival et qu'il pouvait espérer d'être aimé. Il était occupé de ces pensées, lorsqu'on le vint avertir que la mère d'Elsibery arrivait, et il eut le plaisir de voir qu'elle n'était pas suivie de sa fille. Jamais transport n'a été pareil au sien. Il se retira, ne voulant pas même que son visage fût connu de la mère de sa maÃtresse et s'en alla attendre chez lui l'heure qu'il avait prise pour parler à Zabelec. Le bel esclave revint le trouver, avec autant de tristesse sur le visage qu'il en avait le jour précédent, et lui apporta la réponse d'Elsibery. Ce prince fut charmé de cette lettre, il y trouva de la modestie mêlée avec beaucoup d'inclination. Elle l'assurait qu'elle aurait pour lui la complaisance de ne point voir le prince de Tharse, et qu'elle n'aurait jamais de répugnance à lui accorder de pareilles grâces; elle le priait aussi de ne rien hasarder pour lui parler, parce que sa timidité naturelle et la manière dont elle était gardée rendraient inutile tout ce qu'il pourrait entreprendre. Alamir, quoique très satisfait de cette lettre, ne pouvait s'accoutumer à la beauté et à la tristesse de l'esclave; il lui fit plusieurs questions sur les moyens dont il pourrait se servir pour voir Elsibery, mais l'esclave n'y répondit qu'avec beaucoup de froideur. Ce procédé augmenta les soupçons du prince et, comme il se trouvait plus touché de la beauté d'Elsibery qu'il ne l'avait jamais été d'aucune autre, il craignait d'entrer dans le même état où il avait mis toutes celles qu'il avait aimées et de s'engager avec une personne qui aurait d'autres attachements. Cependant il lui écrivait tous les jours; il l'obligeait à lui apprendre les lieux où elle allait, et son amour lui donnait autant de soin de la fuir dans les lieux publics où elle le pouvait connaÃtre pour le prince, qu'il avait d'application à chercher les moyens de la voir en particulier. Il considéra si bien tous les environs de la maison où elle logeait, qu'il remarqua que le haut, qui était couvert en terrasse, avait une espèce de balcon avancé sur une petite rue si étroite que l'on pouvait se parler de la maison qui était de l'autre côté. Il trouva bientôt le moyen de se rendre maÃtre de cette maison; il écrivit à Elsibery qu'il la conjurait de venir la nuit sur sa terrasse et qu'il pourrait l'y entretenir elle y vint. Alamir pouvait facilement lui parler sans être entendu, et l'obscurité n'était pas si grande, qu'il n'eût le plaisir de distinguer cette beauté dont il était si touché. Ils entrèrent dans une longue conversation sur les sentiments qu'ils avaient l'un pour l'autre. Elsibery voulut être éclaircie de l'aventure qui l'avait conduit dans la maison des bains. Il lui avoua la vérité et lui conta tout ce qui s'était passé entre Zoromade et lui. Les jeunes personnes sont trop touchées de ces sortes de sacrifices pour en craindre les conséquences pour elles-mêmes. Elsibery avait une inclination violente pour Alamir, elle s'engagea entièrement dans cette conversation, et ils résolurent de se revoir dans le même lieu. Comme il était près de se retirer, il tourna la tête par hasard et fut bien surpris de voir dans un coin de la terrasse ce bel esclave qui lui avait déjà donné tant d'inquiétude. Il ne put cacher son chagrin et, prenant la parole - Si je vous ai témoigné de la jalousie, dit-il à Elsibery, la première fois que je vous ai écrit, oserai-je, madame, vous en témoigner encore la première fois que je vous parle? Je sais que les personnes de votre qualité ont toujours des esclaves auprès d'elles, mais il me semble qu'ils ne sont point de l'âge et de l'air de celui que je vois auprès de vous; j'avoue que ce que je connais de la personne et de l'esprit de Zabelec me le rend aussi redoutable que me le pourrait être le prince de Tharse. Elsibery sourit de ce discours et, appelant le bel esclave - Venez, Zabelec, lui dit-elle, venez guérir Sélémin de la jalousie que vous lui donnez; je ne l'oserais faire sans votre consentement. - Je voudrais, madame, lui répondit Zabelec, que vous eussiez la force de lui laisser de la jalousie. Ce n'est pas par mon intérêt que je le souhaite, c'est par le vôtre et par la crainte des malheurs où je vois bien que vous vous plongez. Mais, seigneur, continua l'esclave en s'adressant au prince qu'elle ne connaissait que par Sélémin, il n'est pas juste de vous laisser soupçonner la vertu d'Elsibery. Je suis une malheureuse que le hasard a mise à son service; je suis chrétienne, grecque, et d'une naissance fort au dessus de la condition où vous me voyez. Quelque beauté, dont il ne paraÃt peut-être plus de marques, m'avait attiré plusieurs amants pendant ma première jeunesse; je trouvai en eux si peu de fidélité et tant de trahisons, que je ne les regardai qu'avec mépris. Un, plus infidèle que les autres, mais qui savait mieux se déguiser, se fit aimer de moi. Je rompis à cause de lui un mariage très considérable pour ma fortune. Mes parents nous persécutèrent, il fut obligé de se retirer, il m'épousa. Je me déguisai en homme, et je le suivis. Nous nous embarquâmes; il se trouva dans notre vaisseau une personne assez aimable que quelque aventure extraordinaire obligeait, aussi bien que moi, à passer en Asie. Mon mari en devint amoureux. Nous fûmes attaqués et pris par les Arabes, ils partagèrent les esclaves, on donna le choix à mon mari et à un de ses parents d'être du nombre des esclaves qui appartenaient au lieutenant du navire où de ceux qui appartenaient au capitaine. Le sort m'avait donnée à ce dernier, et, par une ingratitude sans exemple, je vis mon mari choisir d'aller avec le lieutenant pour suivre cette personne qu'il aimait. Ma présence, mes larmes, ni ce que j'avais fait pour lui, et l'état où il me laissait, ne le purent toucher. Jugez de ma douleur! On me conduisit ici, ma bonne fortune me donna au père d'Elsibery. Quoi que j'aie vu de l'infidélité de mon mari, je ne saurais perdre entièrement l'espérance de son retour et ce fut ce qui causa les changements que vous remarquâtes à mon visage le premier jour que j'allai parler à vous. J'avais espéré que c'était lui qui me demandait, et, quelque mal fondé que fût cet espoir, je ne pus le perdre sans douleur. Je ne m'oppose point à l'inclination qu'Elsibery a pour vous, je sais; par une cruelle expérience, combien il est inutile de s'opposer à ces sortes de sentiments, mais je la plains, et je prévois les vives douleurs que vous lui causerez. Elle n'a jamais eu de passion, elle va avoir pour vous un attachement sincère et véritable qu'aucun homme qui a déjà aimé ne peut mériter. Quand elle eut cessé de parler, Elsibery dit à Alamir que son père et sa mère connaissaient sa qualité, son sexe et son mérite, mais que des raisons qu'elle avait de demeurer inconnue faisaient qu'on la traitait en apparence comme un esclave. Ce prince demeura surpris de l'esprit et de la vertu de Zabelec, et il eut beaucoup de joie de connaÃtre combien la jalousie qu'il en avait eue avait été mal fondée. Il trouva dans la suite tant de charmes et tant de sincérité dans les sentiments d'Elsibery, qu'il était persuadé qu'il n'avait jamais été aimé que par elle. Elle l'aimait sans autre dessein que de l'aimer, et sans penser quelle fin aurait sa passion; elle ne s'informait ni de sa fortune ni de ses intentions; elle hasardait toutes choses, pour le voir et faisait aveuglément tout ce qu'il pouvait souhaiter. Une autre personne aurait trouvé de la contrainte dans la conduite qu'il désirait d'elle, car, comme il voulait toujours quelle le crût Sélémin, il était forcé de l'empêcher de se trouver à de certaines fêtes publiques où il était obligé de paraÃtre pour le prince, mais elle ne trouvait rien de difficile pour lui plaire. Alamir se trouva heureux pendant quelque temps d'être aimé pour l'amour de lui-même, mais enfin il lui vint dans l'esprit qu'encore qu'Elsibery l'eût aimé sans savoir qu'il était le prince de Tharse, peut être ne laisserait-elle pas de l'abandonner pour un homme qui aurait cette qualité. Il résolut de mettre son coeur à cette épreuve, de lui faire passer le véritable Sélémin pour le prince de Tharse, de faire en sorte qu'il lui témoignât de l'amour, et de voir de ses propres yeux de quelle manière elle le traiterait. Il apprit son intention à Sélémin, et ils trouvèrent ensemble les moyens de l'exécuter. Alamir fit une course de chevaux et dit à Elsibery que, pour lui donner quelque part de ce divertissement, il obligerait le prince à passer avec toute sa troupe devant ses fenêtres, qu'ils auraient les mêmes habits, qu'il marcherait à côté de lui et que, bien qu'il eût toujours appréhendé qu'elle ne vÃt Alamir, il se croyait trop assuré de son coeur pour craindre que ce prince n'attirât ses regards, surtout dans un lieu où il serait assez proche pour les partager. Elsibery demeura persuadée que celui qu'elle verrait auprès de son amant serait le prince de Tharse, et, le lendemain, voyant le véritable Sélémin auprès d'Alamir, elle ne douta point que ce ne fût ce prince; elle trouva même que son amant avait tort de lui avoir dépeint Alamir comme un homme si redoutable, et il lui parut qu'il n'était pas si agréable que celui qu'elle croyait son favori. Elle n'oublia pas de dire à Alamir le jugement qu'elle avait fait, mais ce n'était pas assez pour le satisfaire, il voulut, encore éprouver si ce faux prince ne lui plairait point, lorsqu'il lui paraÃt amoureux d'elle et qu'il lui proposerait de l'épouser. A une de ces fêtes des Arabes, où le prince n'était point obligé de paraÃtre en public, il dit à Elsibery qu'il se déguiserait pour se trouver auprès d'elle. Il se déguisa, en effet, et mena Sélémin avec lui. Ils se mirent proche d'Elsibery et Sélémin l'appela deux ou trois fois. Comme elle avait Alamir dans l'esprit, elle ne douta point que ce ne fût lui et, prenant m temps où personne ne la regardait, elle leva son voile pour se faire voir et pour lui parler, mais elle fut bien surprise de trouver auprès d'elle celui qu'elle croyait le prince de Tharse. Sélémin témoigna être surpris et touché de sa beauté, il voulut lui parler, mais elle ne l'écouta point, et, troublé de cette aventure, elle se rapprocha de sa mère; en sorte que Sélémin ne pût l'aborder de tout le reste du jour. La nuit, Alamir vint lui parler sur la terrasse; elle lui conta ce qui lui était arrivé, avec une vérité si exacte et une si grande crainte qu'il ne la soupçonnât d'y avoir contribué, qu'il devait en être satisfait. Néanmoins il ne s'en contenta pas, il fit gagner le vieil esclave qu'il avait déjà trouvé sensible aux présents, pour donner une lettre à Elsibery de la part du prince. Lorsque cet esclave voulut la lui donner, elle la refusa et lui fit une sévère réprimande. Elle en rendit compte à Alamir, qui le savait déjà et qui jouissait du plaisir de sa tromperie. Pour achever ce qu'il avait résolu, il mena Sélémin sur la terrasse où il avait accoutumé de parler à Elsibery et se cacha en sorte qu'elle ne le pouvait voir, mais qu'il pouvait entendre toutes leurs paroles. La surprise d'Elsibery fut extrême, lorsqu'elle vit sur la terrasse celui qu'elle croyait le prince. Son premier mouvement fut de s'en aller, mais le soupçon que son amant la sacrifiait au prince; et l'envie de s'en éclaircir la retinrent pour quelques moments. Je ne vous dirai point, madame, lui dit Sélémin, si c'est par mon adresse ou du consentement de celui que vous croyiez trouver ici, que j'occupe la place qui lui était destinée; je ne vous dirai pas même s'il ignore les sentiments que j'ai pour vous; vous en jugerez par la vraisemblance et par le pouvoir que la qualité de prince me peut donner; je veux seulement vous apprendre que, d'une seule vue, vous avez fait en moi ce que de longs attachements n'avaient pu faire. Je n'ai jamais voulu m'engager, et je ne regarde présentement d'autre bonheur que celui de vous faire accepter la dignité où je me trouve. Vous êtes la seule à qui je l'aie offerte, et vous serez la seule à qui je l'offrirai. Songez plus d'une fois, madame, à me refuser, et pensez qu'en refusant le prince de Tharse, vous refusez la seule chose qui vous peut retirer de cette captivité éternelle où vous êtes destinée. Elsibery n'entendit plus tout ce que lui dit celui qu'elle croyait le prince. Sitôt qu'il lui eut donné lieu de croire que son amant la sacrifiait à son ambition et, sans répondre à ce qu'il lui venait de dire - Je ne sais, seigneur, lui dit-elle, par quelle aventure vous vous trouvez ici, mais, de quelque manière que ce puisse être, je ne dois pas avoir de plus longue conversation avec vous, et je vous supplie de trouver bon que je me retire. En disant ces paroles, elle quitta la terrasse avec Zabelec, qui l'avait suivie, et s'en alla dans sa chambre avec autant d'inquiétude qu'Alamir avait de joie et de tranquillité. Il voyait avec plaisir qu'elle méprisait les offres d'une si grande fortune dans le même moment qu'elle avait lieu de croire qu'il l'avait trompée; et il ne pouvait plus douter qu'elle ne fût à l'épreuve des sentiments d'ambition qu'il avait appréhendés. Le lendemain il essaya encore de lui faire donner une lettre de la part du prince, pour voir si le dépit ne l'aurait point fait changer, mais le vieil esclave qui la voulut donner fut aussi maltraité qu'il l'avait été la première fois. Elsibery avait passé la nuit avec une douleur incroyable; toutes les apparences étaient que son amant l'avait trahie; lui seul pouvait avoir appris leur intelligence et le lieu où ils se parlaient. Néanmoins la tendresse qu'elle avait pour lui, ne lui permettait pas de le condamner sans l'entendre. Elle le revit le jour suivant, et il sut si bien lui persuader qu'il avait été trahi par un de ses gens et que le calife, à la prière de son fils, l'avait retenu une partie de la nuit pour l'empêcher de venir sur la terrasse qu'il se justifia entièrement auprès d'Elsibery et lui persuada même qu'il avait un déplaisir sensible de la passion que le prince avait pour elle. La belle esclave n'était pas si aisée à persuader qu'Elsibery et son expérience de la tromperie des hommes ne lui permettaient pas d'ajouter foi aux paroles du faux Sélémin. Elle tâcha en vain de faire voir à Elsibery qu'il la trompait, mais, peu de temps après, le hasard lui donna lieu de l'en convaincre. Le véritable Sélémin n'était pas si occupé des galanteries du prince, qu'il n'en eût pour lui même. La personne qu'il aimait alors avait pour confidente une jeune esclave qui était touchée d'une passion violente pour Zabelec, qu'elle prenait pour un homme. Elle lui conta l'amour de Sélémin et de sa maÃtresse et la manière dont ils se voyaient. Zabelec, qui ne connaissait Alamir que sous le nom de Sélémin se fit instruire par cette esclave de tout ce qui pouvait faire voir à Elsibery l'infidélité de son amant et alla le lui apprendre à l'heure même. On ne peut être plus sensiblement affligé que le fut cette belle personne, mais elle s'abandonna à son affliction sans s'emporter contre celui qui la causait. Zabelec fit tous ses efforts pour lui persuader de cesser entièrement de voir Alamir et de n'écouter plus ces justifications qui ne pouvaient être que de nouvelles tromperies. Elsibery eût bien voulu suivre ses conseils, mais elle n'en avait pas la force. Alamir vint le soir même sur la terrasse, et il fut bien étonné, lorsque Elsibery commença leur conversation par un torrent de larmes, et ensuite pu des reproches si tendres que ceux même qui ne l'auraient pas aimée en auraient été touchés. Il ne pouvait comprendre de quoi on pouvait l'accuser, ni par quel bizarre effet du hasard, n'ayant jamais été fidèle que pour Elsibery, elle fut quasi la seule qui l'eût accusé d'infidélité. Il se défendit avec toute la force que donne la vérité, mais, malgré la disposition qu'avait Elsibery à le croire innocent, elle ne pouvait ajouter de foi à ses paroles. Il la pressa de lui nommer celle qu'elle l'accusait d'aimer; elle le fit, et lui conta toutes les circonstances de leur commerce. Alamir fut bien surpris, lorsqu'il vit que c'était le nom de Sélémin qui le faisait paraÃtre coupable, et il fut bien embarrassé sur la manière dont il devait se justifier. Il ne put se déterminer sur l'heure, et il se contenta de faire de nouveaux serments de son innocence, sans entrer dans d'autres justifications. Son embarras, et des paroles si générales, ne laissèrent plus douter Elsibery de son infidélité. Cependant ce prince vint conter son malheur à Sélémin et chercher avec lui les moyens de faire paraÃtre son innocence. - Je romprais pour l'amour de vous, lui dit Sélémin, avec la personne que j'aime, si vous en pouviez tirer quelque avantage, mais quand je cesserais de la voir, Elsibery croirait toujours qu'au moins il y a eu un temps où vous lui avez été infidèle, et ainsi elle ne pourrait plus avoir de confiance en vos paroles. Si vous voulez la guérir entièrement de ses soupçons, je crois que vous lui devez avouer qui vous êtes et qui je suis. Elle vous a aimé sans que votre qualité ait contribué à sa passion, elle m'a cru le prince de Tharse et m'a méprisé pour l'amour de vous, il me semble que c'est tout ce que vous aviez à souhaiter. - Vous avez raison, mon cher Sélémin, s'écria le prince, mais je ne saurais me résoudre à apprendre ma naissance à Elsibery, je perdrai, en la lui apprenant, ce qui a fait le charme de mon amour. Je hasarderai le seul véritable plaisir que j'aie jamais eu, et je ne sais si je ne perdrai point la passion que j'ai pour elle. - Songez aussi, seigneur, répondit Sélémin, qu'en paraissant encore sous mon nom vous perdrez le coeur d'Elsibery, et qu'en le perdant vous perdrez, en effet, tous les plaisirs qu'une fausse imagination vous fait craindre de ne trouver plus. Sélémin parla avec tant de force à Alamir, qu'enfin il le fit résoudre à déclarer la vérité à Elsibery. Il le fit dès le même soir, et jamais personne n'a passé en un moment d'un état si déplorable à un état si heureux. Elle trouvait des marques d'une passion très sincère et très délicate dans tout ce qui lui avait paru des tromperies; elle avait le plaisir d'avoir persuadé son attachement à Alamir sans le connaÃtre pour le prince; enfin, elle était dans une joie que son coeur était à peine capable de contenir. Elle la laissa voir tout entière à Alamir, mais cette joie lui fut suspecte, il crut que le prince de Tharse y avait part, et qu'Elsibery était touchée du plaisir de l'avoir pour amant. Néanmoins il ne le lui témoigna pas et continua de la voir avec soin. Zabelec était surprise de s'être trompée en se défiant de la passion des hommes, et elle enviait le bonheur d'Elsibery d'en avoir trouvé un si fidèle. Elle n'eut pas longtemps sujet de l'envier. Il était impossible que des choses aussi extraordinaires que celles qu'Alamir
Cay est, ils sont partis. Comme tous les ans dorénavant, me voici à la tête d'une semaine de solitude, pour cause de ski alpin. Cette année, Clopin et Clopinou font le voyage et vont séjourner à Valloire Editer l'article Suivre ce blog Administration Connexion + Créer mon blog. Satisfaction dominicale. Jamais contente ! >> 3 mars 2012 6 03 / 03 / mars / 2012 05:42. Sans détourner
Avec toi LyricsJe viens du fond des âges et viens du bout des chosesJ'ai vécu mille fois plus que n'importe quiJ'ai été dans la lune avant qu'on ne s'y posePar la magie du rêve et de la poésieJ'ai fais le tour des êtres, et le tour de moi-mêmeAssociant la jeunesse à un sport dangereuxJ'ai dit cent fois adieu, autant de fois je t'aimeAvant que de partir sans détourner les yeuxMais avec toi ma douce, ma tendre, ma mieAvec toi il en est autrementAvec toi je cherche, j'invente, j'apprendsD'autres mots, d'autres gestesAvec toi ma reine, ma belle, ma vieAvec toi j'ai le coeur au printempsAvec toi j'espère, je rêve, j'oublieTout le resteJe viens du fond des temps des plaisirs et du viceD'au-delà du possible de l'imaginationJe viens du bout du monde où dans des précipicesRepose ma folie, avec mes illusionsJ'ai récolté du plomb dans des guerres insipidesEt j'ai semé de l'or sur des tables de jeuxJ'ai vomi des alcools de tavernes sordidesJ'ai imploré le ciel, et j'ai blasphémé DieuMais avec toi ma douce, ma tendre, ma mieAvec toi il en est autrementAvec toi je cherche, j'invente, j'apprendsD'autres mots, d'autres gestesAvec toi ma reine, ma belle, ma vieAvec toi j'ai le coeur au printempsAvec toi j'espère, je rêve, j'oublieTout le resteHow to Format LyricsType out all lyrics, even repeating song parts like the chorusLyrics should be broken down into individual linesUse section headers above different song parts like [Verse], [Chorus], italics lyric and bold lyric to distinguish between different vocalists in the same song partIf you don’t understand a lyric, use [?]To learn more, check out our transcription guide or visit our transcribers forum
Oui tu verras, et dès demain, Ce que peut faire un larbin (refrain) Adieu adieu ! Je pars sans détourner les yeux Mais avant trois mois Vous entendrez parler d' moi Adieu adieu ! Je
Balzac Splendeurs et misères des courtisanes Première partie. Comment aiment les filles Une vue du bal de l'Opéra En 1824, au dernier bal de l'Opéra, plusieurs masques furent frappés de la beauté d'un jeune homme qui se promenait dans les corridors et dans le foyer, avec l'allure des gens en quête d'une femme retenue au logis par des circonstances imprévues. Le secret de cette démarche, tour à tour indolente et pressée, n'est connu que des vieilles femmes et de quelques flâneurs émérites. Dans cet immense rendez-vous, la foule observe peu la foule, les intérêts sont passionnés, le Désoeuvrement lui-même est préoccupé. Le jeune dandy était si bien absorbé par son inquiète recherche qu'il ne s'apercevait pas de son succès les exclamations railleusement admiratives de masques, les étonnements sérieux, les mordants lazzis, les plus douces paroles, il ne les entendait pas, il ne les voyait point. Quoique sa beauté le classât parmi ces personnages exceptionnels qui viennent au bal de l'Opéra pour y avoir une aventure, et qui l'attendent comme on attendait un coup heureux à la Roulette quand Frascati vivait, il paraissait bourgeoisement sûr de sa soirée; il devait être le héros d'un de ces mystères à trois personnages qui composent tout le bal masqué de l'Opéra, et connus seulement de ceux qui y jouent leur rôle; car, pour les jeunes femmes qui viennent afin de pouvoir dire J'ai vu; pour les gens de province, pour les jeunes gens inexpérimentés, pour les étrangers, l'Opéra doit être alors le palais de la fatigue et de l'ennui. Pour eux, cette foule noire, lente et pressée, qui va, vient, serpente, tourne, retourne, monte, descend, et qui ne peut être comparée qu'à des fourmis sur leur tas de bois, n'est pas plus compréhensible que la Bourse pour un paysan bas-breton qui ignore l'existence du Grand-Livre. A de rares exceptions près, à Paris, les hommes ne se masquent point un homme en domino paraÃt ridicule. En ceci le génie de la nation éclate. Les gens qui veulent cacher leur bonheur peuvent aller au bal de l'Opéra sans y venir, et les masques absolument forcés d'y entrer en sortent aussitôt. Un spectacle des plus amusants est l'encombrement que produit à la porte, dès l'ouverture du bal, le flot des gens qui s'échappent aux prises avec ceux qui y montent. Donc, les hommes masqués sont des maris jaloux qui viennent espionner leurs femmes, ou des maris en bonne fortune qui ne veulent pas être espionnés par elles, deux situations également moquables. Or, le jeune homme était suivi, sans qu'il le sût, par un masque assassin, gros et court, roulant sur lui-même comme un tonneau. Pour tout habitué de l'Opéra, ce domino trahissait un administrateur, un agent de change, un banquier, un notaire, un bourgeois quelconque en soupçon de son infidèle. En effet, dans la très haute société, personne ne court après d'humiliants témoignages. Déjà plusieurs masques s'étaient montré en riant ce monstrueux personnage, d'autres l'avaient apostrophé, quelques jeunes s'étaient moqués de lui, sa carrure et son maintien annonçaient un dédain marqué pour ces traits sans portée; il allait où le menait le jeune homme, comme va un sanglier poursuivi qui ne se soucie ni des balles qui sifflent à ses oreilles, ni des chiens qui aboient après lui. Quoique au premier abord le plaisir et l'inquiétude aient pris la même livrée, l'illustre robe noire vénitienne, et que tout soit confus au bal de l'Opéra, les différents cercles dont se compose la société parisienne se retrouvent, se reconnaissent et s'observent. Il y a des notions si précises pour quelques initiés, que ce grimoire d'intérêts est lisible comme un roman qui serait amusant. Pour les habitués, cet homme ne pouvait donc pas être en bonne fortune, il eût infailliblement porté quelque marque convenue, rouge, blanche ou verte, qui signale les bonheurs apprêtés de longue main. S'agissait-il d'une vengeance? En voyant le masque suivant de si près un homme en bonne fortune, quelques désoeuvrés revenaient au beau visage sur lequel le plaisir avait mis sa divine auréole. Le jeune homme intéressait plus il allait, plus il réveillait de curiosités. Tout en lui signalait d'ailleurs les habitudes d'une vie élégante. Suivant une loi fatale de notre époque, il existe peu de différence, soit physique, soit morale, entre le plus distingué, le mieux élevé des fils d'un duc et pair, et ce charmant garçon que naguère la misère étreignait de ses mains de fer au milieu de Paris. La beauté, la jeunesse pouvaient masquer chez lui de profonds abÃmes, comme chez beaucoup de jeunes gens qui veulent jouer un rôle à Paris sans posséder le capital nécessaire à leurs prétentions, et qui chaque jour risquent le tout pour le tout en sacrifiant au dieu le plus courtisé dans cette cité royale, le Hasard. Néanmoins, sa mise, ses manières étaient irréprochables, il foulait le parquet classique du foyer en habitué de l'Opéra. Qui n'a pas remarqué que là , comme dans toutes les zones de Paris, il est une façon d'être qui révèle ce que vous êtes, ce que vous faites, d'où vous venez, et ce que vous voulez? - Le beau jeune homme! ici l'on peut se retourner pour le voir, dit un masque en qui les habitués du bal reconnaissaient une femme comme il faut. - Vous ne vous le rappelez pas? lui répondit l'homme qui lui donnait le bras, madame du Châtelet vous l'a cependant présenté... - Quoi! c'est ce fils d'apothicaire de qui elle s'était amourachée, qui s'est fait journaliste, l'amant de mademoiselle Coralie? - Je le croyais tombé trop bas pour jamais pouvoir se remonter, et je ne comprends pas comment il peut reparaÃtre dans le monde de Paris, dit le comte Sixte du Châtelet. - Il a un air de prince, dit le masque, et ce n'est pas cette actrice avec laquelle il vivait qui le lui aura donné; ma cousine, qui l'avait deviné, n'a pas su le débarbouiller; je voudrais bien connaÃtre la maÃtresse de ce Sargines, dites-moi quelque chose de sa vie qui puisse me permettre de l'intriguer. Ce couple qui suivait ce jeune homme en chuchotant fut alors particulièrement observé par le masque aux épaules carrées. - Cher monsieur Chardon, dit le préfet de la Charente en prenant le dandy par le bras, laissez-moi vous présenter une personne qui veut renouer connaissance avec vous... - Cher comte Châtelet, répondit le jeune homme, cette personne m'a appris combien était ridicule le nom que vous me donnez. Une Ordonnance du Roi m'a rendu celui de mes ancêtres maternels, les Rubempré. Quoique les journaux aient annoncé ce fait, il concerne un si pauvre personnage que je ne rougis point de le rappeler à mes amis, à mes ennemis et aux indifférents vous vous classerez où vous voudrez, mais je suis certain que vous ne désapprouverez point une mesure qui me fut conseillée par votre femme quand elle n'était encore que madame de Bargeton. Cette jolie épigramme, qui fit sourire la marquise, fit éprouver un tressaillement nerveux au préfet de la Charente. - Vous lui direz, ajouta Lucien, que maintenant je porte de gueules, au taureau furieux d'argent, dans le pré de sinople. - Furieux d'argent, répéta Châtelet. - Madame la marquise vous expliquera, si vous ne le savez pas, pourquoi ce vieil écusson est quelque chose de mieux que la clef de chambellan et les abeilles d'or de l'Empire qui se trouvent dans le vôtre, au grand désespoir de madame Châtelet, née Nègrepelisse d'Espard..., dit vivement Lucien. - Puisque vous m'avez reconnue, je ne puis plus vous intriguer, et ne saurais vous exprimer à quel point vous m'intriguez, lui dit à voix basse la marquise d'Espard tout étonnée de l'impertinence et de l'aplomb acquis par l'homme qu'elle avait jadis méprisé. - Permettez-moi donc, madame, de conserver la seule chance que j'aie d'occuper votre pensée en restant dans cette pénombre mystérieuse, dit-il avec le sourire d'un homme qui ne veut pas compromettre un bonheur sûr. La marquise ne put réprimer un petit mouvement sec en se sentant, suivant une expression anglaise, coupée par la précision de Lucien. - Je vous fais mon compliment sur votre changement de position, dit le comte du Châtelet à Lucien. - Et je le reçois comme vous me l'adressez, répliqua Lucien en saluant la marquise avec une grâce infinie. - Le fat! dit à voix basse le comte à madame d'Espard, il a fini par conquérir ses ancêtres. - Chez les jeunes gens, la fatuité, quand elle tombe sur nous, annonce presque toujours un bonheur très haut situé; car, entre vous autres, elle annonce la mauvaise fortune. Aussi voudrais-je connaÃtre celle de nos amies qui a pris ce bel oiseau sous sa protection; peut-être aurais-je alors la possibilité de m'amuser ce soir. Mon billet anonyme est sans doute une méchanceté préparée par quelque rivale, car il y est question de ce jeune homme; son impertinence lui aura été dictée espionnez-le. Je vais prendre le bras du duc de Navarreins, vous saurez bien me retrouver. Au moment où madame d'Espard allait aborder son parent, le masque mystérieux se plaça entre elle et le duc pour lui dire à l'oreille "Lucien vous aime, il est l'auteur du billet; votre préfet est son plus grand ennemi, pouvait-il s'expliquer devant lui?" L'inconnu s'éloigna, laissant madame d'Espard en proie à une double surprise. La marquise ne savait personne au monde capable de jouer le rôle de ce masque, elle craignait un piège, alla s'asseoir et se cacha. Le comte Sixte du Châtelet, à qui Lucien avait retranché son du ambitieux avec une affectation qui sentait une vengeance longtemps rêvée, suivit à distance ce merveilleux dandy, et rencontra bientôt un jeune homme auquel il crut pouvoir parler à coeur ouvert. - Eh! bien, Rastignac, avez-vous vu Lucien? Il a fait peau neuve. - Si j'étais aussi joli garçon que lui, je serais encore plus riche que lui, répondit le jeune élégant d'un ton léger mais fin qui exprimait une raillerie attique. - Non, lui dit à l'oreille le gros masque en lui rendant mille railleries pour une par la manière dont il accentua le monosyllabe. Rastignac, qui n'était pas homme à dévorer une insulte, resta comme frappé de la foudre, et se laissa mener dans l'embrasure d'une fenêtre par une main de fer, qu'il lui fut impossible de secouer. - Jeune coq sorti du poulailler de maman Vauquer, vous à qui le coeur a failli pour saisir les millions du papa Taillefer quand le plus fort de l'ouvrage était fait, sachez, pour votre sûreté personnelle, que si vous ne vous comportez pas avec Lucien comme avec un frère que vous aimeriez, vous êtes dans nos mains sans que nous soyons dans les vôtres. Silence et dévouement, ou j'entre dans votre jeu pour y renverser vos quilles. Lucien de Rubempré est protégé par le plus grand pouvoir d'aujourd'hui, l'Eglise. Choisissez entre la vie ou la mort. Votre réponse? Rastignac eut le vertige comme un homme endormi dans une forêt, et qui se réveille à côté d'une lionne affamée. Il eut peur, mais sans témoins les hommes les plus courageux s'abandonnent alors à la peur. - Il n'y a que lui pour savoir... et pour oser..., se dit-il à lui-même. Le masque lui serra la main pour l'empêcher de finir sa phrase "Agissez comme si c'était lui", dit-il. Autres masques Rastignac se conduisit alors comme un millionnaire sur la grande route, en se voyant mis en joue par un brigand il capitula. - Mon cher comte, dit-il à Châtelet vers lequel il revint, si vous tenez à votre position, traitez Lucien de Rubempré comme un homme que vous trouverez un jour placé beaucoup plus haut que vous ne l'êtes. Le masque laissa échapper un imperceptible geste de satisfaction, et se remit sur la trace de Lucien. - Mon cher, vous avez bien rapidement changé d'opinion sur son compte, répondit le préfet justement étonné. - Aussi rapidement que ceux qui sont au Centre et qui votent avec la Droite, répondit Rastignac à ce préfet-député dont la voix manquait depuis peu de jours au Ministère. - Est-ce qu'il y a des opinions, aujourd'hui, il n'y a plus que des intérêts, répliqua des Lupeaulx qui les écoutait. De quoi s'agit-il? - Du sieur de Rubempré, que Rastignac veut me donner pour un personnage, dit le député au Secrétaire-Général. - Mon cher comte, lui répondit des Lupeaulx d'un air grave, monsieur de Rubempré est un jeune homme du plus grand mérite, et si bien appuyé que je me croirais très heureux de pouvoir renouer connaissance avec lui. - Le voilà qui va tomber dans le guêpier des roués de l'époque, dit Rastignac. Les trois interlocuteurs se tournèrent vers un coin où se tenaient quelques beaux esprits, des hommes plus ou moins célèbres, et plusieurs élégants. Ces messieurs mettaient en commun leurs observations, leurs bons mots et leurs médisances, en essayant de s'amuser ou en attendant quelque amusement. Dans cette troupe si bizarrement composée se trouvaient des gens avec qui Lucien avait eu des relations mêlées de procédés ostensiblement bons et de mauvais services cachés. - Eh! bien, Lucien, mon enfant, mon cher amour, nous voilà rempaillé, rafistolé. D'où venons-nous? Nous avons donc remonté sur notre bête à l'aide des cadeaux expédiés du boudoir de Florine. Bravo, mon gars! lui dit Blondet en quittant le bras de Finot pour prendre familièrement Lucien par la taille et le serrer contre son coeur. Andoche Finot était le propriétaire d'une Revue où Lucien avait travaillé presque gratis, et que Blondet enrichissait par sa collaboration, par la sagesse de ses conseils et la profondeur de ses vues. Finot et Blondet personnifiaient Bertrand et Raton, à cette différence près que le chat de La Fontaine finit par s'apercevoir de sa duperie, et que, tout en se sachant dupé, Blondet servait toujours Finot. Ce brillant condottière de plume devait, en effet, être pendant longtemps esclave. Finot cachait une volonté brutale sous des dehors lourds, sous les pavots d'une bêtise impertinente, frottée d'esprit comme le pain d'un manoeuvre est frotté d'ail. Il savait engranger ce qu'il glanait, les idées et les écus, à travers les champs de la vie dissipée que mènent les gens de lettres et les gens d'affaires politiques. Blondet, pour son malheur, avait mis sa force à la solde de ses vices et de sa paresse. Toujours surpris par le besoin, il appartenait au pauvre clan des gens éminents qui peuvent tout pour la fortune d'autrui sans rien pouvoir pour la leur, des Aladins qui se laissent emprunter leur lampe. Ces admirables conseillers ont l'esprit perspicace et juste quand il n'est pas tiraillé par l'intérêt personnel. Chez eux, c'est la tête et non le bras qui agit. De là le décousu de leurs moeurs, et de là le blâme dont les accablent les esprits inférieurs. Blondet partageait sa bourse avec le camarade qu'il avait blessé la veille; il dÃnait, trinquait, couchait avec celui qu'il égorgerait le lendemain. Ses amusants paradoxes justifiaient tout. En acceptant le monde entier comme une plaisanterie, il ne voulait pas être pris au sérieux. Jeune, aimé, presque célèbre, heureux, il ne s'occupait pas, comme Finot, d'acquérir la fortune nécessaire à l'homme âgé. Le courage le plus difficile est peut-être celui dont avait besoin Lucien en ce moment pour couper Blondet comme il venait de couper madame d'Espard et Châtelet. Malheureusement, chez lui, les jouissances de la vanité gênaient l'exercice de l'orgueil, qui certes est le principe de beaucoup de grandes choses. Sa vanité avait triomphé dans sa précédente rencontre il s'était montré riche, heureux et dédaigneux avec deux personnes qui jadis l'avaient dédaigné pauvre et misérable; mais un poète pouvait-il, comme un diplomate vieilli, rompre en visière à deux soi-disant amis qui l'avaient accueilli dans sa misère, chez lesquels il avait couché durant les jours de détresse? Finot, Blondet et lui s'étaient avilis de compagnie, ils avaient roulé dans des orgies qui ne dévoraient pas que l'argent de leurs créanciers. Comme ces soldats qui ne savent pas placer leur courage, Lucien fit alors ce que font bien des gens de Paris, il compromit de nouveau son caractère en acceptant une poignée de main de Finot, en ne se refusant pas à la caresse de Blondet. Quiconque a trempé dans le journalisme, ou y trempe encore, est dans la nécessité cruelle de saluer les hommes qu'il méprise, de sourire à son meilleur ennemi, de pactiser avec les plus fétides bassesses, de se salir les doigts en voulant payer ses agresseurs avec leur monnaie. On s'habitue à voir faire le mal, à le laisser passer; on commence par l'approuver, on finit par le commettre. A la longue, l'âme, sans cesse maculée par de honteuses et continuelles transactions, s'amoindrit, le ressort des pensées nobles se rouille, les gonds de la banalité s'usent et tournent d'eux-mêmes. Les Alcestes deviennent des Philintes, les caractères se détrempent, les talents s'abâtardissent, la foi dans les belles oeuvres s'envole. Tel qui voulait s'enorgueillir de ses pages se dépense en de tristes articles que sa conscience lui signale tôt ou tard comme autant de mauvaises actions. On était venu, comme Lousteau, comme Vernou, pour être un grand écrivain, on se trouve un impuissant folliculaire. Aussi ne saurait-on trop honorer les gens chez qui le caractère est à la hauteur du talent, les d'Arthez qui savent marcher d'un pied sûr à travers les écueils de la vie littéraire. Lucien ne sut rien répondre au patelinage de Blondet, dont l'esprit exerçait d'ailleurs sur lui d'irrésistibles séductions, qui conservait l'ascendant du corrupteur sur l'élève, et qui d'ailleurs était bien posé dans le monde par sa liaison avec la comtesse de Montcornet. - Avez-vous hérité d'un oncle? lui dit Finot d'un air railleur. - J'ai mis, comme vous, les sots en coupes réglées, lui répondit Lucien sur le même ton. - Monsieur aurait une Revue, un journal quelconque? reprit Andoche Finot avec la suffisance impertinente que déploie l'exploitant envers son exploité. - J'ai mieux, répliqua Lucien dont la vanité blessée par la supériorité qu'affectait le rédacteur en chef lui rendit l'esprit de sa nouvelle position. - Et, qu'avez-vous, mon cher?... - J'ai un Parti. - Il y a le parti Lucien? dit en souriant Vernou. - Finot, te voilà distancé par ce garçon-là , je te l'ai prédit. Lucien a du talent, tu ne l'as pas ménagé, tu l'as roué. Repens-toi, gros butor, reprit Blondet. Fin comme le musc, Blondet vit plus d'un secret dans l'accent, dans le geste, dans l'air de Lucien; tout en l'adoucissant, il sut donc resserrer par ces paroles la gourmette de la bride. Il voulait connaÃtre les raisons du retour de Lucien à Paris, ses projets, ses moyens d'existence. - A genoux devant une supériorité que tu n'auras jamais, quoique tu sois Finot! reprit-il. Admets monsieur, et sur-le-champ, au nombre des hommes forts à qui l'avenir appartient, il est des nôtres! Spirituel et beau, ne doit-il pas arriver par tes quibuscumque viis? Le voilà dans sa bonne armure de Milan, avec sa puissante dague à moitié tirée, et son pennon arboré! Tudieu! Lucien, où donc as-tu volé ce joli gilet? Il n'y a que l'amour pour savoir trouver de pareilles étoffes. Avons-nous un domicile? Dans ce moment j'ai besoin de savoir les adresses de mes amis, je ne sais où coucher. Finot m'a mis à la porte pour ce soir, sous le vulgaire prétexte d'une bonne fortune. - Mon cher, répondit Lucien, j'ai mis en pratique un axiome avec lequel on est sûr de vivre tranquille Fuge, late, tace. Je vous laisse. - Mais je ne te laisse pas que tu ne t'acquittes envers moi d'une dette sacrée, ce petit souper, hein? dit Blondet qui donnait un peu trop dans la bonne chère et qui se faisait traiter quand il se trouvait sans argent. - Quel souper? reprit Lucien en laissant échapper un geste d'impatience. - Tu ne t'en souviens pas? Voilà où je reconnais la prospérité d'un ami il n'a plus de mémoire. - Il sait ce qu'il nous doit, je suis garant de son coeur, reprit Finot en saisissant la plaisanterie de Blondet. - Rastignac, dit Blondet en prenant le jeune élégant par le bras au moment où il arrivait en haut du foyer, et auprès de la colonne où se tenaient les soi-disant amis, il s'agit d'un souper vous serez des nôtres... A moins que monsieur, reprit-il sérieusement en montrant Lucien, ne persiste à nier une dette d'honneur; il le peut. - Monsieur de Rubempré, je le garantis, en est incapable, dit Rastignac qui pensait à tout autre chose qu'à une mystification. - Voilà Bixiou, s'écria Biondet, il en sera rien de complet sans lui. Sans lui, le vin de Champagne m'empâte la langue, et je trouve tout fade, même le piment des épigrammes. - Mes amis, dit Bixiou, je vois que vous êtes réunis autour de la merveille du jour. Notre cher Lucien recommence les Métamorphoses d'Ovide. De même que les dieux se changeaient en de singuliers légumes et autres, pour séduire des femmes, il a changé le Chardon en gentilhomme pour séduire, quoi? Charles X! Mon petit Lucien, dit-il en le prenant par un bouton de son habit, un journaliste qui passe grand seigneur mérite un joli charivari. A leur place, dit l'impitoyable railleur en montrant Finot et Vernou, je t'entamerais dans leur petit journal; tu leur rapporterais une centaine de francs, dix colonnes de bons mots. - Bixiou, dit Blondet, un Amphitryon nous est sacré vingt-quatre heures auparavant et douze heures après la fête notre illustre ami nous donne à souper. - Comment! comment! reprit Bixiou; mais quoi de plus nécessaire que de sauver un grand nom de l'oubli, que de doter l'indigente aristocratie d'un homme de talent? Lucien, tu as l'estime de la Presse, de laquelle tu étais le plus bel ornement, et nous te soutiendrons. Finot, un entrefilet aux premiers-Paris! Blondet, une tartine insidieuse à la quatrième page de ton journal! Annonçons l'apparition du plus beau livre de l'époque, l'Archer de Charles IX! Supplions Dauriat de nous donner bientôt les Marguerites, ces divins sonnets du Pétrarque français! Portons notre ami sur le pavois de papier timbré qui fait et défait les réputations! - Si tu veux à souper, dit Lucien à Blondet pour se défaire de cette troupe qui menaçait de se grossir, il me semble que tu n'avais pas besoin d'employer l'hyperbole et la parabole avec un ancien ami, comme si c'était un niais. A demain soir, chez Lointier, dit-il vivement en voyant venir une femme vers laquelle il s'élança. - Oh! oh! oh! dit Bixiou sur trois tons et d'un air railleur en paraissant reconnaÃtre le masque au-devant duquel allait Lucien, ceci mérite confirmation. La Torpille Et il suivit le joli couple, le devança, l'examina d'un oeil perspicace, et revint à la grande satisfaction de tous ces envieux intéressés à savoir d'où provenait le changement de fortune de Lucien. - Mes amis, vous connaissez de longue main la bonne fortune du sire de Rubempré, leur dit Bixiou, c'est l'ancien rat de des Lupeaulx. L'une des perversités maintenant oubliées, mais en usage au commencement de ce siècle, était le luxe des rats. Un rat, mot déjà vieilli, s'appliquait à un enfant de dix à onze ans, comparse à quelque théâtre, surtout à l'Opéra, que les débauchés formaient pour le vice et l'infamie. Un rat était une espèce de page infernal, un gamin femelle à qui se pardonnaient les bons tours. Le rat pouvait tout prendre; il fallait s'en défier comme d'un animal dangereux, il introduisait dans la vie un élément de gaieté, comme jadis les Scapin, les Sganarelle et les Frontin dans l'ancienne comédie. Un rat était trop cher il ne rapportait ni honneur, ni profit, ni plaisir; la mode des rats passa si bien, qu'aujourd'hui peu de personnes savaient ce détail intime de la vie élégante avant la Restauration, jusqu'au moment où quelques écrivains se sont emparés du rat comme d'un sujet neuf. - Comment, Lucien, après avoir eu Coralie tuée sous lui, nous ravirait la Torpille? dit Blondet. En entendant ce nom, le masque aux formes athlétiques laissa échapper un mouvement qui, bien que concentré, fut surpris par Rastignac. - Ce n'est pas possible! répondit Finot, la Torpille n'a pas un liard à donner, elle a emprunté, m'a dit Nathan, mille francs à Florine. - Oh! messieurs, messieurs!... dit Rastignac en essayant de défendre Lucien contre de si odieuses imputations. - Eh! bien, s'écria Vernou, l'ancien entretenu de Coralie est-il donc si bégueule?... - Oh! ces mille francs-là , dit Bixiou, me prouvent que notre ami Lucien vit avec la Torpille. - Quelle perte irréparable fait l'élite de la littérature, de la science, de l'art et de la politique! dit Blondet. La Torpille est la seule fille de joie en qui s'est rencontrée l'étoffe d'une belle courtisane; l'instruction ne l'avait pas gâtée, elle ne sait ni lire ni écrire elle nous aurait compris. Nous aurions doté notre époque d'une de ces magnifiques figures aspasiennes sans lesquelles il n'y a pas de grand siècle. Voyez comme la Dubarry va bien au dix-huitième siècle, Ninon de Lenclos au dix-septième, Marion de Lorme au seizième, Impéria au quinzième, Flora à la république romaine, qu'elle fit son héritière, et qui put payer la dette publique avec cette succession! Que serait Horace sans Lydie, Tibulle sans Délie, Catulle sans Lesbie, Properce sans Cynthie, Démétrius sans Lamie, qui fait aujourd'hui sa gloire? - Blondet, parlant de Démétrius dans le foyer de l'Opéra, me semble un peu trop Débats, dit Bixiou à l'oreille de son voisin. - Et sans toutes ces reines, que serait l'empire des Césars? disait toujours Blondet. Laïs, Rhodope sont la Grèce et l'Egypte. Toutes sont d'ailleurs la poésie des siècles où elles ont vécu. Cette poésie, qui manque à Napoléon, car la veuve de sa grande armée est une plaisanterie de caserne, n'a pas manqué à la Révolution, qui a eu madame Tallien! Maintenant, en France où c'est à qui trônera, certes, il y a un trône vacant! A nous tous, nous pouvions faire une reine. Moi, j'aurais donné une tante à la Torpille, car sa mère est trop authentiquement morte au champ du déshonneur; du Tillet lui aurait payé un hôtel, Lousteau une voiture, Rastignac des laquais, des Lupeaulx un cuisinier, Finot des chapeaux Finot ne put réprimer un mouvement en recevant cette épigramme à bout portant, Vernou lui aurait fait des réclames, Bixiou lui aurait fait ses mots! L'aristocratie serait venue s'amuser chez notre Ninon, où nous aurions appelé les artistes sous peine d'articles mortifères. Ninon IIe aurait été magnifique d'impertinence, écrasante de luxe. Elle aurait eu des opinions. On aurait lu chez elle quelque chef-d'oeuvre dramatique défendu qu'on aurait au besoin fait faire exprès. Elle n'aurait pas été libérale, une courtisane est essentiellement monarchique. Ah! quelle perte! elle devait embrasser tout son siècle, elle aime avec un petit jeune homme! Lucien en fera quelque chien de chasse! - Aucune des puissances femelles que tu nommes n'a barboté dans la rue, dit Finot, et ce joli rat a roulé dans la fange. - Comme la graine d'un lis dans son terreau, reprit Vernou, elle s'y est embellie, elle y a fleuri. De là vient sa supériorité. Ne faut-il pas avoir tout connu pour créer le rire et la joie qui tiennent à tout? - Il a raison, dit Lousteau qui jusqu'alors avait observé sans parler, la Torpille sait rire et faire rire. Cette science des grands auteurs et des grands acteurs appartient à ceux qui ont pénétré toutes les profondeurs sociales. A dix-huit ans, cette fille a déjà connu la plus haute opulence, la plus basse misère, les hommes à tous les étages. Elle tient comme une baguette magique avec laquelle elle déchaÃne les appétits brutaux si violemment comprimés chez les hommes qui ont encore du coeur en s'occupant de politique ou de science, de littérature ou d'art. Il n'y a pas de femme dans Paris qui puisse dire comme elle à l'Animal "Sors!..." Et l'Animal quitte sa loge, et il se roule dans les excès; elle vous met à table jusqu'au menton, elle vous aide à boire, à fumer. Enfin cette femme est le sel chanté par Rabelais et qui, jeté sur la matière, l'anime et l'élève jusqu'aux merveilleuses régions de l'Art sa robe déploie des magnificences inouïes, ses doigts laissent tomber à temps leurs pierreries, comme sa bouche les sourires; elle donne à toute chose l'esprit de la circonstance; son jargon pétille de traits piquants; elle a le secret des onomatopées les mieux colorées et les plus colorantes; elle... - Tu perds cent sous de feuilleton, dit Bixiou en interrompant Lousteau, la Torpille est infiniment mieux que tout cela vous avez tous été plus ou moins ses amants, nul de vous ne peut dire qu'elle a été sa maÃtresse; elle peut toujours vous avoir, vous ne l'aurez jamais. Vous forcez sa porte, vous avez un service à lui demander... - Oh! elle est plus généreuse qu'un chef de brigands qui fait bien ses affaires, et plus dévouée que le meilleur camarade de collège, dit Blondet on peut lui confier sa bourse et son secret. Mais ce qui me la faisait élire pour reine, c'est son indifférence bourbonienne pour le favori tombé. - Elle est comme sa mère, beaucoup trop chère, dit des Lupeaulx. La belle Hollandaise aurait avalé les revenus de l'archevêque de Tolède, elle a mangé deux notaires... - Et nourri Maxime de Trailles quand il était page, dit Bixiou. - La Torpille est trop chère, comme RaphaÃl, comme Carême, comme Taglioni, comme Lawrence, comme Boule, comme tous les artistes de génie étaient trop chers..., dit Blondet. - Jamais Esther n'a eu cette apparence de femme comme il faut, dit alors Rastignac en montrant le masque à qui Lucien donnait le bras. Je parie pour madame de Sérisy. - Il n'y a pas de doute, reprit du Châtelet, et la fortune de monsieur de Rubempré s'explique. - Ah! l'Eglise sait choisir ses lévites, quel joli secrétaire d'ambassade il fera! dit des Lupeaulx. - D'autant plus, reprit Rastignac, que Lucien est un homme de talent. Ces messieurs en ont eu plus d'une preuve, ajouta-t-il en regardant Blondet, Finot et Lousteau. - Oui, le gars est taillé pour aller loin, dit Lousteau qui crevait de jalousie, d'autant plus qu'il a ce que nous nommons de l'indépendance dans les idées... - C'est toi qui l'as formé, dit Vernou - Eh! bien, répliqua Bixiou en regardant des Lupeaulx, j'en appelle aux souvenirs de monsieur le secrétaire-général et maÃtre des requêtes; ce masque est la Torpille, je gage un souper... - Je tiens le pari, dit Châtelet intéressé à savoir la vérité. - Allons, des Lupeaulx, dit Finot, voyez à reconnaÃtre les oreilles de votre ancien rat. - Il n'y a pas besoin de commettre un crime de lèse-masque, reprit Bixiou, la Torpille et Lucien vont revenir jusqu'à nous en remontant le foyer, je m'engage alors à vous prouver que c'est elle. - Il est donc revenu sur l'eau, notre ami Lucien, dit Nathan qui se joignit au groupe, je le croyais retourné dans l'Angoumois pour le reste de ses jours. A-t-il découvert quelque secret contre les Anglais? - Il a fait ce que tu ne feras pas de sitôt, répondit Rastignac, il a tout payé. Le gros masque hocha la tête en signe d'assentiment. - En se rangeant à son âge, un homme se dérange bien, il n'a plus d'audace, il devient rentier, reprit Nathan. - Oh! celui-là sera toujours grand seigneur, et il aura toujours en lui une hauteur d'idées qui le mettra au-dessus de bien des hommes soi-disant supérieurs, répondit Rastignac. En ce moment, journalistes, dandies, oisifs, tous examinaient, comme des maquignons examinent un cheval à vendre, le délicieux objet de leur pari. Ces juges vieillis dans la connaissance des dépravations parisiennes, tous d'un esprit supérieur et chacun à des titres différents, également corrompus, également corrupteurs, tous voués à des ambitions effrénées, habitués à tout supposer, à tout deviner, avaient les yeux ardemment fixés sur une femme masquée, une femme qui ne pouvait être déchiffrée que par eux. Eux et quelques habitués du bal de l'Opéra savaient seuls reconnaÃtre, sous le long linceul du domino noir, sous le capuchon, sous le collet tombant qui rendent les femmes méconnaissables, la rondeur des formes, les particularités du maintien et de la démarche, le mouvement de la taille, le port de la tête, les choses les moins saisissables aux yeux vulgaires et les plus faciles à voir pour eux. Malgré cette enveloppe informe, ils purent donc reconnaÃtre le plus émouvant des spectacles, celui que présente à l'oeil une femme animée par un véritable amour. Que ce fût la Torpille, la duchesse de Maufrigneuse ou madame de Sérisy, le dernier ou le premier échelon de l'échelle sociale, cette créature était une admirable création, l'éclair des rêves heureux. Ces vieux jeunes gens, aussi bien que ces jeunes vieillards, éprouvèrent une sensation si vive qu'ils envièrent à Lucien le privilège sublime de cette métamorphose de la femme en déesse. Le masque était là comme s'il eût été seul avec Lucien, il n'y avait plus pour cette femme dix mille personnes, une atmosphère lourde et pleine de poussière; non; elle était sous la voûte céleste des Amours, comme les madones de RaphaÃl sont sous leur ovale filet d'or. Elle ne sentait point les coudoiements, la flamme de son regard partait par les deux trous du masque et se ralliait aux yeux de Lucien, enfin le frémissement de son corps semblait avoir pour principe le mouvement même de son ami. D'où vient cette flamme qui rayonne autour d'une femme amoureuse et qui la signale entre toutes? d'où vient cette légèreté de sylphide qui semble changer les lois de la pesanteur? Est-ce l'âme qui s'échappe? Le bonheur a-t-il des vertus physiques? L'ingénuité d'une vierge, les grâces de l'enfance se trahissaient sous le domino. Quoique séparés et marchant, ces deux êtres ressemblaient à ces groupes de Flore et Zéphire savamment enlacés par les plus habiles statuaires; mais c'était plus que de la sculpture, le plus grand des arts, Lucien et son joli domino rappelaient ces anges occupés de fleurs ou d'oiseaux, et que le pinceau de Gian-Bellini a mis sous les images de la Virginité-mère; Lucien et cette femme appartenaient à la Fantaisie, qui est au-dessus de l'Art comme la cause est au-dessus de l'effet. Quand cette femme, qui oubliait tout, fut à un pas du groupe, Bixiou cria "Esther?" L'infortunée tourna vivement la tête comme une personne qui s'entend appeler, reconnut le malicieux personnage, et baissa la tête comme un agonisant qui a rendu le dernier soupir. Un rire strident partit, et le groupe fondit au milieu de la foule comme une troupe de mulots effrayés, qui du bord d'un chemin rentrent dans leurs trous. Rastignac seul ne s'en alla pas plus loin qu'il ne le devait pour ne pas avoir l'air de fuir les regards étincelants de Lucien, il put admirer deux douleurs également profondes quoique voilées d'abord la pauvre Torpille abattue comme par un coup de foudre, puis le masque incompréhensible, le seul du groupe qui fût resté. Esther dit un mot à l'oreille de Lucien au moment où ses genoux fléchirent, et Lucien disparut avec elle en la soutenant. Rastignac suivit du regard ce joli couple, en demeurant abÃmé dans ses réflexions. - D'où lui vient ce nom de Torpille? lui dit une voix sombre qui l'atteignit aux entrailles, car elle n'était plus déguisée. - C'est bien lui qui s'est encore échappé..., dit Rastignac à part. - Tais-toi ou je t'égorge, répondit le masque en prenant une autre voix. Je suis content de toi, tu as tenu ta parole, aussi as-tu plus d'un bras à ton service. Sois désormais muet comme la tombe; et avant de te taire, réponds à ma demande. - Eh! bien, cette fille est si attrayante qu'elle aurait engourdi l'empereur Napoléon, et qu'elle engourdirait quelqu'un de plus difficile à séduire toi! répondit Rastignac en s'éloignant. - Un instant, dit le masque. Je vais te montrer que tu dois ne m'avoir jamais vu nulle part. L'homme se démasqua, Rastignac hésita pendant un moment ne trouvant rien du hideux personnage qu'il avait jadis connu dans la Maison Vauquer. - Le diable vous a permis de tout changer en vous, moins vos yeux qu'on ne saurait oublier, lui dit-il. La main de fer lui serra le bras pour lui recommander un silence éternel. A trois heures du matin, des Lupeaulx et Finot trouvèrent l'élégant Rastignac à la même place, appuyé sur la colonne où l'avait laissé le terrible masque. Rastignac s'était confessé à lui-même il avait été le prêtre et le pénitent, le juge et l'accusé. Il se laissa emmener à déjeuner, et revint chez lui parfaitement gris, mais taciturne. Un paysage parisien La rue de Langlade, de même que les rues adjacentes, sépare le Palais-Royal et la rue de Rivoli. Cette partie d'un des plus brillants quartiers de Paris conservera longtemps la souillure qu'y ont laissée les monticules produits par les immondices du vieux Paris, et sur lesquels il y eut autrefois des moulins. Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de contrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'oeuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cercle cette lueur reflétée jusque sur le ciel. Une ombre épaisse succède à des torrents de gaz. De loin en loin, un pâle réverbère jette sa lueur incertaine et fumeuse qui n'éclaire plus certaines impasses noires. Les passants vont vite et sont rares. Les boutiques sont fermées, celles qui sont ouvertes ont un mauvais caractère c'est un cabaret malpropre et sans lumière, une boutique de lingère qui vend de l'eau de Cologne. Un froid malsain pose sur vos épaules son manteau moite. Il passe peu de voitures. Il y a des coins sinistres, parmi lesquels se distingue la rue de Langlade, le débouché du passage Saint-Guillaume et quelques tournants de rues. Le Conseil municipal n'a pu rien faire encore pour laver cette grande léproserie, car la prostitution a depuis longtemps établi là son quartier général. Peut-être est-ce un bonheur pour le monde parisien que de laisser à ces ruelles leur aspect ordurier. En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent à la nuit; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde; des formes à demi nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats. Il tombe dans l'oreille de ces paroles que Rabelais prétend s'être gelées et qui fondent. Des ritournelles sortent d'entre les pavés. Le bruit n'est pas vague, il signifie quelque chose quand il est rauque, c'est une voix; mais s'il ressemble à un chant, il n'a plus rien d'humain, il approche du sifflement. Il part souvent des coups de sifflet. Enfin les talons de botte ont je ne sais quoi de provoquant et de moqueur. Cet ensemble de choses donne le vertige. Les conditions atmosphériques y sont changées on y a chaud en hiver et froid en été. Mais, quelque temps qu'il fasse, cette nature étrange offre toujours le même spectacle le monde fantastique d'Hoffmann le Berlinois est là . Le caissier le plus mathématique n'y trouve rien de réel après avoir repassé les détroits qui mènent aux rues honnêtes où il y a des passants, des boutiques et des quinquets. Plus dédaigneuse ou plus honteuse que les reines et que les rois du temps passé, qui n'ont pas craint de s'occuper des courtisanes, l'administration ou la politique moderne n'ose plus envisager en face cette plaie des capitales. Certes, les mesures doivent changer avec les temps, et celles qui tiennent aux individus et à leur liberté sont délicates; mais peut-être devrait-on se montrer large et hardi sur les combinaisons purement matérielles, comme l'air, la lumière, les locaux. Le moraliste, l'artiste et le sage administrateur regretteront les anciennes Galeries de Bois du Palais-Royal où se parquaient ces brebis qui viendront toujours où vont les promeneurs; et ne vaut-il pas mieux que les promeneurs aillent où elles sont? Qu'est-il arrivé? Aujourd'hui les parties les plus brillantes des boulevards, cette promenade enchantée, sont interdites le soir à la famille. La Police n'a pas su profiter des ressources offertes, sous ce rapport, par quelques Passages, pour sauver la voie publique. La fille brisée par un mot au bal de l'Opéra demeurait, depuis un mois ou deux, rue de Langlade, dans une maison d'ignoble apparence. Accolée au mur d'une immense maison, cette construction, mal plâtrée, sans profondeur et d'une hauteur prodigieuse, tire son jour de la rue et ressemble assez à un bâton de perroquet. Un appartement de deux pièces s'y trouve à chaque étage. Cette maison est desservie par un escalier mince, plaqué contre la muraille et singulièrement éclairé par des châssis qui dessinent extérieurement la rampe, et où chaque palier est indiqué par un plomb, l'une des plus horribles particularités de Paris. La boutique et l'entresol appartenaient alors à un ferblantier, le propriétaire demeure au premier, les quatre autres étages étaient occupés par des grisettes très décentes qui obtenaient du propriétaire et de la portière une considération et des complaisances nécessitées par la difficulté de louer une maison si singulièrement bâtie et située. La destination de ce quartier s'explique par l'existence d'une assez grande quantité de maisons semblables à celle-ci, dont ne veut pas le Commerce, et qui ne peuvent être exploitées que par des industries désavouées, précaires ou sans dignité. Intérieur aussi connu des uns qu'inconnu des autres A trois heures après-midi, la portière, qui avait vu mademoiselle Esther ramenée mourante par un jeune homme à deux heures du matin, venait de tenir conseil avec la grisette logée à l'étage supérieur, laquelle, avant de monter en voiture pour se rendre à quelque partie de plaisir, lui avait témoigné son inquiétude sur Esther elle ne l'avait pas entendue remuer. Esther dormait sans doute encore, mais ce sommeil semblait suspect. Seule dans sa loge, la portière regrettait de ne pouvoir aller s'enquérir de ce qui se passait au quatrième étage, où se trouvait le logement de mademoiselle Esther. Au moment où elle se décidait à confier au fils du ferblantier la garde de sa loge, espèce de niche pratiquée dans un enfoncement de mur, à l'entresol, un fiacre s'arrêta. Un homme enveloppé dans un manteau de la tête aux pieds, avec une évidente intention de cacher son costume ou sa qualité, en sortit et demanda mademoiselle Esther. La portière fut alors entièrement rassurée, le silence et la tranquillité de la recluse lui semblèrent parfaitement expliqués. Lorsque le visiteur monta les degrés au-dessus de la loge, la portière remarqua les boucles d'argent qui décoraient ses souliers, elle crut avoir aperçu la frange noire d'une ceinture de soutane; elle descendit et questionna le cocher, qui répondit sans parler, et la portière comprit encore. Le prêtre frappa, ne reçut aucune réponse, entendit de légers soupirs, et força la porte d'un coup d'épaule, avec une vigueur que lui donnait sans doute la charité, mais qui chez tout autre aurait paru être de l'habitude. Il se précipita dans la seconde pièce, et vit, devant une sainte Vierge en plâtre colorié, la pauvre Esther agenouillée, ou mieux, tombée sur elle-même, les mains jointes. La grisette expirait. Un réchaud de charbon consumé disait l'histoire de cette terrible matinée. Le capuchon et le mantelet du domino se trouvaient à terre. Le lit n'était pas défait. La pauvre créature, atteinte au coeur d'une blessure mortelle, avait tout disposé sans doute à son retour de l'Opéra. Une mèche de chandelle, figée dans la mare que contenait la bobèche du chandelier, apprenait combien Esther avait été absorbée par ses dernières réflexions. Un mouchoir trempé de larmes prouvait la sincérité de ce désespoir de Madeleine, dont la pose classique était celle de la courtisane irréligieuse. Ce repentir absolu fit sourire le prêtre. Inhabile à mourir, Esther avait laissé sa porte ouverte sans calculer que l'air des deux pièces voulait une plus grande quantité de charbon pour devenir irrespirable; la vapeur l'avait seulement étourdie; l'air frais venu de l'escalier la rendit par degrés au sentiment de ses maux. Le prêtre demeura debout, perdu dans une sombre méditation, sans être touché de la divine beauté de cette fille, examinant ses premiers mouvements comme si c'eût été quelque animal. Ses yeux allaient de ce corps affaissé à des objets indifférents avec une apparente indifférence. Il regarda le mobilier de cette chambre, dont le carreau rouge, frotté, froid, était mal caché par un méchant tapis qui montrait la corde. Une couchette en bois peint, d'un vieux modèle, enveloppée de rideaux en calicot jaune à rosaces rouges; un seul fauteuil et deux chaises également en bois peint, et couvertes du même calicot qui avait aussi fourni les draperies de la fenêtre; un papier à fond gris moucheté de fleurs, mais noirci par le temps et gras; une table à ouvrage en acajou; la cheminée encombrée d'ustensiles de cuisine de la plus vile espèce, deux falourdes entamées, un chambranle en pierre sur lequel étaient çà et là quelques verroteries mêlées à des bijoux, à des ciseaux; une pelote salie, des gants blancs et parfumés, un délicieux chapeau jeté sur le pot à l'eau, un châle de Ternaux qui bouchait la fenêtre, une robe élégante pendue à un clou, un petit canapé, sec, sans coussins; d'ignobles socques cassés et des souliers mignons, des brodequins à faire envie à une reine, des assiettes de porcelaine commune ébréchées où se voyaient les restes du dernier repas, et encombrées de couverts en maillechort, l'argenterie du pauvre à Paris; un corbillon plein de pommes de terre et du linge à blanchir, puis par-dessus un frais bonnet de gaze; une mauvaise armoire à glace ouverte et déserte, sur les tablettes de laquelle se voyaient des reconnaissances du Mont-de-Piété tel était l'ensemble de choses lugubres et joyeuses, misérables et riches, qui frappait le regard. Ces vestiges de luxe dans ces tessons, ce ménage si bien approprié à la vie bohémienne de cette fille abattue dans ses linges défaits comme un cheval mort dans son harnais, sous son brancard cassé, empêtré dans ses guides, ce spectacle étrange faisait-il penser le prêtre? Se disait-il qu'au moins cette créature égarée devait être désintéressée pour accoupler une telle pauvreté avec l'amour d'un jeune homme riche? Attribuait-il le désordre du mobilier au désordre de la vie? Eprouvait-il de la pitié, de l'effroi? Sa charité s'émouvait-elle? Qui l'eût vu, les bras croisés, le front soucieux, les lèvres crispées, l'oeil âpre, l'aurait cru préoccupé de sentiments sombres, haineux, de réflexions qui se contrariaient, de projets sinistres. Il était, certes, insensible aux jolies rondeurs d'un sein presque écrasé sous le poids du buste fléchi et aux formes délicieuses de la Vénus accroupie qui paraissaient sous le noir de la jupe, tant la mourante était rigoureusement ramassée sous elle-même; l'abandon de cette tête, qui vue par derrière, offrait au regard la nuque blanche, molle et flexible, les belles épaules d'une nature hardiment développée, ne l'émouvait point; il ne relevait pas Esther, il ne semblait pas entendre les aspirations déchirantes par lesquelles se trahissait le retour à la vie il fallut un sanglot terrible et le regard effrayant que lui lança cette fille pour qu'il daignât la relever et la porter sur le lit avec une facilité qui révélait une force prodigieuse. - Lucien! dit-elle en murmurant. - L'amour revient, la femme n'est pas loin, dit le prêtre avec une sorte d'amertume. La victime des dépravations parisiennes aperçut alors le Costume de son libérateur, et dit, avec le sourire de l'enfant quand il met la main sur une chose enviée "Je ne mourrai donc pas sans m'être réconciliée avec le ciel!" - Vous pourrez expier vos fautes, dit le prêtre en lui mouillant le front avec de l'eau et lui faisant respirer une burette de vinaigre qu'il trouva dans un coin. - Je sens que la vie, au lieu de m'abandonner, afflue en moi, dit-elle après avoir reçu les soins du prêtre et en lui exprimant sa gratitude par des gestes pleins de naturel. Cette attrayante pantomime, que les Grâces auraient déployée pour séduire, justifiait parfaitement le surnom de cette étrange fille. - Vous sentez-vous mieux? demanda l'ecclésiastique en lui donnant à boire un verre d'eau sucrée. Cet homme semblait être au fait de ces singuliers ménages, il en connaissait tout. Il était là comme chez lui. Ce privilège d'être partout chez soi n'appartient qu'aux rois, aux filles et aux voleurs. La confession d'un rat - Quand vous serez tout à fait bien, reprit ce singulier prêtre après une pause, vous me direz les raisons qui vous ont portée à commettre votre dernier crime, ce suicide commencé. - Mon histoire est bien simple, mon père, répondit-elle. Il y a trois mois, je vivais dans le désordre où je suis née. J'étais la dernière des créatures et la plus infâme, maintenant je suis seulement la plus malheureuse de toutes. Permettez-moi de ne rien vous raconter de ma pauvre mère, morte assassinée... - Par un capitaine, dans une maison suspecte, dit le prêtre en interrompant sa pénitente... Je connais votre origine, et sais que si une personne de votre sexe peut jamais être excusée de mener une vie honteuse, c'est vous à qui les bons exemples ont manqué. - Hélas! je n'ai pas été baptisée, et n'ai reçu les enseignements d'aucune religion. - Tout est donc encore réparable, reprit le prêtre, pourvu que votre foi, votre repentir soient sincères et sans arrière-pensée. - Lucien et Dieu remplissent mon coeur, dit-elle avec une touchante ingénuité. - Vous auriez pu dire Dieu et Lucien, répliqua le prêtre en souriant. Vous me rappelez l'objet de ma visite. N'omettez rien de ce qui concerne ce jeune homme. - Vous venez pour lui? demanda-t-elle avec une expression amoureuse qui eût attendri tout autre prêtre. Oh! il s'est douté du coup. - Non, répondit-il, ce n'est pas de votre mort, mais de votre vie que l'on s'inquiète. Allons, expliquez-moi vos relations. - En un mot, dit-elle. La pauvre fille tremblait au ton brusque de l'ecclésiastique, mais en femme que la brutalité ne surprenait plus depuis longtemps. - Lucien est Lucien, reprit-elle, le plus beau jeune homme, et le meilleur des êtres vivants; mais si vous le connaissez, mon amour doit vous sembler bien naturel. Je l'ai rencontré par hasard, il y a trois mois, à la Porte-Saint-Martin où j'étais allée un jour de sortie; car nous avions un jour par semaine dans la maison de madame Meynardie où j'étais. Le lendemain, vous comprenez bien que je me suis affranchie sans permission. L'amour était entré dans mon coeur, et m'avait si bien changée qu'en revenant du théâtre, je ne me reconnaissais plus moi-même je me faisais horreur. Jamais Lucien n'a pu rien savoir. Au lieu de lui dire où j'étais, je lui ai donné l'adresse de ce logement où demeurait alors une de mes amies qui a eu la complaisance de me le céder. Je vous jure ma parole sacrée... - Il ne faut point jurer. - Est-ce donc jurer que de donner sa parole sacrée! Eh! bien, depuis ce jour j'ai travaillé dans cette chambre, comme une perdue, à faire des chemises à vingt-huit sous de façon, afin de vivre d'un travail honnête. Pendant un mois, je n'ai mangé que des pommes de terre, pour rester sage et digne de Lucien, qui m'aime et me respecte comme la plus vertueuse des vertueuses. J'ai fait ma déclaration en forme à la Police, pour reprendre mes droits et je suis soumise à deux ans de surveillance. Eux, qui sont si faciles pour vous inscrire sur les registres d'infamie, deviennent d'une excessive difficulté pour vous en rayer. Tout ce que je demandais au ciel était de protéger ma résolution. J'aurai dix-neuf ans au mois d'avril à cet âge il y a de la ressource. Il me semble, à moi, que je ne suis née qu'il y a trois mois... Je priais le bon Dieu tous les matins, et lui demandais de permettre que jamais Lucien ne connût ma vie antérieure. J'ai acheté cette Vierge que vous voyez; je la priais à ma manière, vu que je ne sais point de prières; je ne sais ni lire, ni écrire, je ne suis jamais entrée dans une église, je n'ai jamais vu le bon Dieu qu'aux processions, par curiosité. - Que dites-vous donc à la Vierge? - Je lui parle comme je parle à Lucien, avec ces élans d'âme qui le font pleurer. - Ah! il pleure? - De joie, dit-elle vivement. Pauvre chat! nous nous entendons si bien que nous avons une même âme! Il est si gentil si caressant, si doux de coeur, d'esprit et de manières...! Il dit qu'il est poète, moi je dis qu'il est Dieu... Pardon! mais, vous autres prêtres, vous ne savez pas ce que c'est que l'amour. Il n'y a d'ailleurs que nous qui connaissions assez les hommes pour apprécier un Lucien. Un Lucien, voyez-vous, est aussi rare qu'une femme sans péché; quand on le rencontre, on ne peut plus aimer que lui voilà . Mais à un pareil être, il faut sa pareille. Je voulais donc être digne d'être aimée par mon Lucien. De là , est venu mon malheur. Hier, à l'Opéra, j'ai été reconnue par des jeunes gens qui n'ont pas plus de coeur qu'il n'y a de pitié chez les tigres; encore m'entendrai-je avec un tigre! Le voile d'innocence que j'avais est tombé; leurs rires m'ont fendu la tête et le coeur. Ne croyez pas m'avoir sauvée, je mourrai de chagrin. - Votre voile d'innocence?... dit le prêtre, vous avez donc traité Lucien avec la dernière rigueur? - Oh! mon père, comment vous, qui le connaissez, me faites-vous une semblable question! répondit-elle en lui jetant un sourire superbe. On ne résiste pas à un Dieu. - Ne blasphémez pas, dit l'ecclésiastique d'une voix douce. Personne ne peut ressembler à Dieu; l'exagération va mal au véritable amour, vous n'aviez pas pour votre idole un amour pur et vrai. Si vous aviez éprouvé le changement que vous vous vantez d'avoir subi, vous eussiez acquis les vertus qui sont l'apanage de l'adolescence, vous auriez connu les délices de la chasteté, les délicatesses de la pudeur, ces deux gloires de la jeune fille. Vous n'aimez pas. Esther fit un geste d'effroi que vit le prêtre, et qui n'ébranla point l'impassibilité de ce confesseur. - Oui, vous l'aimez pour vous et non pour lui, pour les plaisirs temporels qui vous charment, et non pour l'amour en lui-même; si vous vous en êtes emparée ainsi, vous n'aviez pas ce tremblement sacré qu'inspire un être sur qui Dieu a mis le cachet des plus adorables perfections avez-vous songé que vous le dégradiez par votre impureté passée, que vous alliez corrompre un enfant par ces épouvantables délices qui vous ont mérité votre surnom, glorieux d'infamie? Vous avez été inconséquente avec vous-même et avec votre passion d'un jour... - D'un jour! répéta-t-elle en levant les yeux. - De quel nom appeler un amour qui n'est pas éternel, qui ne nous unit pas, jusque dans l'avenir du chrétien, avec celui que nous aimons? - Ah! je veux être catholique, cria-t-elle d'un ton sourd et violent qui lui eût obtenu sa grâce de Notre Sauveur. - Est-ce une fille qui n'a reçu ni le baptême de l'Eglise ni celui de la science, qui ne sait ni lire, ni écrire, ni prier, qui ne peut faire un pas sans que les pavés ne se lèvent pour l'accuser, remarquable seulement par le fugitif privilège d'une beauté que la maladie enlèvera demain peut-être; est-ce cette créature avilie, dégradée, et qui connaissait sa dégradation... ignorante et moins aimante, vous eussiez été plus excusable..., est-ce la proie future du suicide et de l'enfer, qui pouvait être la femme de Lucien de Rubempré? Chaque phrase était un coup de poignard qui entrait à fond de coeur. A chaque phrase, les sanglots croissants, les larmes abondantes de la fille au désespoir attestaient la force avec laquelle la lumière entrait à la fois dans son intelligence pure comme celle d'un sauvage, dans son âme enfin réveillée, dans sa nature sur laquelle la dépravation avait mis une couche de glace boueuse, qui fondait alors au soleil de la foi. - Pourquoi ne suis-je pas morte! était la seule idée qu'elle exprimait au milieu des torrents d'idées qui ruisselaient dans sa cervelle en la ravageant. - Ma fille, dit le terrible juge, il est un amour qui ne s'avoue point devant les hommes, et dont les confidences sont reçues avec des sourires de bonheur par les anges. - Lequel? - L'amour sans espoir quand il inspire la vie, quand il y met le principe des dévouements, quand il ennoblit tous les actes par la pensée d'arriver à une perfection idéale. Oui, les anges approuvent cet amour, il mène à la connaissance de Dieu. Se perfectionner sans cesse pour se rendre digne de celui qu'on aime, lui faire mille sacrifices secrets, l'adorer de loin, donner son sang goutte à goutte, lui immoler son amour-propre, ne plus avoir ni orgueil ni colère avec lui, lui dérober jusqu'à la connaissance des jalousies atroces qu'il échauffe au coeur, lui donner tout ce qu'il souhaite, fût-ce à notre détriment, aimer ce qu'il aime, avoir toujours le visage tourné vers lui pour le suivre sans qu'il le sache; cet amour, la religion vous l'eût pardonné, il n'offensait ni les lois humaines ni les lois divines, et conduisait dans une autre voie que celle de vos sales voluptés. En entendant cet horrible arrêt exprimé par un mot et quel mot? et de quel accent fut-il accompagné? Esther fut en proie à une défiance assez légitime. Ce mot fut comme un coup de tonnerre qui trahit un orage près de fondre. Elle regarda ce prêtre, et il lui prit le saisissement d'entrailles qui tord le plus courageux en face d'un danger imminent et soudain. Aucun regard n'aurait pu lire ce qui se passait alors en cet homme; mais pour les plus hardis il y aurait eu plus à frémir qu'à espérer à l'aspect de ses yeux, jadis clairs et jaunes comme ceux des tigres, et sur lesquels les austérités et les privations avaient mis un voile semblable à celui qui se trouve sur les horizons au milieu de la canicule la terre est chaude et lumineuse, mais le brouillard la rend indistincte, vaporeuse, elle est presque invisible. Une gravité toute espagnole, des plis profonds que les mille cicatrices d'une horrible petite vérole rendaient hideux et semblables à des ornières déchirées, sillonnaient sa figure olivâtre et cuite par le soleil. La dureté de cette physionomie ressortait d'autant mieux qu'elle était encadrée par la sèche perruque du prêtre qui ne se soucie plus de sa personne, une perruque pelée et d'un noir rouge à la lumière. Son buste d'athlète, ses mains de vieux soldat, sa carrure, ses fortes épaules appartenaient à ces caryatides que les architectes du Moyen Age ont employées dans quelques palais italiens, et que rappellent imparfaitement celles de la façade du théâtre de la Porte Saint-Martin. Les personnes les moins clairvoyantes eussent pensé que les passions les plus chaudes ou des accidents peu communs avaient jeté cet homme dans le sein de l'Eglise; certes, les plus étonnants coups de foudre avaient pu seuls le changer, si toutefois une pareille nature était susceptible de changement. Ce que c'est que les filles Les femmes qui ont mené la vie alors si violemment répudiée par Esther arrivent à une indifférence absolue sur les formes extérieures de l'homme. Elles ressemblent au critique littéraire d'aujourd'hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d'art il a tant lu d'ouvrages, il en voit tant passer, il s'est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d'articles sans dire ce qu'il pensait, en trahissant si souvent la cause de l'art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu'il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger. Il faut un miracle pour que cet écrivain produise une oeuvre, de même que l'amour pur et noble exige un autre miracle pour éclore dans le coeur d'une courtisane. Le ton et les manières de ce prêtre, qui semblait échappé d'une toile de Zurbaran, parurent si hostiles à cette pauvre fille, à qui la forme importait peu, qu'elle se crut moins l'objet d'une sollicitude que le sujet nécessaire d'un plan. Sans pouvoir distinguer entre le patelinage de l'intérêt personnel et l'onction de la charité, car il faut bien être sur ses gardes pour reconnaÃtre la fausse monnaie que donne un ami, elle se sentit comme entre les griffes d'un oiseau monstrueux et féroce qui tombait sur elle après avoir plané longtemps et, dans son effroi, elle dit ces paroles d'une voix alarmée "je croyais les prêtres chargés de nous consoler, et vous m'assassinez!" A ce cri de l'innocence, l'ecclésiastique laissa échapper un geste, et fit une pause; il se recueillit avant de répondre. Pendant cet instant, ces deux personnages si singulièrement réunis s'examinèrent à la dérobée. Le prêtre comprit la fille, sans que la fille pût comprendre le prêtre. Il renonça sans doute à quelque dessein qui menaçait la pauvre Esther, et revint à ses idées premières. - Nous sommes les médecins des âmes, dit-il d'une voix douce, et nous savons quels remèdes conviennent à leurs maladies. - Il faut pardonner beaucoup à la misère, dit Esther. Elle crut s'être trompée, se coula à bas de son lit, se prosterna aux pieds de cet homme, baisa sa soutane avec une profonde humilité, et releva vers lui des yeux baignés de larmes. - Je croyais avoir beaucoup fait, dit-elle. - Ecoutez, mon enfant? votre fatale réputation a plongé dans le deuil la famille de Lucien; on craint, et avec quelque justesse, que vous ne l'entraÃniez dans la dissipation, dans un monde de folies... - C'est vrai, c'est moi qui l'avais amené au bal pour l'intriguer. - Vous êtes assez belle pour qu'il veuille triompher en vous aux yeux du monde, vous montrer avec orgueil et faire de vous comme un cheval de parade. S'il ne dépensait que son argent!... mais il dépensera son temps, sa force; il perdra le goût des belles destinées qu'on veut lui faire. Au lieu d'être un jour ambassadeur, riche, admiré, glorieux, il aura été, comme tant de ces gens débauchés qui ont noyé leurs talents dans la boue de Paris, l'amant d'une femme impure. Quant à vous, vous auriez repris plus tard votre première vie, après être un moment montée dans une sphère élégante, car vous n'avez point en vous cette force que donne une bonne éducation pour résister au vice et penser à l'avenir. Vous n'auriez pas mieux rompu avec vos compagnes que vous n'avez rompu avec les gens qui vous ont fait honte à l'Opéra, ce matin. Les vrais amis de Lucien, alarmés de l'amour que vous lui inspirez, ont suivi ses pas, ont tout appris. Pleins d'épouvante, ils m'ont envoyé vers vous pour sonder vos dispositions et décider de votre sort; mais s'ils sont assez puissants pour débarrasser la voie de ce jeune homme d'une pierre d'achoppement, ils sont miséricordieux. Sachez-le, ma fille une personne aimée de Lucien a des droits à leur respect, comme un vrai chrétien adore la fange où, par hasard, rayonne la lumière divine. Je suis venu pour être l'organe de la pensée bienfaisante; mais si je vous eusse trouvée entièrement perverse, et armée d'effronterie, d'astuce, corrompue jusqu'à la moelle, sourde à la voix du repentir, je vous eusse abandonnée à leur colère. Cette libération civile et politique, si difficile à obtenir, que la Police a raison de tant retarder dans l'intérêt de la Société même, et que je vous ai entendu souhaiter avec l'ardeur des vrais repentirs, la voici, dit le prêtre en tirant de sa ceinture un papier de forme administrative. On vous a vue hier, cette lettre d'avis est datée d'aujourd'hui vous voyez combien sont puissants les gens que Lucien intéresse. A la vue de ce papier, les tremblements convulsifs que cause un bonheur inespéré agitèrent si ingénument Esther, qu'elle eut sur les lèvres un sourire fixe qui ressemblait à celui des insensés. Le prêtre s'arrêta, regarda cette enfant pour voir si, privée de l'horrible force que les gens corrompus tirent de leur corruption même, et revenue à sa frêle et délicate nature primitive, elle résisterait à tant d'impressions. Courtisane trompeuse, Esther eût joué la comédie; mais, redevenue innocente et vraie, elle pouvait mourir, comme un aveugle opéré peut reperdre la vue en se trouvant frappé par un jour trop vif. Cet homme vit donc en ce moment la nature humaine à fond, mais il resta dans un calme terrible par sa fixité c'était une Alpe froide, blanche et voisine du ciel, inaltérable et sourcilleuse, aux flancs de granit, et cependant bienfaisante. Les filles sont des êtres essentiellement mobiles, qui passent sans raison de la défiance la plus hébétée à une confiance absolue. Elles sont, sous ce rapport, au-dessous de l'animal. Extrêmes en tout, dans leurs joies, dans leurs désespoirs, dans leur religion, dans leur irréligion; presque toutes deviendraient folles si la mortalité qui leur est particulière ne les décimait, et si d'heureux hasards n'élevaient quelques-unes d'entre elles au-dessus de la fange où elles vivent. Pour pénétrer jusqu'au fond des misères de cette horrible vie, il faudrait avoir vu jusqu'où la créature peut aller dans la folie sans y rester, en admirant la violente extase de la Torpille aux genoux de ce prêtre. La pauvre fille regardait le papier libérateur avec une expression que Dante a oubliée, et qui surpassait les inventions de son Enfer. Mais la réaction vint avec les larmes. Esther se releva, jeta ses bras autour du cou de cet homme, pencha la tête sur son sein, y versa des pleurs, baisa la rude étoffe qui couvrait ce coeur d'acier, et sembla vouloir y pénétrer. Elle saisit cet homme, lui couvrit les mains de baisers; elle employa, mais dans une sainte effusion de reconnaissance, les chatteries de ses caresses, lui prodigua les noms les plus doux, lui dit, au travers de ses phrases sucrées, mille et mille fois "Donnez-le-moi!" avec autant d'intonations différentes; elle l'enveloppa de ses tendresses, le couvrit de ses regards avec une rapidité qui le saisit sans défense; enfin, elle finit par engourdir sa colère. Le prêtre connut comment cette fille avait mérité son surnom; il comprit combien il était difficile de résister à cette charmante créature, il devina tout à coup l'amour de Lucien et ce qui devait avoir séduit le poète. Une passion semblable cache, entre mille attraits, un hameçon lancéolé qui pique surtout l'âme élevée des artistes. Ces passions, inexplicables pour la foule, sont parfaitement expliquées par cette soif du beau idéal qui distingue les êtres créateurs. N'est-ce pas ressembler un peu aux anges chargés de ramener les coupables à des sentiments meilleurs, n'est-ce pas créer que de purifier un pareil être? Quel allèchement que de mettre d'accord la beauté morale et la beauté physique! Quelle jouissance d'orgueil, si l'on réussit Quelle belle tâche que celle qui n'a d'autre instrument que l'amour! Ces alliances, illustrées d'ailleurs par l'exemple d'Aristote, de Socrate, de Platon, d'Alcibiade, de Céthégus, de Pornpée et si monstrueuses aux yeux du vulgaire, sont fondées sur le sentiment qui a porté Louis XIV à bâtir Versailles, qui jette les hommes dans toutes les entreprises ruineuses convertir les miasmes d'un marais en un monceau de parfums entouré d'eaux vives; mettre un lac sur une colline, comme fit le prince de Conti à Nointel, ou les vues de la Suisse à Cassan, comme le fermier-général Bergeret Enfin c'est l'Art qui fait irruption dans la Morale. Le prêtre, honteux d'avoir cédé à cette tendresse, repoussa vivement Esther, qui s'assit honteuse aussi, car il lui dit "Vous êtes toujours courtisane." Et il remit froidement la lettre dans sa ceinture. Comme un enfant qui n'a qu'un désir en tête, Esther ne cessa de regarder l'endroit de la ceinture où était le papier. Le rat devient une madeleine - Mon enfant, reprit le prêtre après une pause, votre mère était juive, et vous n'avez pas été baptisée, mais vous n'avez pas non plus été menée à la synagogue vous êtes dans les limbes religieuses où sont les petits enfants... - Les petits enfants! répéta-t-elle d'une voix attendrie. - ...Comme vous êtes, dans les cartons de la Police, un chiffre en dehors des êtres sociaux, dit en continuant le prêtre impassible. Si l'amour, vu par une échappée, vous a fait croire, il y a trois mois, que vous naissiez, vous devez sentir que depuis ce jour vous êtes vraiment en enfance. Il faut donc vous conduire comme si vous étiez une enfant; vous devez changer entièrement, et je me charge de vous rendre méconnaissable. D'abord, vous oublierez Lucien. La pauvre fille eut le coeur brisé par cette parole; elle leva les yeux sur le prêtre et fit un signe de négation; elle fut incapable de parler, en retrouvant encore le bourreau dans le sauveur. - Vous renoncerez à le voir, du moins, reprit-il. Je vous conduirai dans une maison religieuse où les jeunes filles des meilleures familles reçoivent leur éducation; vous y deviendrez catholique, vous y serez instruite dans la pratique des exercices chrétiens, vous y apprendrez la religion; vous pourrez en sortir une jeune fille accomplie, chaste, pure, bien élevée, si... Cet homme leva le doigt et fit une pause. - Si, reprit-il, vous vous sentez la force de laisser ici la Torpille. - Ah! cria la pauvre enfant pour qui chaque parole avait été comme la note d'une musique au son de laquelle les portes du paradis se fussent lentement ouvertes, ah! s'il était possible de verser ici tout mon sang et d'en prendre un nouveau!... - Ecoutez-moi. Elle se tut. - Votre avenir dépend de la puissance de votre oubli. Songez à l'étendue de vos obligations une parole, un geste qui décèlerait la Torpille tue la femme de Lucien; un mot dit en rêve, une pensée involontaire, un regard immodeste, un mouvement d'impatience, un souvenir de dérèglement, une omission, un signe de tête qui révélerait ce que vous savez ou qui a été su pour votre malheur... - Allez, allez, mon père, dit la fille avec une exaltation de sainte, marcher avec des souliers de fer rouge et sourire, vivre vêtue d'un corset armé de pointes et conserver la grâce d'une danseuse, manger du pain saupoudré de cendre, boire de l'absinthe, tout sera doux, facile! Elle retomba sur ses genoux, elle baisa les souliers du prêtre, elle y fondit en larmes et les mouilla, elle étreignit les jambes et s'y colla, murmurant des mots insensés au travers des pleurs que lui causait la joie. Ses beaux et admirables cheveux blonds ruisselèrent et firent comme un tapis sous les pieds de ce messager céleste, qu'elle trouva sombre et dur quand, en se relevant, elle le regarda. - En quoi vous ai-je offensé? dit elle tout effrayée. J'ai entendu parler d'une femme comme moi qui avait lavé de parfums les pieds de Jésus-Christ. Hélas! la vertu m'a faite si pauvre que je n'ai plus que mes larmes à vous offrir. - Ne m'avez-vous pas entendu? répondit-il d'une voix cruelle. Je vous dis qu'il faut pouvoir sortir de la maison où je vous conduirai, si bien changée au physique et au moral, que nul de ceux ou de celles qui vous ont connue ne puisse vous crier "Esther!" et vous faire retourner la tête. Hier, l'amour ne vous avait pas donné la force de si bien enterrer la fille de joie qu'elle ne reparût jamais, elle reparaÃt encore dans une adoration qui ne va qu'à Dieu. - Ne vous a-t-il pas envoyé vers moi? Dit-elle. - Si, durant votre éducation, vous étiez aperçue de Lucien, tout serait perdu, reprit-il, songez-y bien. - Qui le consolera? dit-elle. - De quoi le consoliez vous? demanda le prêtre d'une voix où, pour la première fois de cette scène, il y eut un tremblement nerveux. - Je ne sais pas, il est souvent venu triste. - Triste? reprit le prêtre; il vous a dit pourquoi? - Jamais, répondit-elle. - Il était triste d'aimer une fille comme vous, s'écria-t-il. - Hélas! il devait l'être, reprit-elle avec une humilité profonde, je suis la créature la plus méprisable de mon sexe, et je ne pouvais trouver grâce à ses yeux que par la force de mon amour. - Cet amour doit vous donner le courage de m'obéir aveuglément. Si je vous conduisais immédiatement dans la maison où se fera votre éducation, ici tout le monde dirait à Lucien que vous vous êtes en allée, aujourd'hui dimanche, avec un prêtre; il pourrait être sur votre voie. Dans huit jours, la portière, ne me voyant pas revenir, m'aura pris pour ce que je ne suis pas. Donc, un soir, comme d'aujourd'hui en huit, à sept heures, vous sortirez furtivement et vous monterez dans un fiacre qui vous attendra en bas de la rue des Frondeurs. Pendant ces huit jours évitez Lucien; trouvez des prétextes, faites-lui défendre la porte, et, quand il viendra, montez chez une amie; je saurai si vous l'avez revu, et, dans ce cas, tout est fini, je ne reviendrai même pas. Ces huit jours vous sont nécessaires pour vous faire un trousseau décent et pour quitter votre mine de prostituée, dit-il en déposant une bourse sur la cheminée. Il y a dans votre air, dans vos vêtements, ce je ne sais quoi si bien connu des Parisiens qui leur dit ce que vous êtes. N'avez-vous jamais rencontré par les rues, sur les boulevards, une modeste et vertueuse jeune personne marchant en compagnie de sa mère? - Oh! oui, pour mon malheur. La vue d'une mère et de sa fille est un de nos plus grands supplices, elle réveille des remords cachés dans les replis de nos coeurs et qui nous dévorent!... Je ne sais que trop ce qui me manque. - Eh! bien, vous savez comment vous devez être dimanche prochain, dit le prêtre en se levant. - Oh! dit-elle, apprenez-moi une vraie prière avant de partir, afin que je puisse prier Dieu. C'était une chose touchante que de voir ce prêtre faisant répéter à cette fille l'Ave Maria et le Pater noster en français. - C'est bien beau! dit Esther quand elle eut une fois répété sans faute ces deux magnifiques et populaires expressions de la foi catholique. - Comment vous nommez-vous? demanda-t-elle au prêtre quand il lui dit adieu. - Carlos Herrera, je suis Espagnol et banni de mon pays. Esther lui prit la main et la baisa. Ce n'était plus une courtisane, mais un ange qui se relevait d'une chute. Un portrait que Titien eut voulu peindre Dans une maison célèbre par l'éducation aristocratique et religieuse qui s'y donne, au commencement du mois de mars de cette année, un lundi matin, les pensionnaires aperçurent leur jolie troupe augmentée d'une nouvelle venue dont la beauté triompha sans contestation, non seulement de ses compagnes, mais des beautés particulières qui se trouvaient parfaites chez chacune d'elles. En France, il est extrêmement rare pour ne pas dire impossible, de rencontrer les trente fameuses perfections décrites en vers persans sculptés, dit-on, dans le sérail, et qui sont nécessaires à une femme pour être entièrement belle. En France, s'il y a peu d'ensemble, il y a de ravissants détails. Quant à l'ensemble imposant que la statuaire cherche à rendre, et qu'elle a rendu dans quelques compositions rares, comme la Diane et la Callipyge, il est le privilège de la Grèce et de l'Asie-Mineure. Esther venait de ce berceau du genre humain, la patrie de la beauté sa mère était juive. Les juifs, quoique si souvent dégradés par leur contact avec les autres peuples, offrent parmi leurs nombreuses tribus des filons où s'est conservé le type sublime des beautés asiatiques. Quand ils ne sont pas d'une laideur repoussante, ils présentent le magnifique caractère des figures arméniennes. Esther eût remporté le prix au sérail, elle possédait les trente beautés harmonieusement fondues. Loin de porter atteinte au fini des formes, à la fraÃcheur de l'enveloppe, son étrange vie lui avait communiqué le je ne sais quoi de la femme ce n'est plus le tissu lisse et serré des fruits verts, et ce n'est pas encore le ton chaud de la maturité, il y a de la fleur encore. Quelques jours de plus passés dans la dissolution, elle serait arrivée à l'embonpoint. Cette richesse de santé, cette perfection de l'animal chez une créature à qui la volupté tenait lieu de la pensée doit être un fait éminent aux yeux des physiologistes. Par une circonstance rare, pour ne pas dire impossible chez les très jeunes filles, ses mains, d'une incomparable noblesse, étaient molles, transparentes et blanches comme les mains d'une femme en couches de son second enfant. Elle avait exactement le pied et les cheveux si justement célèbres de la duchesse de Berri, des cheveux qu'aucune main de coiffeur ne pouvait tenir, tant ils étaient abondants, et si longs, qu'en tombant à terre ils y formaient des anneaux, car Esther possédait cette moyenne taille qui permet de faire d'une femme une sorte de joujou, de la prendre, quitter, reprendre et porter sans fatigue. Sa peau fine comme du papier de Chine et d'une chaude couleur d'ambre nuancée par des veines rouges, était luisante sans sécheresse, douce sans moiteur. Nerveuse à l'excès, mais délicate en apparence, Esther attirait soudain l'attention par un trait remarquable dans les figures que le dessin de RaphaÃl a le plus artistement coupées, car RaphaÃl est le peintre qui a le plus étudié, le mieux rendu la beauté juive. Ce trait merveilleux était produit par la profondeur de l'arcade sous laquelle l'oeil roulait comme dégagé de son cadre, et dont la courbe ressemblait par sa netteté l'arête d'une voûte. Quand la jeunesse revêt de ses teintes pures et diaphanes ce bel arc, surmonté de sourcils à racines perdues; quand la lumière en se glissant dans le sillon circulaire de dessous, y reste d'un rose clair, il y a là des trésors de tendresse à contenter un amant, des beautés désespérer la peinture. C'est le dernier effort de la nature que ces plis lumineux où l'ombre prend des teintes dorées, que ce tissu qui a la consistance d'un nerf et la flexibilité de la plus délicate membrane. L'oeil au repos est là -dedans comme un oeuf miraculeux dans un nid de brins de soie. Mais plus tard cette merveille devient d'une horrible mélancolie, quand les passions ont charbonné ces contours si déliés, quand les douleurs ont ridé ce réseau de fibrilles. L'origine d'Esther se trahissait dans cette coupe orientale de ses yeux à paupières turques, et dont la couleur était un gris d'ardoise qui contractait, aux lumières, la teinte bleue des ailes noires du corbeau. L'excessive tendresse de son regard pouvait seule en adoucir l'éclat. Il n'y a que les races venues des déserts qui possèdent dans l'oeil le pouvoir de la fascination sur tous, car une femme fascine toujours quelqu'un. Leurs yeux retiennent sans doute quelque chose de l'infini qu'ils ont contemplé. La nature, dans sa prévoyance, a-t-elle donc armé leurs rétines de quelque tapis réflecteur, pour leur permettre de soutenir le mirage des sables, les torrents du soleil et l'ardent cobalt de l'éther? ou les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu'ils en tirent! Cette grande solution du problème des races est peut-être dans la question elle-même a. Les instincts sont des faits vivants dont la cause gÃt dans une nécessité subie. Les variétés animales sont le résultat de l'exercice de ces instincts. Pour se convaincre de cette vérité tant cherchée, il suffit d'étendre aux troupeaux d'hommes l'observation récemment faite sur les troupeaux de moutons espagnols et anglais qui, dans les prairies de plaines où l'herbe abonde, paissent serrés les uns contre les autres, et se dispersent sur les montagnes où l'herbe est rare. Arrachez à leurs pays ces deux espèces de moutons, transportez-les en Suisse ou en France le mouton de montagne y paÃtra séparé, quoique dans une prairie basse et touffue; les moutons de plaine y paÃtront l'un contre l'autre, quoique sur une Alpe. Plusieurs générations réforment à peine les instincts acquis et transmis. A cent ans de distance, l'esprit de la montagne reparaÃt dans un agneau réfractaire, comme, après dix-huit cents ans de bannissement, l'Orient brillait dans les yeux et dans la figure d'Esther. Ce regard n'exerçait point de fascination terrible, il jetait une douce chaleur, il attendrissait sans étonner, et les plus dures volontés se fondaient sous sa flamme. Esther avait vaincu la haine, elle avait étonné les dépravés de Paris, enfin ce regard et la douceur de sa peau suave lui avaient mérité le surnom terrible qui venait de lui faire prendre sa mesure dans la tombe. Tout, chez elle, était en harmonie avec ces caractères de la péri des sables ardents. Elle avait le front ferme et d'un dessin fier. Son nez, comme celui des Arabes, était fin, mince, à narines ovales, bien placées, retroussées sur les bords. Sa bouche rouge et fraÃche était une rose qu'aucune flétrissure ne déparait, les orgies n'y avaient point laissé de traces. Le menton, modelé comme si quelque sculpteur amoureux en eût poli le contour, avait la blancheur du lait. Une seule chose à laquelle elle n'avait pu remédier trahissait la courtisane tombée trop bas ses ongles déchirés qui voulaient du temps pour reprendre une forme élégante, tant ils avaient été déformés par les soins les plus vulgaires du ménage. Les jeunes pensionnaires commencèrent par jalouser ces miracles de beauté, mais elles finirent par les admirer. La première semaine ne se passa point sans qu'elles se fussent attachées à la naïve Esther, car elles s'intéressèrent aux secrets malheurs d'une fille de dix-huit ans qui ne savait ni lire ni écrire, à qui toute science, toute instruction était nouvelle, et qui allait procurer à l'archevêque la gloire de la conversion d'une Juive au catholicisme, au couvent la fête de son baptême. Elles lui pardonnèrent sa beauté en se trouvant supérieures à elle par l'éducation. Esther eut bientôt pris les manières, la douceur de voix, le port et les attitudes de ces filles si distinguées; enfin elle retrouva sa nature première. Le changement devint si complet que, à sa première visite, Herrera fut surpris, lui que rien au monde ne paraissait devoir surprendre, et les supérieures le complimentèrent sur sa pupille. Ces femmes n'avaient jamais, dans leur carrière d'enseignement, rencontré naturel plus aimable, douceur plus chrétienne, modestie plus vraie, ni si grand désir d'apprendre. Lorsqu'une fille a souffert les maux qui avaient accablé la pauvre pensionnaire et qu'elle attend une récompense comme celle que l'Espagnol offrait à Esther, il est difficile qu'elle ne réalise pas ces miracles des premiers jours de l'Eglise que les Jésuites renouvelèrent au Paraguay. - Elle est édifiante, dit la supérieure en la baisant au front. Ce mot, essentiellement catholique, dit tout. Une nostalgie Pendant les récréations, Esther questionnait avec mesure ses compagnes sur les choses du monde les plus simples, et qui pour elle étaient comme les premiers étonnements de la vie pour un enfant. Quand elle sut qu'elle serait habillée de blanc le jour de son baptême et de sa première communion, qu'elle aurait un bandeau de satin blanc, des rubans blancs, des souliers blancs, des gants blancs; qu'elle serait coiffée de noeuds blancs, elle fondit en larmes au milieu de ses compagnes étonnées. C'était le contraire de la scène de Jephté sur la montagne. La courtisane eut peur d'être comprise, elle rejeta cette horrible mélancolie sur la joie que ce spectacle lui causait par avance. Comme il y a certes aussi loin des moeurs qu'elle quittait aux moeurs qu'elle prenait qu'il y a de distance entre l'état sauvage et la civilisation, elle avait la grâce et la naïveté, la profondeur, qui distinguent la merveilleuse héroïne des Puritains d'Amérique. Elle avait aussi, sans le savoir elle-même, un amour au coeur qui la rongeait, un amour étrange, un désir plus violent chez elle qui savait tout, qu'il ne l'est chez une vierge qui ne sait rien, quoique ces deux désirs eussent la même cause et la même fin. Pendant les premiers mois a, la nouveauté d'une vie recluse, les surprises de l'enseignement, les travaux qu'on lui apprenait, les pratiques de la religion, la ferveur d'une sainte résolution, la douceur des affections qu'elle inspirait, enfin l'exercice des facultés de l'intelligence réveillée, tout lui servit à comprimer ses souvenirs, même les efforts de la nouvelle mémoire qu'elle se faisait; car elle avait autant à désapprendre qu'à apprendre. Il existe en nous plusieurs mémoires; le corps, l'esprit ont chacun la leur; et la nostalgie, par exemple, est une maladie de la mémoire physique. Pendant le troisième mois, la violence de cette âme vierge, qui tendait à pleines ailes vers le paradis, fut donc, non pas domptée, mais entravée par une sourde résistance dont la cause était ignorée d'Esther elle-même. Comme les moutons d'Ecosse, elle voulait paÃtre à l'écart, elle ne pouvait vaincre les instincts développés par la débauche. Les rues boueuses de Paris qu'elle avait abjurées la rappelaient-elles? Les chaÃnes de ses horribles habitudes rompues tenaient-elles à elle par des scellements oubliés, et les sentait-elle comme, selon les médecins, les vieux soldats souffrent encore dans les membres qu'ils n'ont plus? Les vices et leurs excès avaient-ils si bien pénétré jusqu'à sa moelle que les eaux saintes n'atteignaient pas encore le démon caché là ? La vue de celui pour qui s'accomplissaient tant d'efforts angéliques était-elle nécessaire à celle à qui Dieu devait pardonner de mêler l'amour humain à l'amour sacré? L'un l'avait conduite à l'autre. Se faisait-il en elle un déplacement de la force vitale, et qui entraÃnait des souffrances nécessaires? Tout est doute et ténèbres dans une situation que la science a dédaigné d'examiner en trouvant le sujet trop immoral et trop compromettant, comme si le médecin et l'écrivain, le prêtre et le politique n'étaient pas au-dessus du soupçon. Cependant un médecin arrêté par la mort a eu le courage de commencer des études laissées incomplètes. Peut-être la noire mélancolie à laquelle Esther fut en proie, et qui obscurcissait sa vie heureuse, participait-elle de toutes ces causes; et incapable de les deviner, peut-être souffrait-elle comme souffrent les malades qui ne connaissent ni la médecine ni la chirurgie. Le fait est bizarre. Une nourriture abondante et saine substituée à une détestable nourriture inflammatoire ne sustentait pas Esther. Une vie pure et régulière, partagée en travaux modérés exprès et en récréations, mise à la place d'une vie désordonnée où les plaisirs étaient aussi horribles que les peines, cette vie brisait la jeune pensionnaire. Le repos le plus frais, les nuits calmes qui remplaçaient des fatigues écrasantes et les agitations les plus cruelles, donnaient une fièvre dont les symptômes échappaient au doigt et à l'oeil de l'infirmière. Enfin, le bien, le bonheur succédant au mal et à l'infortune, la sécurité à l'inquiétude, étaient aussi funestes à Esther que ses misères passées l'eussent été à ses jeunes compagnes. Implantée dans la corruption, elle s'y était développée. Sa patrie infernale exerçait encore son empire, malgré les ordres souverains d'une volonté absolue. Ce qu'elle haïssait était pour elle la vie a, ce qu'elle aimait la tuait. Elle avait une si ardente foi que sa piété réjouissait l'âme. Elle aimait à prier. Elle avait ouvert son âme aux clartés de la vraie religion, qu'elle recevait sans efforts, sans doutes. Le prêtre qui la dirigeait était dans le ravissement, mais chez elle le corps contrariait l'âme à tout moment. On prit des carpes à un étang bourbeux pour les mettre dans un bassin de marbre et dans de belles eaux claires, afin de satisfaire un désir de madame de Maintenon qui les nourrissait des bribes de la table royale. Les carpes dépérissaient. Les animaux peuvent être dévoués, mais l'homme ne leur communiquera jamais la lèpre de la flatterie. Un courtisan remarqua cette muette opposition dans Versailles. "Elles sont comme moi, répliqua cette reine inédite, elles regrettent leurs vases obscures." Ce mot est toute l'histoire d'Esther. Par moments, la pauvre fille était poussée à courir dans les magnifiques jardins du couvent, elle allait affairée d'arbre en arbre, elle se jetait désespérément aux coins obscurs en y cherchant, quoi? elle ne le savait pas, mais elle succombait au démon, elle coquetait avec les arbres, elle leur disait des paroles qu'elle ne prononçait point. Elle se coulait parfois le long des murs, le soir, comme une couleuvre, sans châle, les épaules nues. Souvent à la chapelle, durant les offices, elle restait les yeux fixés sur le crucifix, et chacun l'admirait, les larmes la gagnaient; mais elle pleurait de rage; au lieu des images sacrées qu'elle voulait voir, les nuits flamboyantes où elle conduisait l'orgie comme Habeneck conduit au Conservatoire une symphonie de Beethoven, ces nuits rieuses et lascives, coupées de mouvements nerveux, de rires inextinguibles, se dressaient échevelées, furieuses, brutales. Elle était au-dehors suave comme une vierge qui ne tient à la terre que par sa forme féminine, au dedans s'agitait une impériale Messaline. Elle seule était dans le secret de ce combat du démon contre l'ange; quand la supérieure la grondait d'être plus artistement coiffée que la règle ne le voulait, elle changeait sa coiffure avec une adorable et prompte obéissance, elle était prête à couper ses cheveux si sa mère le lui eût ordonné. Cette nostalgie avait une grâce touchante dans une fille qui aimait mieux périr que de retourner aux pays impurs. Elle pâlit, changea, maigrit. La supérieure modéra l'enseignement, et prit cette intéressante créature auprès d'elle pour la questionner. Esther était heureuse, elle se plaisait infiniment avec ses compagnes; elle ne se sentait attaquée en aucune partie vitale, mais sa vitalité était essentiellement attaquée. Elle ne regrettait rien, elle ne désirait rien. La supérieure, étonnée des réponses de sa pensionnaire, ne savait que penser en la voyant en proie à une langueur dévorante. Le médecin fut appelé lorsque l'état de la jeune pensionnaire parut grave, mais ce médecin ignorait la vie antérieure d'Esther et ne pouvait la soupçonner; il trouva la vie partout, la souffrance n'était nulle part. La malade répondit à renverser toutes les hypothèses. Restait une manière d'éclaircir les doutes du savant qui s'attachait à une affreuse idée Esther refusa très obstinément de se prêter à l'examen du médecin. La supérieure en appela, dans ce danger, à l'abbé Herrera. L'Espagnol vint, vit l'état désespéré d'Esther, et causa pendant un moment à l'écart avec le docteur. Après cette confidence, l'homme de science déclara à l'homme de foi que le seul remède était un voyage en Italie. L'abbé ne voulut pas que ce voyage se fit avant le baptême et la première communion d'Esther. - Combien faut-il de temps encore? demanda le médecin. - Un mois, répondit la supérieure. - Elle sera morte, répliqua le docteur. - Oui, mais en état de grâce et sauvée, dit l'abbé. La question religieuse domine en Espagne les questions politiques, civiles et vitales; le médecin ne répliqua donc rien à l'Espagnol, il se tourna vers la supérieure; mais le terrible abbé le prit alors par le bras pour l'arrêter. - Pas un mot, monsieur! dit-il. Le médecin, quoique religieux et monarchique, jeta sur Esther un regard plein de pitié tendre. Cette fille était belle comme un lis penché sur sa tige. - A la grâce de Dieu, donc! s'écria-t-il en sortant. Le jour même de cette consultation, Esther fut emmenée par son protecteur au Rocher-de-Cancale, car le désir de la sauver avait suggéré les plus étranges expédients à ce prêtre; il essaya de deux excès un excellent dÃner qui pouvait rappeler à la pauvre fille ses orgies, l'Opéra qui lui présenterait quelques images mondaines. Il fallut son écrasante autorité pour décider la jeune sainte à de telles profanations. Herrera se déguisa si complètement en militaire qu'Esther eut peine à le reconnaÃtre; il eut soin de faire prendre un voile à sa compagne, et la plaça dans une loge où elle put être cachée aux regards. Ce palliatif, sans danger pour une innocence si sérieusement reconquise, fut promptement épuisé. La pensionnaire éprouva du dégoût pour les dÃners de son protecteur, une répugnance religieuse pour le théâtre, et retomba dans sa mélancolie. - Elle meurt d'amour pour Lucien, se dit Herrera qui voulut sonder la profondeur de cette âme et savoir tout ce qu'on en pouvait exiger. Il vint donc un moment où cette pauvre fille n'était plus soutenue que par sa force morale, et où le corps allait céder. Le prêtre calcula ce moment avec l'affreuse sagacité pratique apportée autrefois par les bourreaux dans leur art de donner la question. Il trouva sa pupille au jardin, assise sur un banc, le long d'une treille que caressait le soleil d'avril; elle paraissait avoir froid et s'y réchauffer; ses camarades regardaient avec intérêt sa pâleur d'herbe flétrie, ses yeux de gazelle mourante, sa pose mélancolique. Esther se leva pour aller au devant de l'Espagnol par un mouvement qui montra combien elle avait peu de vie, et, disons-le, peu de goût pour la vie. Cette pauvre Bohémienne, cette fauve hirondelle blessée excita pour la seconde fois la pitié de Carlos Herrera. Ce sombre ministre, que Dieu ne devait employer qu'à l'accomplissement de ses vengeances, accueillit la malade par un sourire qui exprimait autant d'amertume que de douceur, autant de vengeance que de charité. Instruite à la méditation, à des retours sur elle-même depuis sa vie quasi monastique, Esther éprouva, pour la seconde fois, un sentiment de défiance à la vue de son protecteur; mais, comme à la première, elle fut aussitôt rassurée par sa parole. - Eh! bien, ma chère enfant, disait-il, pourquoi ne m'avez-vous jamais parlé de Lucien? - Je vous avais promis, répondit-elle en tressaillant de la tête aux pieds par un mouvement convulsif, je vous avais juré de ne point prononcer ce nom. - Vous n'avez cependant pas cessé de penser à lui. - Là , monsieur, est ma seule faute. A toute heure je pense à lui, et quand vous vous êtes montré, je me disais à moi-même ce nom. - L'absence vous tue? Pour toute réponse, Esther inclina la tête à la manière des malades qui sentent déjà l'air de la tombe. - Le revoir?... dit-il - Ce serait vivre, répondit-elle. - Pensez-vous à lui d'âme seulement? - Ah! monsieur, l'amour ne se partage point. - Fille de la race maudite! j'ai fait tout pour te sauver, je te rends à ta destinée tu le reverras! - Pourquoi donc injuriez-vous mon bonheur? Ne puis-je aimer Lucien et pratiquer la vertu, que j'aime autant que je l'aime? Ne suis-je pas prête à mourir ici pour elle, comme je serais prête à mourir pour lui? Ne vais-je pas expirer pour ces deux fanatismes, pour la vertu qui me rendait digne de lui, pour lui qui m'a jetée dans les bras de la vertu? Oui, prête à mourir sans le revoir, prête à vivre en le revoyant. Dieu me jugera. Ses couleurs étaient revenues, sa pâleur avait pris une teinte dorée. Esther eut encore une fois sa grâce. - Le lendemain du jour où vous vous serez lavée dans les eaux du baptême, vous reverrez Lucien, et si vous croyez pouvoir vivre vertueuse en vivant pour lui, vous ne vous séparerez plus. Le prêtre fut obligé de relever Esther, dont les genoux avaient plié. La pauvre fille était tombée comme si la terre eût manqué sous ses pieds, l'abbé l'assit sur le banc, et quand elle retrouva la parole, elle lui dit "Pourquoi pas aujourd'hui?" - Voulez-vous dérober à Monseigneur le triomphe de votre baptême et de votre conversion? Vous êtes trop près de Lucien pour n'être pas loin de Dieu. - Oui je ne pensais plus à rien l - Vous ne serez jamais d'aucune religion, dit le prêtre avec un mouvement de profonde ironie. - Dieu est bon, reprit-elle, il lit dans mon coeur. Vaincu par la délicieuse naïveté qui éclatait dans la voix, le regard, les gestes et l'attitude d'Esther, Herrera l'embrassa sur le front pour la première fois. - Les libertins t'avaient bien nommée tu séduiras Dieu le père. Encore quelques jours, il le faut, et après, vous serez libres tous deux. - Tous deux! Répéta-t-elle avec une joie extatique. Cette scène, vue à distance, frappa les pensionnaires et les supérieures, qui crurent avoir assisté à quelque opération magique, en comparant Esther à elle-même. L'enfant toute changée vivait. Elle reparut dans sa vraie nature d'amour, gentille, coquette, agaçante, gaie; enfin elle ressuscita! Beaucoup de réflexions Herrera demeurait rue Cassette, près de Saint-Sulpice, église à laquelle il s'était attaché. Cette église, d'un style dur et sec, allait à cet Espagnol dont la religion tenait de celle des Dominicains. Enfant perdu de la politique astucieuse de Ferdinand VII, il desservait la cause constitutionnelle, en sachant que ce dévouement ne pourrait jamais être récompensé qu'au rétablissement du Rey netto. Et Carlos Herrera s'était donné corps et âme à la camarilla au moment où les Cortès ne paraissaient pas devoir être renversées. Pour le monde, cette conduite annonçait une âme supérieure. L'expédition du duc d'Angoulême avait eu lieu, le roi Ferdinand régnait, et Carlos Herrera n'allait pas réclamer le prix de ses services à Madrid. Défendu contre la curiosité par un silence diplomatique, il donna pour cause à son séjour à Paris, sa vive affection pour Lucien de Rubempré, et à laquelle ce jeune homme devait déjà l'ordonnance du Roi relative à son changement de nom. Herrera vivait d'ailleurs comme vivent traditionnellement les prêtres employés à des missions secrètes, fort obscurément. Il accomplissait ses devoirs religieux à Saint-Suplice, ne sortait que pour affaires, toujours le soir et en voiture. La journée était remplie pour lui par la sieste espagnole, qui place le sommeil entre les deux repas, et prend ainsi tout le temps pendant lequel Paris est tumultueux et affairé. Le cigare espagnol jouait aussi son rôle, et consumait autant de temps que de tabac. La paresse est un masque aussi bien que la gravité, qui est encore de la paresse. Herrera demeurait dans une aile de la maison, au second étage, et Lucien occupait l'autre aile. Ces deux appartements étaient à la fois séparés et réunis par un grand appartement de réception dont la magnificence antique convenait également au grave ecclésiastique et au jeune poète. La cour de cette maison était sombre. De grands arbres touffus ombrageaient le jardin. Le silence et la discrétion se rencontrent dans les habitations choisies par les prêtres. Le logement d'Herrera sera décrit en deux mots une cellule. Celui de Lucien, brillant de luxe et muni des recherches du confort, réunissait tout ce qu'exige la vie élégante d'un dandy, poète, écrivain, ambitieux, vicieux, à la fois orgueilleux et vaniteux, plein de négligence et souhaitant l'ordre, un de ces génies incomplets qui ont quelque puissance pour désirer, pour concevoir, ce qui est peut-être la même chose, mais qui n'ont aucune force pour exécuter. A eux deux, Lucien et Herrera formaient un politique. Là sans doute était le secret de cette union. Les vieillards chez qui l'action de la vie s'est déplacée et s'est transportée dans la sphère des intérêts, sentent souvent le besoin d'une jolie machine, d'un acteur jeune et passionné pour accomplir leurs projets. Richelieu chercha trop tard une belle et blanche figure à moustaches pour la jeter aux femmes qu'il devait amuser. Incompris par de jeunes étourdis, il fut obligé de bannir la mère de son maÃtre et d'épouvanter la reine, après avoir essayé de se faire aimer de l'une et de l'autre, sans être de taille à plaire à des reines. Quoi qu'on fasse, il faut toujours, dans une vie ambitieuse, se heurter contre une femme au moment où l'on s'attend le moins à pareille rencontre. Quelque puissant que soit un grand politique, il lui faut une femme à opposer à la femme, de même que les Hollandais usent le diamant par le diamant. Rome, au moment de sa puissance, obéissait à cette nécessité. Voyez aussi comme la vie de Mazarin, cardinal italien, fut autrement dominatrice que celle de Richelieu, cardinal français? Richelieu trouve une opposition chez les grands seigneurs, il y met la hache; il meurt à la fleur de son pouvoir, usé par ce duel où il n'avait qu'un capucin pour second. Mazarin est repoussé par la Bourgeoisie et par la Noblesse réunies, armées, parfois victorieuses, et qui font fuir la royauté; mais le serviteur d'Anne d'Autriche n'ôte la tête à personne, sait vaincre la France entière et forme Louis XIV, qui acheva l'oeuvre de Richelieu en étranglant la Noblesse avec des lacets dorés dans le grand sérail de Versailles. Madame de Pompadour morte, Choiseul est perdu. Herrera s'était-il pénétré de ces hautes doctrines? S'était-il rendu justice à lui-même plus tôt que ne l'avait fait Richelieu? Avait-il choisi dans Lucien un Cinq-Mars, mais un Cinq-Mars fidèle? Personne ne pouvait répondre à ces questions ni mesurer l'ambition de cet Espagnol comme on ne pouvait prévoir quelle serait sa fin. Ces questions faites par ceux qui purent jeter un regard sur cette union, pendant longtemps secrète, tendaient à percer un mystère horrible que Lucien ne connaissait que depuis quelques jours. Carlos était ambitieux pour deux, voilà ce que sa conduite démontrait aux personnages qui le connaissaient, et qui tous croyaient que Lucien était l'enfant naturel de ce prêtre. Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin. Il mangeait en ville. Les Prévisions d'Herera s'étaient réalisées la dissipation s'était emparée de son élève, mais il avait jugé nécessaire de faire diversion à l'amour insensé que ce jeune homme gardait au coeur pour Esther. Après avoir dépensé quarante mille francs environ, chaque folie avait ramené Lucien plus vivement à la Torpille, il la cherchait avec obstination; et, ne la trouvant pas, elle devenait pour lui ce qu'est le gibier pour le chasseur. Herrera pouvait-il connaÃtre la nature de l'amour d'un poète? Une fois que ce sentiment a gagné chez un de ces grands petits hommes la tête, comme il a embrasé le coeur et pénétré les sens, ce poète devient aussi supérieur à l'humanité par l'amour qu'il l'est par la puissance de sa fantaisie. Devant à un caprice de la génération intellectuelle la faculté rare d'exprimer la nature par des images où il empreint à la fois le sentiment et l'idée, il donne à son amour les ailes de son esprit - il sent et il peint, il agit et médite, il multiplie ses sensations par la pensée, il triple la félicité présente par l'aspiration de l'avenir et par les souvenances du passé; il y mêle les exquises jouissances d'âme qui le rendent le prince des artistes. La passion d'un poète devient alors un grand poème où souvent les proportions humaines sont dépassées. Le poète ne met-il pas alors sa maÃtresse beaucoup plus haut que les femmes ne veulent être logées? Il change, comme le sublime chevalier de la Manche, une fille des champs en princesse. Il use pour lui-même de la baguette avec laquelle il touche toute chose pour la faire merveilleuse, et il grandit ainsi les voluptés par l'adorable monde de l'idéal. Aussi cet amour est-il un modèle de passion il est excessif en tout, dans ses espérances, dans ses désespoirs, dans ses colères, dans ses mélancolies, dans ses joies; il vole, il bondit, il rampe, il ne ressemble à aucune des agitations qu'éprouve le commun des hommes; il est à l'amour bourgeois ce qu'est l'éternel torrent des Alpes aux ruisseaux des plaines. Ces beaux génies sont si rarement compris qu'ils se dépensent en faux espoirs, ils se consument à la recherche de leurs idéales maÃtresses, ils meurent presque toujours comme de beaux insectes parés à plaisir pour les fêtes de l'amour par la plus poétique des natures et qui sont écrasés vierges sous le pied d'un passant; mais, autre danger! lorsqu'ils rencontrent la forme qui répond à leur esprit et qui souvent est une boulangère, ils font comme RaphaÃl, ils font comme le bel insecte ils meurent auprès de la Fornarina. Lucien en était là . Sa nature poétique, nécessairement extrême en tout, en bien comme en mal, avait deviné l'ange dans la fille, plutôt frottée de corruption que corrompue il la voyait toujours blanche, ailée, pure et mystérieuse, comme elle s'était faite pour lui, devinant qu'il la voulait ainsi. Un ami Vers la fin du mois de mai 1825, Lucien avait perdu toute sa vivacité; il ne sortait plus, dÃnait avec Herrera, demeurait pensif, travaillait, lisait la collection des traités diplomatiques, restait assis à la turque sur un divan et fumait trois ou quatre houka par jour. Son groom était plus occupé à nettoyer les tuyaux de ce bel instrument et à les parfumer, qu'à lisser le poil des chevaux et à les harnacher de roses pour les courses au Bois. Le jour où l'Espagnol vit le front de Lucien pâli, où il aperçut les traces de la maladie dans les folies de l'amour comprimé, il voulut aller au fond de ce coeur d'homme sur lequel il avait assis sa vie. Par une belle soirée où Lucien, assis dans un fauteuil, contemplait machinalement le coucher du soleil à travers les arbres du jardin, en y jetant le voile de sa fumée de parfums par des souffles égaux et prolongés, comme font les fumeurs préoccupés, il fut tiré de sa rêverie par un profond soupir. Il se retourna et vit l'abbé debout, les bras croisés. - Tu étais là ! dit le poète. - Depuis longtemps, répondit le prêtre, mes pensées ont suivi l'étendue des tiennes... Lucien comprit ce mot. - Je ne me suis jamais donné pour une nature de bronze comme est la tienne. La vie est pour moi tour à tour un paradis et un enfer; mais quand, par hasard, elle n'est ni l'un ni l'autre, elle m'ennuie, et je m'ennuie... - Comment peut-on s'ennuyer quand on a tant de magnifiques espérances devant soi... - Quand on ne croit pas à ces espérances, ou quand elles sont trop voilées... - Pas de bêtises!... dit le prêtre. Il est bien plus digne de toi et de moi de m'ouvrir ton coeur. Il y a entre nous ce qu'il ne devait jamais y avoir un secret! Ce secret dure depuis seize mois. Tu aimes une femme. - Après... - Une fille immonde, nommée la Torpille... - Eh! bien? - Mon enfant, je t'avais permis de prendre une maÃtresse, mais une femme de la cour, jeune, belle, influente, au moins comtesse. Je t'avais choisi madame d'Espard, afin d'en faire sans scrupule un instrument de fortune; car elle ne t'aurait jamais perverti le coeur, elle te l'aurait laissé libre... Aimer une prostituée de la dernière espèce, quand on n'a pas, comme les rois, le pouvoir de l'anoblir, est une faute énorme. - Suis-je le premier qui ait renoncé à l'ambition pour suivre la pente d'un amour effréné? - Bon! fit le prêtre en ramassant le bochettino du houka que Lucien avait laissé tomber par terre et le lui rendant, je comprends l'épigramme. Ne peut-on réunir l'ambition et l'amour? Enfant, tu as dans le vieil Herrera une mère dont le dévouement est absolu... - Je le sais, mon vieux, dit Lucien en lui prenant la main et en la lui secouant. - Tu as voulu les joujoux de la richesse, tu les as. Tu veux briller, je te dirige dans la voie du pouvoir, je baise des mains bien sales pour te faire avancer, et tu avanceras. Encore quelque temps, il ne te manquera rien de ce qui plaÃt aux hommes et aux femmes. Efféminé par tes caprices tu es viril par ton esprit j'ai tout conçu de toi, je te pardonne tout. Tu n'as qu'à parler pour satisfaire tes passions d'un jour. J'ai agrandi ta vie en y mettant ce qui la fait adorer par le plus grand nombre, le cachet de la politique et de la domination. Tu seras aussi grand que tu es petit; mais il ne faut pas briser le balancier avec lequel nous battons monnaie. Je te permets tout, moins les fautes qui tueraient ton avenir. Quand je t'ouvre les salons du faubourg Saint-Germain, je te défends de te vautrer dans les ruisseaux! Lucien! je serai comme une barre de fer dans ton intérêt, je souffrirai tout de toi, pour toi. Ainsi donc, j'ai converti ton manque de touche au jeu de la vie en une finesse de joueur habile... Lucien leva la tête par un mouvement d'une brusquerie furieuse. - J'ai enlevé la Torpille! - Toi? s'écria Lucien. Dans un accès de rage animale, le poète se leva, jeta le bochettino d'or et de pierreries à la face du prêtre, qu'il poussa assez violemment pour renverser cet athlète. - Moi, dit l'Espagnol en se relevant et en gardant sa gravité terrible. La perruque noire était tombée. Un crâne poli comme une tête de mort rendit à cet homme sa vraie physionomie; elle était épouvantable. Lucien resta sur son divan, les bras pendants, accablé, regardant l'abbé d'un air stupide, - Je l'ai enlevée, reprit le prêtre, - Qu'en as-tu fait? Tu l'as enlevée le lendemain du bal masqué... - Oui, le lendemain du jour où j'ai vu insulter un être qui t'appartenait par des drôles à qui je ne voudrais pas donner mon pied dans... - Des drôles, dit Lucien en l'interrompant, dis des monstres, auprès de qui ceux que l'on guillotine sont des anges. Sais-tu ce que la pauvre Torpille a fait pour trois d'entre eux? Il y en a un qui a été, pendant deux mois, son amant elle était pauvre et cherchait son pain dans le ruisseau; lui n'avait pas le sou, il était comme moi, quand tu m'as rencontré, bien près de la rivière; mon gars se relevait la nuit, il allait à l'armoire où étaient les restes du dÃner de cette fille, et il les mangeait elle a fini par découvrir ce manège; elle a compris cette honte, elle a eu soin de laisser beaucoup de restes, elle était bien heureuse; elle n'a dit cela qu'à moi, dans son fiacre, au retour de l'Opéra. Le second avait volé, mais avant qu'on ne pût s'apercevoir du vol, elle a pu lui prêter la somme qu'il a pu restituer et qu'il a toujours oublié de rendre à cette pauvre enfant. Quant au troisième, elle a fait sa fortune en jouant une comédie où éclate le génie de Figaro; elle a passé pour sa femme et s'est faite la maÃtresse d'un homme tout-puissant qui la croyait la plus candide des bourgeoises. A l'un la vie, à l'autre l'honneur, au dernier la fortune, qui est aujourd'hui tout cela! Et voilà comme elle a été récompensée par eux. - Veux-tu qu'ils meurent? dit Herrera qui avait une larme dans les yeux. - Allons, te voilà bien! je te connais... - Non, apprends tout, poète rageur, dit le prêtre, la Torpille n'existe plus... Lucien s'élança sur Herrera si vigoureusement pour le prendre à la gorge, que tout autre homme eût été renversé; mais le bras de l'Espagnol maintint le poète. - Ecoute donc, dit-il froidement. J'en ai fait une femme chaste, pure, bien élevée, religieuse, une femme comme il faut; elle est dans le chemin de l'instruction. Elle peut, elle doit devenir, sous l'empire de ton amour, une Ninon, une Marion de Lorme, une Dubarry, comme le disait ce journaliste à l'Opéra. Tu l'avoueras pour ta maÃtresse ou tu resteras derrière le rideau de ta création, ce qui sera plus sage! L'un ou l'autre parti t'apportera profit et orgueil, plaisir et progrès; mais si tu es aussi grand politique que grand poète, Esther ne sera qu'une fille pour toi, car plus tard elle nous tirera peut-être d'affaire, elle vaut son pesant d'or. Bois, mais ne te grise pas. Si je n'avais pas pris les rênes de ta passion, où en serais-tu aujourd'hui? Tu aurais roulé avec la Torpille dans la fange des misères d'où je t'ai tiré. Tiens, lis, dit Herrera aussi simplement que Talma dans Manlius qu'il n'avait jamais vu. Un papier tomba sur les genoux du poète, et le tira de l'extatique surprise où l'avait plongé cette terrifiante réponse, il le prit et lut la première lettre écrite par mademoiselle Esther. "A monsieur l'abbé Carlos Herrera. Mon cher protecteur, ne croirez-vous pas que chez moi la reconnaissance passe avant l'amour, en voyant que c'est à vous rendre grâce que j'emploie, pour la première fois, la faculté d'exprimer mes pensées, au lieu de la consacrer à peindre un amour que Lucien a peut-être oublié? Mais je vous dirai à vous, homme divin, ce que je n'oserais lui dire à lui, qui, pour mon bonheur, tient encore à la terre. La cérémonie d'hier a versé les trésors de la grâce en moi, je remets donc ma destinée en vos mains. Dussé-je mourir en restant loin de mon bien-aimé, je mourrai purifiée comme la Madeleine, et mon âme deviendra pour lui la rivale de son ange gardien. Oublierai-je jamais la fête d'hier? Comment vouloir abdiquer le trône glorieux où je suis montée? Hier, j'ai lavé toutes mes souillures dans l'eau du baptême, et j'ai reçu le corps sacré de notre Sauveur; je suis devenue l'un de ses tabernacles. En ce moment, j'ai entendu les chants des anges, je n'étais plus une femme, je naissais à une vie de lumière, au milieu des acclamations de la terre, admirée par le monde, dans un nuage d'encens et de prières qui enivrait, et parée comme une vierge pour un époux céleste. En me trouvant, ce que je n'espérais jamais, digne de Lucien, j'ai abjuré tout amour impur, et ne veux pas marcher dans d'autres voies que celles de la vertu. Si mon corps est plus faible que mon âme, qu'il périsse. Soyez l'arbitre de ma destinée, et, si je meurs, dites à Lucien que je suis morte pour lui en naissant à Dieu. Ce dimanche soir." Lucien leva sur l'abbé ses yeux mouillés de larmes. - Tu connais l'appartement de la grosse Caroline Bellefeuille, rue Taitbout, reprit l'Espagnol. Cette fille, abandonnée par son magistrat, était dans un effroyable besoin, elle allait être saisie; j'ai fait acheter son domicile en bloc, elle en est sortie avec ses nippes. Esther, cet ange qui voulait monter au ciel, y est descendue et t'attend. En ce moment, Lucien entendit dans la cour ses chevaux qui piaffaient, il n'eut pas la force d'exprimer son admiration pour un dévouement que lui seul pouvait apprécier; il se jeta dans les bras de l'homme qu'il avait outragé, répara tout par un seul regard et par la muette effusion de ses sentiments; puis il franchit les escaliers, jeta l'adresse d'Esther à l'oreille de son tigre, et les chevaux partirent comme si la passion de leur maÃtre eût animé leurs jambes. Où l'on apprend qu'il n'y avait pas de prêtre dans l'abbé Herrera Le lendemain, un homme, qu'à son habillement les passants pouvaient prendre pour un gendarme déguisé, se promenait rue Taitbout, en face d'une maison, comme s'il attendait la sortie de quelqu'un; son pas était celui des hommes agités. Vous rencontrerez souvent, dans Paris, de ces promeneurs passionnés, vrais gendarmes qui guettent un garde national réfractaire, des recors qui prennent leurs mesures pour une arrestation, des créanciers méditant une avanie à leur débiteur qui s'est claquemuré, des amants ou des maris jaloux et soupçonneux, des amis en faction pour compte d'amis; mais vous rencontrerez bien rarement une face éclairée par les sauvages et rudes pensées qui animaient celle du sombre athlète allant et venant sous les fenêtres de mademoiselle Esther avec la songeuse précipitation d'un ours en cage. A midi, une croisée s'ouvrit pour laisser passer la main d'une femme de chambre qui en poussa les volets rembourrés de coussins. Quelques instants après, Esther en déshabillé vint respirer l'air, elle s'appuyait sur Lucien; qui les eût vus, les aurait pris pour l'original d'une suave vignette anglaise. Esther aperçut tout d'abord les yeux de basilic du prêtre espagnol, et. la pauvre créature, atteinte comme d'une balle, jeta un cri d'effroi. - Voilà le terrible prêtre, dit-elle en le montrant à Lucien. - Luit dit-il en souriant, il n'est pas plus prêtre que toi... - Qu'est-il donc alors? dit-elle effrayée. - Eh! c'est un vieux Lascar qui ne croit qu'au diable, dit Lucien. Saisie par un être moins dévoué qu'Esther, cette lueur jetée sur les secrets du faux prêtre aurait pu perdre à jamais Lucien. En allant de la fenêtre de leur chambre à coucher dans la salle à manger où leur déjeuner venait d'être servi, les deux amants rencontrèrent Carlos Herrera. - Que viens-tu faire ici? lui dit brusquement Lucien. - Vous bénir, répondit cet audacieux personnage en arrêtant le couple et le forçant à rester dans le petit salon de l'appartement. Ecoutez-moi, mes amours? Amusez-vous, soyez heureux, c'est très bien. Le bonheur à tout prix, voilà ma doctrine. Mais toi, dit-il à Esther, toi que j'ai tirée de la boue et que j'ai savonnée, âme et corps, tu n'as pas la prétention de te mettre en travers sur le chemin de Lucien?... Quant à toi, mon petit, reprit-il après une pause en regardant Lucien, tu n'es plus assez poète pour te laisser aller à une nouvelle Coralie. Nous faisons de la prose. Que peut devenir l'amant d'Esther? Rien. Esther peut-elle être madame de Rubempré? Non. Eh! bien, le monde, ma petite, dit-il en mettant sa main dans celle d'Esther qui frissonna comme si quelque serpent l'eût enveloppée, le monde doit ignorer que vous vivez; le monde doit surtout ignorer qu'une mademoiselle Esther aime Lucien, et que Lucien est épris d'elle... Cet appartement sera votre prison, ma petite. Si vous voulez sortir, et votre santé l'exigera, vous vous promènerez pendant la nuit, aux heures où vous ne pourrez point être vue; car votre beauté, votre jeunesse et la distinction que vous avez acquise au couvent seraient trop promptement remarquées dans Paris. Le jour où qui que ce soit au monde, dit-il avec un terrible accent accompagné d'un plus terrible regard, saurait que Lucien est votre amant ou que vous êtes sa maÃtresse, ce jour serait l'avant-dernier de vos jours. On a obtenu à ce cadet-là une ordonnance qui lui a permis de porter le nom et les armes de ses ancêtres maternels. Mais ce n'est pas tout! le titre de marquis ne nous a pas été rendu; et, pour le reprendre, il doit épouser une fille de bonne maison en faveur de qui le Roi nous fera cette grâce. Cette alliance mettra Lucien dans le monde de la Cour. Cet enfant, de qui j'ai su faire un homme, deviendra d'abord secrétaire d'ambassade; plus tard, il sera ministre dans quelque petite cour d'Allemagne, et, Dieu ou moi ce qui vaut mieux aidant, il ira s'asseoir quelque jour sur les bancs de la pairie... - Ou sur les bancs... dit Lucien en interrompant cet homme. - Tais-toi, s'écria Carlos en couvrant avec sa large main la bouche de Lucien. Un pareil secret à une femme!... lui souffla-t-il dans l'oreille. - Esther, une femme?... s'écria l'auteur des Marguerites. - Encore des sonnets! dit l'Espagnol, ou des sornettes. Tous ces anges-là redeviennent femmes, tôt ou tard; or, la femme a toujours des moments où elle est à la fois singe et enfant! deux êtres qui nous tuent en voulant rire. - Esther, mon bijou, dit-il à la jeune pensionnaire épouvantée, je vous ai trouvé pour femme de chambre une créature qui m'appartient comme si elle était ma fille. Vous aurez pour cuisinière une mulâtresse, ce qui donne un fier ton à une maison. Avec Europe et Asie, vous pourrez vivre ici pour un billet de mille francs par mois, tout compris, comme une reine... de théâtre. Europe a été couturière, modiste et comparse, Asie a servi un milord gourmand. Ces deux créatures seront pour vous comme deux fées. En voyant Lucien très petit garçon devant cet être, coupable au moins d'un sacrilège et d'un faux, cette femme, sacrée par son amour, sentit alors au fond de son coeur une terreur profonde. Sans répondre, elle entraÃna Lucien dans la chambre où elle lui dit "Est-ce le diable?" - C'est bien pis... pour moi! reprit-il vivement. Mais, si tu m'aimes, tâche d'imiter le dévouement de cet homme, et obéis-lui sous peine de mort... - De mort?... dit-elle encore plus effrayée, - De mort, répéta Lucien. Hélas! ma petite biche, aucune mort ne saurait se comparer à celle qui m'atteindrait, si... Esther pâlit en entendant ces paroles et se sentit défaillir. - Eh! bien? leur cria ce faussaire sacrilège, vous n'avez donc pas encore effeuillé toutes vos marguerites? Esther et Lucien reparurent, et la pauvre fille dit, sans oser regarder l'homme mystérieux "Vous serez obéi comme on obéit à Dieu, monsieur." - Bien! Répondit-il, vous pourrez être, pendant quelque temps, très heureuse, et... vous n'aurez que des toilettes de chambre et de nuit à faire, ce sera très économique. Deux fameux chiens de garde Et les deux amants se dirigèrent vers la salle à manger; mais le protecteur de Lucien fit un geste pour arrêter le joli couple, qui s'arrêta. - Je viens de vous parler de vos gens, mon enfant, dit-il à Esther, je dois vous les présenter. L'Espagnol sonna deux fois. Les deux femmes, qu'il nommait Europe et Asie, apparurent, et il fut facile de voir la cause de ces surnoms. Asie, qui paraissait être née à l'Ãle de Java, offrait au regard, pour l'épouvanter, ce visage cuivré particulier aux Malais, plat comme une planche, et où le nez semble avoir été rentré par une compression violente. L'étrange disposition des os maxillaires donnait au bas de cette figure une ressemblance avec la face des singes de la grande espèce. Le front, quoique déprimé, ne manquait pas d'une intelligence produite par l'habitude de la ruse. Deux petits yeux ardents conservaient le calme de ceux des tigres, mais ils ne regardaient point en face. Asie semblait avoir peur d'épouvanter son monde. Les lèvres, d'un bleu pâle, laissaient passer des dents d'une blancheur éblouissante, mais entrecroisées. L'expression générale de cette physionomie animale était la lâcheté. Les cheveux, luisants et gras, comme la peau du visage, bordaient de deux bandes noires un foulard très riche. Les oreilles, excessivement jolies, avaient deux grosses perles brunes pour ornement. Petite, courte, ramassée, Asie ressemblait à ces créations falotes que se permettent les Chinois sur leurs écrans, ou plus exactement, à ces idoles hindoues dont le type ne paraÃt pas devoir exister, mais que les voyageurs finissent par trouver. En voyant ce monstre, paré d'un tablier blanc sur une robe de stoff, Esther eut le frisson. - Asie! dit l'Espagnol vers qui cette femme leva la tête par un mouvement qui n'est comparable qu'à celui du chien regardant son maÃtre, voilà votre maÃtresse... Et il montra du doigt Esther en peignoir. Asie regarda cette jeune fée avec une expression quasi douloureuse; mais en même temps une lueur étouffée entre ses petits cils pressés partit comme la flammèche d'un incendie sur Lucien qui, vêtu d'une magnifique robe de chambre ouverte, d'une chemise en toile de Frise et d'un pantalon rouge, un bonnet turc sur sa tête d'où ses cheveux blonds sortaient en grosses boucles, offrait une image divine. Le génie italien peut inventer de raconter Othello, le génie anglais peut le mettre en scène; mais la nature seule a le droit d'être dans un seul regard plus magnifique et plus complète que l'Angleterre et l'Italie dans l'expression de la jalousie. Ce regard, surpris par Esther, lui fit saisir l'Espagnol par le bras et y imprimer ses ongles comme eût fait un chat qui se retient pour ne pas tomber dans un précipice où il ne voit pas de fond. L'Espagnol dit alors trois ou quatre mots d'une langue inconnue à ce monstre asiatique, qui vint s'agenouiller en rampant aux pieds d'Esther, et les lui baisa. - C'est, dit l'Espagnol à Esther, non pas une cuisinière, mais un cuisinier qui rendrait Carême fou de jalousie. Asie sait tout faire en cuisine. Elle vous accommodera un simple plat de haricots à vous mettre en doute si les anges ne sont pas descendus pour y ajouter des herbes du ciel. Elle ira tous les matins à la Halle elle-même, et se battra comme un démon qu'elle est, afin d'avoir les choses au plus juste prix; elle lassera les curieux par sa discrétion. Comme vous passerez pour être allée aux Indes, Asie vous aidera beaucoup à rendre cette fable possible, car c'est une de ces Parisiennes qui naissent pour être du pays d'où elles veulent être. Mais mon avis n'est pas que vous soyez étrangère... - Europe, qu'en dis-tu?... Europe formait un contraste parfait avec Asie, car elle était la soubrette la plus gentille que jamais Monrose ait pu souhaiter pour adversaire sur le théâtre. Svelte, en apparence étourdie, au minois de belette, le nez en vrille, Europe offrait à l'observation une figure fatiguée par les corruptions parisiennes, la blafarde figure d'une fille nourrie de pommes crues, lymphatique et fibreuse, molle et tenace. Son petit pied en avant, les mains dans les poches de son tablier, elle frétillait tout en restant immobile, tant elle avait d'animation. A la fois grisette et figurante, elle devait, malgré sa jeunesse, avoir déjà fait bien des métiers. Perverse comme toutes les Madelonnettes ensemble, elle pouvait avoir volé ses parents et frôlé les bancs de la Police correctionnelle. Asie inspirait une grande épouvante; mais on la connaissait tout entière en un moment, elle descendait en ligne droite de Locuste; tandis qu'Europe inspirait une inquiétude qui ne pouvait que grandir à mesure qu'on se servait d'elle; sa corruption semblait ne pas avoir de bornes; elle devait, comme dit le peuple, savoir faire battre des montagnes. - Madame pourrait être de Valenciennes, dit Europe d'un petit ton sec, j'en suis. Monsieur, dit-elle à Lucien d'un air pédant, veut-il nous apprendre le nom qu'il compte donner à madame? - Madame Van Bogseck, répondit l'Espagnol en retournant aussitôt le nom d'Esther. Madame est une Juive originaire de Hollande, veuve d'un négociant et malade d'une maladie de foie rapportée de Java... Pas grande fortune, afin de ne pas exciter la curiosité. - De quoi vivre, six mille francs de rente, et nous nous plaindrons de ses lésineries, dit Europe. - C'est cela, fit l'Espagnol en inclinant la tête. Satanées farceuses! Reprit-il d'un son de voix terrible en surprenant en Asie et en Europe des regards qui lui déplurent, vous savez ce que je vous ai dit? Vous servez une reine, vous lui devez le respect qu'on doit à une reine, vous lui serez dévouées autant qu'à moi. Ni le portier, ni les voisins, ni les locataires, enfin personne au monde ne doit savoir ce qui se passe ici. C'est à vous à déjouer toutes les curiosités, s'il s'en éveille. Et madame, ajouta-t-il en mettant sa large main velue sur le bras d'Esther, madame ne doit pas commettre la plus légère imprudence, vous l'en empêcheriez au besoin, mais... toujours respectueusement. Europe, c'est vous qui serez en relation avec le dehors pour la toilette de madame, et vous y travaillerez afin d'aller à l'économie. Enfin, que personne, pas même les gens les plus insignifiants, ne mette les pieds dans l'appartement. A vous deux, il faut savoir y tout faire. - Ma petite belle, dit-il à Esther, quand vous voudrez sortir le soir en voiture, vous le direz à Europe, elle sait où aller chercher vos gens, car vous aurez un chasseur, et de ma façon, comme ces deux esclaves. Esther et Lucien ne trouvaient pas un mot à dire, ils écoutaient l'Espagnol et regardaient les deux sujets précieux auxquels il donnait ses ordres. A quel secret devaient-ils la soumission, le dévouement écrits sur ces deux visages, l'un si méchamment mutin, l'autre si profondément cruel? Il devina les pensées d'Esther et de Lucien, qui paraissaient engourdis comme l'eussent été Paul et Virginie à l'aspect de deux horribles serpents, et il leur dit de sa bonne voix à l'oreille "Vous pouvez compter sur elles comme sur moi même; n'ayez aucun secret pour elles, ça les flattera. - Va servir, ma petite Asie, dit-il à la cuisinière; et toi, ma mignonne, mets un couvert, dit-il à Europe, c'est bien le moins que ces enfants donnent à déjeuner à papa." Quand les deux femmes eurent fermé la porte, et que l'Espagnol entendit Europe allant et venant, il dit à Lucien et à la jeune fille, en ouvrant sa large main "Je les tiens!" Mot et geste qui faisaient frémir. - Où donc les as-tu trouvées? s'écria Lucien. - Eh! parbleu, répondit cet homme, je ne les ai pas cherchées au pied des trônes! Europe sort de la boue et a peur d'y entrer... Menacez-les de monsieur l'abbé quand elles ne vous satisferont pas, et vous les verrez tremblant comme des souris à qui l'on parle d'un chat. Je suis un dompteur de bêtes féroces, ajouta-t-il en souriant. - Vous me faites l'effet du démon! s'écria gracieusement Esther en se serrant contre Lucien. - Mon enfant, j'ai tenté de vous donner au ciel; mais la fille repentie sera toujours une mystification pour l'Eglise s'il s'en trouvait une, elle redeviendrait courtisane dans le Paradis... Vous y avez gagné de vous faire oublier et de ressembler à une femme comme il faut; car vous avez appris là -bas ce que vous n'auriez jamais pu savoir dans la sphère infâme où vous viviez... Vous ne me devez rien, fit-il en voyant une délicieuse expression de reconnaissance sur la figure d'Esther, j'ai tout fait pour lui... Et il montra Lucien... Vous êtes fille, vous resterez fille, vous mourrez fille; car, malgré les séduisantes théories des éleveurs de bêtes, on ne peut devenir ici-bas que ce qu'on est. L'homme aux bosses a raison. Vous avez la bosse de l'amour. L'Espagnol était, comme on le voit, fataliste, ainsi que Napoléon, Mahomet et beaucoup de grands politiques. Chose étrange, presque tous les hommes d'action inclinent à la Fatalité, de même que la plupart des penseurs inclinent à la Providence. - Je ne sais pas ce que je suis, répondit Esther avec une douceur d'ange; mais j'aime Lucien, et je mourrai l'adorant. - Venez déjeuner, dit brusquement l'Espagnol, et priez Dieu que Lucien ne se marie pas promptement, car alors vous ne le reverriez plus. - Son mariage serait ma mort, dit-elle. Elle laissa passer ce faux prêtre le premier afin de pouvoir se hausser jusqu'à l'oreille de Lucien, sans être vue. - Est-ce ta volonté, dit-elle, que je reste sous la puissance de cet homme qui me fait garder par ces deux hyènes? Lucien inclina la tête. La pauvre fille réprima sa tristesse et parut joyeuse; mais elle fut horriblement oppressée. Il fallut plus d'un an de soins constants et dévoués pour qu'elle s'habituât ces deux terribles créatures, que Carlos Herrera nommait les deux chiens de garde. Chapitre ennuyeux car il explique quatre ans de bonheur La conduite de Lucien, depuis son retour à Paris, fut marquée au coin d'une politique si profonde qu'il devait exciter et qu'il excita la jalousie de tous ses anciens amis, envers lesquels il n'exerça pas d'autre vengeance que de les faire enrager par ses succès, par sa tenue irréprochable, et par sa façon de laisser les gens à distance. Ce poète si communicatif, si expansif, devint froid et réservé. De Marsay, ce type adopté par la jeunesse parisienne, n'apportait pas dans ses discours ou dans ses actions plus de mesure que n'en avait Lucien. Quant à de l'esprit, le journaliste avait jadis fait ses preuves. De Marsay, à qui bien des gens opposaient Lucien avec complaisance en donnant la préférence au poète, eut la petitesse de s'en taquiner. Lucien, très en faveur auprès des hommes qui exerçaient le pouvoir, abandonna si bien toute pensée de gloire littéraire, qu'il fut insensible au succès de son roman, republié sous son vrai titre de l'Archer de Charles IX, et au bruit que fit son recueil de sonnets intitulé les Marguerites vendu par Dauriat en une semaine. - C'est un succès posthume, répondit-il en riant à mademoiselle des Touches qui le complimentait. Le terrible Espagnol maintenait sa créature avec un bras de fer dans la ligne au bout de laquelle les fanfares et les profits de la victoire attendent le politique patient. Lucien avait pris l'appartement de garçon de Beaudenord, sur le quai Malaquais, afin de se rapprocher de la rue Taitbout, et son conseil s'était logé dans trois chambres de la même maison, au quatrième étage. Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. Quand il ne dÃnait pas en ville, il dÃnait chez Esther. Carlos Herrera surveillait si bien les gens au quai Malaquais, que Lucien ne dépensait pas en tout dix mille francs par an. Dix mille francs suffisaient à Esther, grâce au dévouement constant, inexplicable d'Europe et d'Asie. Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture. Aussi, sa passion pour Esther et l'existence du ménage de la rue Taithout, entièrement inconnues dans le monde, ne nuisirent-elles aucune de ses entreprises ou de ses relations; jamais un mot indiscret ne lui échappa sur ce sujet délicat. Ses fautes en ce genre avec Coralie, lors de son premier séjour à Paris, lui avaient donné de l'expérience. Sa vie offrit d'abord cette régularité de bon ton sous laquelle on peut cacher bien des mystères il restait dans le inonde tous les soirs jusqu'à une heure du matin; on le trouvait chez lui de dix heures à une heure après-midi; puis il allait au bois de Boulogne et faisait des visites jusqu'à cinq heures. On le voyait rarement à pied, il évitait ainsi ses anciennes connaissances. Quand il fut salué par quelque journaliste ou par quelqu'un de ses anciens camarades, il répondit d'abord par une inclination de tête assez polie pour qu'il fût impossible de se fâcher, mais où perçait un dédain profond qui tuait la familiarité française. Il se débarrassa promptement ainsi des gens qu'il ne voulait plus avoir connus. Une vieille haine l'empêchait d'aller chez madame d'Espard, qui, plusieurs fois, avait voulu l'avoir chez elle; s'il la rencontrait chez la duchesse de Maufrigneuse ou chez mademoiselle des Touches, chez la comtesse de Montcornet, ou ailleurs, il se montrait d'une exquise politesse avec elle. Cette haine, égale chez madame d'Espard, obligeait Lucien à user de prudence, car on verra comment il l'avait avivée en se permettant une vengeance qui, d'ailleurs, lui valut une forte semonce de Carlos Herrera. - Tu n'es pas encore assez puissant pour te venger de qui que ce soit, lui avait dit l'Espagnol. Quand on est en route, par un ardent soleil, on ne s'arrête pas pour cueillir la plus belle fleur... Il y avait trop d'avenir et trop de supériorité vraie chez Lucien pour que les jeunes gens, que son retour à Paris et sa fortune inexplicable offusquaient ou froissaient, ne fussent pas enchantés de lui jouer un mauvais tour. Lucien, qui se savait beaucoup d'ennemis, n'ignorait pas ces mauvaises dispositions chez ses amis. Aussi l'abbé mettait-il admirablement son fils adoptif en garde contre les traÃtrises du monde, contre les imprudences si fatales à la jeunesse. Lucien devait raconter et racontait tous les soirs à l'abbé les plus petits événements de la journée. Grâce aux conseils de ce mentor, il déjouait la curiosité la plus habile, celle du monde. Gardé par un sérieux anglais, fortifié par les redoutes qu'élève la circonspection des diplomates, il ne laissait à personne le droit ou l'occasion de jeter l'oeil sur ses affaires. Sa jeune et belle figure avait fini par être, dans le monde, impassible comme une figure de princesse en cérémonie. Vers le milieu de l'année 1829, il fut question de son mariage avec la fille aÃnée de la duchesse de Grandlieu, qui n'avait alors pas moins de quatre filles à établir. Personne ne mettait en doute que le Roi ne fÃt, à propos de cette alliance, la faveur de rendre à Lucien le titre de marquis. Ce mariage allait décider la fortune politique de Lucien, qui probablement serait nommé ministre auprès d'une cour d'Allemagne. Depuis trois ans surtout, la vie de Lucien avait été d'une sagesse inattaquable; aussi de Marsay avait-il dit de lui ce mot singulier "Ce garçon doit avoir derrière lui quelqu'un de bien fort!" Lucien était ainsi devenu presque un personnage. Sa passion pour Esther l'avait d'ailleurs aidé beaucoup à jouer son rôle d'homme grave. Une habitude de ce genre garantit les ambitieux de bien des sottises; en ne tenant à aucune femme, ils ne se laissent pas prendre aux réactions du physique sur le moral. Quant au bonheur dont jouissait Lucien, c'était la réalisation des rêves du poète sans le sou, à jeun, dans un grenier. Esther, l'idéal de la courtisane amoureuse, tout en rappelant à Lucien Coralie, l'actrice avec laquelle il avait vécu pendant une année, l'effaçait complètement. Toutes les femmes aimantes et dévouées inventent la réclusion, l'incognito, la vie de la perle au fond de la mer; mais, chez la plupart d'entre elles, c'est un de ces charmants caprices qui font un sujet de conversation, une preuve d'amour qu'elles rêvent de donner et qu'elles ne donnent pas; tandis qu'Esther, toujours au lendemain de sa première félicité, vivant à toute heure sous le premier regard incendiaire de Lucien, n'eut pas, en quatre ans, un mouvement de curiosité. Son esprit tout entier, elle l'employait à rester dans les termes du programme tracé par la main fatale de l'Espagnol. Bien plus! au milieu des plus enivrantes délices, elle n'abusa pas du pouvoir illimité que prêtent aux femmes aimées les désirs renaissants d'un amant pour faire à Lucien une interrogation sur Herrera, qui, d'ailleurs, l'épouvantait toujours elle n'osait pas penser à lui. Les savants bienfaits de ce personnage inexplicable, à qui certainement Esther devait et sa grâce de pensionnaire, et ses façons de femme comme il faut, et sa régénération, semblaient à la pauvre fille être des avances de l'enfer. - Je paierai tout cela quelque jour, se disait-elle avec effroi. Pendant toutes les belles nuits, elle sortait en voiture de louage. Elle allait, avec une célérité, sans doute imposée par l'abbé, dans un de ces charmants bois qui sont autour de Paris, à Boulogne, Vincennes, Romainville ou Ville-d'Avray, souvent avec Lucien, quelquefois seule avec Europe. Elle s'y promenait sans avoir peur, car elle était accompagnée, quand elle se trouvait sans Lucien, par un grand chasseur vêtu comme les chasseurs les plus élégants, armé d'un vrai couteau, et dont la physionomie autant que la sèche musculature annonçaient un terrible athlète. Cet autre gardien était pourvu, selon la mode anglaise, d'une canne, appelée bâton de longueur, que connaissent les bâtonistes, et avec laquelle ils peuvent défier plusieurs assaillants. En conformité d'un ordre donné par l'abbé, jamais Esther n'avait dit un mot à ce chasseur. Europe, quand madame voulait revenir, jetait un cri; le chasseur sifflait le cocher, qui se trouvait toujours à une distance convenable. Lorsque Lucien se promenait avec Esther, Europe et le chasseur restaient cent pas d'eux, comme deux de ces pages infernaux dont parlent les Mille et une Nuits, et qu'un enchanteur donne à ses protégés. Les Parisiens, et surtout les Parisiennes, ignorent les charmes d'une promenade au milieu des bois par une belle nuit. Le silence, les effets de lune, la solitude ont l'action calmante des bains. Ordinairement Esther partait à dix heures, se promenait de minuit à une heure, et rentrait à deux heures et demie. Il ne faisait jamais jour chez elle avant onze heures. Elle se baignait, procédait à cette toilette minutieuse, ignorée de la plupart des femmes de Paris, car elle veut trop de temps, et ne se pratique guère que chez les courtisanes, les lorettes ou les grandes dames qui toutes ont leur journée à elles. Elle n'était prête que quand Lucien venait, et s'offrait toujours à ses regards comme une fleur nouvellement éclose. Elle n'avait de souci que du bonheur de son poète; elle était à lui comme une chose à lui, c'est-à -dire qu'elle lui laissait la plus entière liberté. Jamais elle ne jetait un regard au-delà de la sphère où elle rayonnait; l'abbé le lui avait bien recommandé, car il entrait dans les plans de ce profond politique que Lucien eût des bonnes fortunes. Le bonheur n'a pas d'histoire, et les conteurs de tous les pays l'ont si bien compris que cette phrase Ils furent heureux! termine toutes les aventures d'amour. Aussi ne peut-on qu'expliquer les moyens de ce bonheur vraiment fantastique au milieu de Paris. Ce fut le bonheur sous sa plus belle forme, un poème, une symphonie de quatre ans! Toutes les femmes diront "C'est beaucoup!" Ni Esther ni Lucien n'avaient dit "C'est trop!" Enfin, la formule Ils furent heureux, fut pour eux encore plus explicite que dans les contes de fées, car ils n'eurent pas d'enfants. Ainsi, Lucien pouvait coqueter dans le monde, s'abandonner à ses caprices de poète et, disons le mot, aux nécessités de sa position. Il rendit, pendant le temps où il faisait lentement son chemin, des services secrets à quelques hommes politiques en coopérant à leurs travaux. Il fut en ceci d'une grande discrétion. Il cultiva beaucoup la société de madame de Sérisy, avec laquelle il était, au dire des salons, du dernier bien. Madame de Sérisy avait enlevé Lucien à la duchesse de Maufrigneuse, qui, dit-on, n'y tenait plus, un de ces mots par lesquels les femmes se vengent d'un bonheur envié. Lucien était, pour ainsi dire, dans le giron de la Grande-Aumônerie, et dans l'intimité de quelques femmes amies de l'archevêque de Paris. Modeste et discret, il attendait avec patience. Aussi le mot de Marsay, qui s'était alors marié et qui faisait mener à sa femme la vie que menait Esther, contenait-il plus qu'une observation. Mais les dangers sous-marins de la position de Lucien s'expliqueront assez dans le courant de cette histoire. Comment un Loup-cervier rencontra le rat, et ce qui en advint Dans ces circonstances, par une belle nuit du mois d'août, le baron de Nucingen revenait à Paris de la terre d'un banquier étranger établi en France, et chez lequel il avait dÃné. Cette terre est à huit lieues de Paris, en pleine Brie. Or, comme le cocher du baron s'était vanté d'y mener son maÃtre et de le ramener avec ses chevaux, ce cocher prit la liberté d'aller lentement quand la nuit fut venue. En entrant dans le bois de Vincennes, voici la situation des bêtes, des gens et du maÃtre. Littéralement abreuvé à l'office de l'illustre autocrate du Change, le cocher, complètement ivre, dormait, tout en tenant les guides, à faire illusion aux passants. Le valet, assis derrière, ronflait comme une toupie d'Allemagne, pays des petites figures en bois sculpté, des grands Reinganum et des toupies. Le baron voulut penser; mais, dès le pont de Gournay, la douce somnolence de la digestion lui avait fermé les yeux. A la mollesse des guides, les chevaux comprirent l'état du cocher; ils entendirent la basse continue du valet en vigie à l'arrière, ils se virent les maÃtres, et profitèrent de ce petit quart d'heure de liberté pour marcher à leur fantaisie. En esclaves intelligents, ils offrirent aux voleurs l'occasion de dévaliser l'un des plus riches capitalistes de France, le plus profondément habile de ceux qu'on a fini par nommer assez énergiquement des Loups-cerviers. Enfin, devenus les maÃtres et attirés par cette curiosité que tout le monde a pu remarquer chez les animaux domestiques, ils s'arrêtèrent, dans un rond-point quelconque, devant d'autres chevaux à qui sans doute ils dirent en langue de cheval "A qui êtes-vous? Que faites-vous? Etes-vous heureux?" Quand la calèche ne roula plus, le baron assoupi s'éveilla. Il crut d'abord n'avoir pas quitté le parc de son confrère; puis il fut surpris par une vision céleste qui le trouva sans son arme habituelle, le calcul. Il faisait un clair de lune si magnifique qu'on aurait pu tout lire, même un journal du soir. Par le silence des bois, et, à cette lueur pure, le baron vit une femme seule qui, tout en montant dans une voiture de louage, regarda le singulier spectacle de cette calèche endormie. A la vue de cet ange, le baron de Nucingen fut comme illuminé par une lumière intérieure. En se voyant admirée, la jeune femme abaissa son voile avec un geste d'effroi. Un chasseur jeta un cri rauque dont la signification fut bien comprise par le cocher, car la voiture fila comme une flèche. Le vieux banquier ressentit une émotion terrible le sang qui lui revenait des pieds charriait du feu à sa tête, sa tête renvoyait des flammes au coeur; la gorge se serra. Le malheureux craignit une indigestion, et, malgré cette appréhension capitale, il se dressa sur ses pieds. - Hau crante callot! fichi pédate ki tord! Cria-t-il. Sante frante si di haddrappe cedde foidire. A ces mots, cent francs, le cocher se réveilla, le valet de l'arrière les entendit sans doute dans son sommeil. Le baron répéta l'ordre, le cocher mit les chevaux au grand galop, et réussit à rattraper, à la barrière du Trône, une voiture à peu près semblable à celle où Nucingen avait vu la divine inconnue, mais où se prélassait le premier commis de quelque riche magasin, avec une femme comme il faut de la rue Vivienne. Cette méprise consterna le baron. - Zi chaffais âmné Chorche prononcez George, au lier te doi, crosse pette, ile aurede pien si droufer cedde phâmme, dit-il au domestique pendant que les commis visitaient la voiture. - Eh! monsieur le baron, le diable était, je crois, derrière, sous forme d'heiduque, et il m'a substitué cette voiture à la sienne. - Le tiapie n'egssisde boinde, dit le baron. Le baron de Nucingen avouait alors soixante ans, les femmes lui étaient devenues parfaitement indifférentes, et, à plus forte raison, la sienne. Il se vantait de n'avoir jamais connu l'amour qui fait faire des folies. Il regardait comme un bonheur d'en avoir fini avec les femmes, desquelles il disait, sans se gêner, que la plus angélique ne valait pas ce qu'elle coûtait, même quand elle se donnait gratis. Il passait pour être si complètement blasé, qu'il n'achetait plus, à raison d'une couple de mille francs par mois, le plaisir de se faire tromper. De sa loge à l'Opéra, ses yeux froids plongeaient tranquillement sur le Corps de Ballet. Pas une oeillade ne partait pour ce capitaliste de ce redoutable essaim de vieilles jeunes filles et de jeunes vieilles femmes, l'élite des plaisirs parisiens. Amour naturel, amour postiche et d'amour-propre, amour de bienséance et de vanité; amour-goût, amour décent et conjugal, amour excentrique, le baron avait acheté tout, avait connu tout, excepté le véritable amour. Cet amour venait de fondre sur lui comme un aigle sur sa proie, comme il fondit sur Gentz, le confident de le prince de Metternich. On sait toutes les sottises que ce vieux diplomate fit pour Fanny Elssler dont les répétitions l'occupaient beaucoup plus que les intérêts européens. La femme qui venait de bouleverser cette caisse doublée de fer, appelée Nucingen, lui était apparue comme une de ces femmes uniques dans une génération. Il n'est pas sûr que la maÃtresse du Titien, que la Mona Lisa de Léonard de Vinci, que la Fornarina de RaphaÃl fussent aussi belles que la sublime Esther, en qui l'oeil le plus exercé du Parisien le plus observateur n'aurait pu reconnaÃtre le moindre vestige qui rappelât la courtisane. Aussi le baron fut-il surtout étourdi par cet air de femme noble et grande qu'Esther, aimée, environnée de luxe, d'élégance et d'amour, avait au plus haut degré. L'amour heureux est la Sainte-Ampoule des femmes, elles deviennent toutes alors fières comme des impératrices. Le baron alla, pendant huit nuits de suite, au bois de Vincennes, puis au bois de Boulogne, puis dans les bois de Ville-d'Avray, puis dans le bois de Meudon, enfin dans tous les environs de Paris, sans pouvoir rencontrer Esther. Cette sublime figure juive qu'il disait être eine viguire te la Piple, était toujours devant ses yeux. A la fin de la quinzaine, il perdit l'appétit. Delphine de Nucingen et sa fille Augusta, que la baronne commençait à montrer, ne s'aperçurent pas tout d'abord du changement qui se fit chez le baron. La mère et la fille ne voyaient monsieur de Nucingen que le matin au déjeuner et le soir au dÃner, quand ils dÃnaient tous à la maison, ce qui n'arrivait qu'aux jours où Delphine avait du monde. Mais, au bout de deux mois, pris par une fièvre d'impatience et en proie à un état semblable à celui que donne la nostalgie, le baron, surpris de l'impuissance du million, maigrit et parut si profondément atteint, que Delphine espéra secrètement devenir veuve. Elle se mit à plaindre assez hypocritement son mari, et fit rentrer sa fille à l'intérieur. Elle assomma son mari de questions; il répondit comme répondent les Anglais attaqués du spleen, il ne répondit presque pas. Delphine de Nucingen donnait un grand dÃner tous les dimanches. Elle avait pris ce jour-là pour recevoir, après avoir remarqué que, dans le grand monde, personne n'allait au spectacle, et que cette journée était assez généralement sans emploi. L'invasion des classes marchandes ou bourgeoises rend le dimanche presque aussi sot à Paris qu'il est ennuyeux à Londres. La baronne invita donc l'illustre Desplein à dÃner pour pouvoir faire une consultation malgré le malade, car Nucingen disait se porter à merveille. Keller, Rastignac, de Marsay, du Tillet, tous les amis de la maison avaient fait comprendre à la baronne qu'un homme comme Nucingen ne devait pas mourir à l'improviste; ses immenses affaires exigeaient des précautions, il fallait savoir absolument à quoi s'en tenir. Ces messieurs furent priés à ce dÃner, ainsi que le comte de Gondreville, beau-père de François Keller, le chevalier d'Espard, des Lupeaulx, le docteur Bianchon, celui de ses élèves que Desplein aimait le plus, Beaudenord et sa femme, le comte et la comtesse de Montcornet, Blondet, mademoiselle des Touches et Conti; puis enfin Lucien de Rubempré pour qui Rastignac avait, depuis cinq ans, conçu la plus vive amitié; mais par ordre, comme on dit en style d'affiches. Le désespoir d'une caisse - Nous ne nous débarrasserons pas facilement de celui-là , dit Blondet à Rastignac, quand il vit entrer dans le salon Lucien plus beau que jamais et mis d'une façon ravissante. - Il vaut mieux s'en faire un ami, car il est redoutable, dit Rastignac. - Lui? dit de Marsay. Je ne reconnais de redoutables que les gens dont la position est claire, et la sienne est plus inattaquée qu'inattaquable! Voyons! de quoi vit-il? D'où lui vient sa fortune? il a, j'en suis sûr, une soixantaine de mille francs de dettes. - Il a trouvé dans un prêtre espagnol un protecteur fort riche, et qui lui veut du bien, répondit Rastignac. - Il épouse mademoiselle de Grandlieu l'aÃnée, dit mademoiselle des Touches. - Oui, mais, dit le chevalier d'Espard, on lui demande d'acheter une terre d'un revenu de trente mille francs pour assurer la fortune qu'il doit reconnaÃtre à sa future, et il lui faut un million, ce qui ne se trouve sous le pied d'aucun Espagnol. - C'est cher, car Clotilde est bien laide, dit la baronne. Madame de Nucingen se donnait le genre d'appeler mademoiselle de Grandlieu par son petit nom, comme si elle, née Goriot, hantait cette société. - Non, répliqua du Tillet, la fille d'une duchesse n'est jamais laide pour nous autres, surtout quand elle apporte le titre de marquis et un poste diplomatique; mais le plus grand obstacle de ce mariage est l'amour insensé de madame de Sérisy pour Lucien, elle doit lui donner beaucoup d'argent. - Je ne m'étonne plus de voir Lucien si grave; car madame de Sérisy ne lui donnera certes pas un million pour lui faire épouser mademoiselle de Grandlieu. Il ne sait sans doute pas comment se tirer de cette position, reprit de Marsay. - Oui, mais mademoiselle de Grandlieu l'adore, dit la comtesse de Montcornet, et, avec l'aide de la jeune personne, il aura peut-être de meilleures conditions. - Que fera-t-il de sa soeur et de son beau-frère d'Angoulême? demanda le chevalier d'Espard. - Mais, répondit Rastignac, sa soeur est riche, et il l'appelle aujourd'hui madame Séchard de Marsac. - S'il y a des difficultés, il est bien joli garçon, dit Bianchon en se levant pour saluer Lucien - Bonjour, cher ami, dit Rastignac en échangeant une chaleureuse poignée de main avec Lucien. De Marsay salua froidement après avoir été salué le premier par Lucien. Avant le dÃner, Desplein et Bianchon qui, tout en plaisantant le baron de Nucingen, l'examinaient, reconnurent que sa maladie était entièrement morale; mais personne n'en put deviner la cause, tant il paraissait impossible que ce profond politique de la Bourse pût être amoureux. Quand Bianchon, en ne voyant plus que l'amour pour expliquer l'état pathologique du banquier, en dit deux mots à Delphine de Nucingen, elle sourit en femme qui depuis longtemps sait à quoi s'en tenir sur son mari. Après dÃner cependant, quand on descendit au jardin, les intimes de la maison cernèrent le banquier et voulurent éclaircir ce cas extraordinaire en entendant Bianchon affirmer que Nucingen devait être amoureux. - Savez-vous, baron, lui dit de Marsay, que vous avez maigri considérablement? et l'on vous soupçonne de violer les lois de la nature financière. - Chamais! dit le baron. - Mais si, répliqua de Marsay. On ose prétendre que vous êtes amoureux. - C'esde frai, répondit piteusement Nucingen. Chai Zoubire abbrest kèque chausse t'ingonni. - Vous êtes amoureux, vous?... Vous êtes un fat! dit le chevalier d'Espard. - Hêdre hâmûreusse à mon hâche cheu zai piène que rienne n'ai blis ritiquille; mai ké foullez-vous? êde! - D'une femme du monde? demanda Lucien. - Mais, dit de Marsay, le baron ne peut maigrir ainsi que pour un amour sans espoir, il a de quoi acheter toutes les femmes qui veulent ou qui peuvent se vendre. - Cheu neu la gonnès boind, répondit le baron. Et cheu buis fûs le tire buisque montame ti Nichingen ai tan lé salon. Chiskissi, cheu n'ai boin si ceu qu'edait l'amûre. L'amûre? jeu groid que c'esd te maicrir. - Où l'avez-vous rencontrée, cette jeune innocente? demanda Rastignac. - An foidire, hâ minouid, au pois de Finzennes. - Son signalement? dit de Marsay. - Eine jabot de casse plange, foile planc... eine viguire fraiment piplique! de veu, eine tain t'Oriend. - Vous rêviez! dit en souriant Lucien. - C'est frai, cheu tormais comme ein govre... ein govre blain, dit-il en se reprenant, gar Zédaite en refenand de tinner à la gambagne te mon hâmi... - Etait-elle seule? dit du Tillet en interrompant le Loup-cervier. - Ui, dit le baron d'un ton dolent, zauv ein heidicq terrière la foidire ed eine fâme te jampre... - Lucien a l'air de la connaÃtre, s'écria Rastignac en saisissant un sourire de l'amant d'Esther. - Qui est-ce qui ne connaÃt pas les femmes capables d'aller à minuit à la rencontre de Nucingen? dit Lucien en pirouettant. - Enfin, ce n'est pas une femme qui aille dans le monde? demanda le chevalier d'Espard, car le baron aurait reconnu l'heiduque. - Che neu l'ai fue nille bard, répondit le baron, et foillà quarante chours queu cheu la vais gerger bar la bolice qui neu droufe bas. - Il vaut mieux qu'elle vous coûte quelques centaines de mille francs que de vous coûter la vie, et à votre âge, une passion sans aliment est dangereuse, dit Desplein, on peut en mourir. - Ui, répondit Nucingen à Desplein, ce que che manche neu meu nurride boind, l'air me semple mordel. Che fais au pois te Finzennes, foir la blace i che l'ai fue!... Ed foilà ma fie! Cheu n'ai bas pi m'oguiber tu ternier eimbrunt cheu m'an sis rabbordé à mes gonvrères ki onte i biddié te moi... Bir ein million, che foudrais gonnèdre cedde phâmme, ch'y cagnerais, car cheu neu fais blis à la Pirse... Temantez à ti Dilet. - Oui, répondit du Tillet, il a le dégoût des affaires, il change, c'est signe de mort. - Zigne t'amûr, reprit Nucingen, bir moi, c'esde eine même chausse! La naïveté de ce vieillard, qui n'était plus Loup-cervier, et qui, pour la première fois de sa vie, apercevait quelque chose de plus saint et de plus sacré que l'or, émut cette compagnie de gens blasés les uns échangèrent des sourires, les autres regardèrent Nucingen en exprimant cette pensée dans leur physionomie "Un homme si fort en arriver là !..." Puis chacun revint au salon en causant de cet événement. C'était en effet un événement de nature à produire la plus grande sensation. Madame de Nucingen se mit à rire quand Lucien lui découvrit le secret du banquier; mais en entendant les moqueries de sa femme, le baron la prit par le bras et l'emmena dans l'embrasure d'une fenêtre. - Montame, lui dit-il à voix basse, aiche chamai titte ein mod té moquerie sir fos bassions, pir ké fis fis moguiez tes miennes? Ein ponne fame aiteraid son mari à ze direr t'avvaire sante sè môguer te lui, gomme fus le vaiddes... D'après la description du vieux banquier, Lucien avait reconnu son Esther. Déjà très fâché d'avoir vu son sourire remarqué, il profita du moment de causerie générale qui a lieu pendant le service du café pour disparaÃtre. - Qu'est donc devenu monsieur de Rubempré? dit la baronne de Nucingen. - Il est fidèle à sa devise Quid me continebit? répondit Rastignac. - Ce qui veut dire Qui peut me retenir? ou Je suis indomptable, à votre choix, reprit de Marsay. - Au moment où monsieur le baron parlait de son inconnue, Lucien a laissé échapper un sourire qui me ferait croire qu'elle est de sa connaissance, dit Horace Bianchon sans savoir le danger d'une observation si naturelle. - Pon! se dit en lui-même le Loup-cervier. Semblable à tous les malades désespérés, il acceptait tout ce qui paraissait être un espoir, et il se promit de faire espionner Lucien, par d'autres gens que ceux de Louchard, le plus habile Garde du Commerce de Paris, à qui, depuis quinze jours, il s'était adressé. Un abÃme sous le bonheur d'Esther Avant de se rendre chez Esther, Lucien devait aller à l'hôtel de Grandlieu passer les deux heures qui rendaient mademoiselle Clotilde-Frédérique de Grandlieu la fille la plus heureuse du faubourg Saint-Germain. La prudence qui caractérisait la conduite de ce jeune ambitieux lui conseilla d'instruire aussitôt Carlos Herrera de l'effet produit par le sourire que lui avait arraché le portrait d'Esther, tracé par le baron de Nucingen. L'amour du baron pour Esther, et l'idée qu'il avait eue de mettre la police à la recherche de son inconnue, étaient d'ailleurs des événements assez importants à communiquer à l'homme qui avait cherché sous la soutane l'asile que jadis les criminels trouvaient dans les églises. Et, de la rue Saint-Lazare, où demeurait en ce temps le banquier, à la rue Saint-Dominique, où se trouve l'hôtel de Grandlieu, le chemin de Lucien le menait devant son chez-soi du quai Malaquais. Lucien trouva son terrible ami fumant son bréviaire, c'est-à -dire culottant une pipe avant de se coucher. Cet homme, plus étrange qu'étranger, avait fini par renoncer aux cigares espagnols, qu'il trouva trop doux. - Ceci devient sérieux, répondit l'Espagnol quand Lucien lui eut tout raconté. Le baron, qui se sert de Louchard pour chercher la petite, aura bien l'esprit de mettre un recors à tes trousses, et tout serait connu. Je n'ai pas trop de la nuit et de la matinée pour préparer les cartes de la partie que je vais jouer contre ce baron, à qui je dois démontrer avant tout l'impuissance de la police. Quand notre Loup-cervier aura perdu tout espoir de trouver sa brebis, je me charge de la lui vendre ce qu'elle vaut pour lui... - Vendre Esther? s'écria Lucien dont le premier mouvement était toujours excellent. - Tu oublies donc notre position? s'écria Carlos Herrera. Lucien baissa la tête. - Plus d'argent, reprit l'Espagnol, et soixante mille francs de dettes à payer! Si tu veux épouser Clotilde de Grandlieu, tu dois acheter une terre d'un million pour assurer le douaire de ce laideron. Eh! bien, Esther est un gibier après lequel je vais faire courir ce Loup-cervier de manière à le dégraisser d'un million. Ça me regarde... - Esther ne voudra jamais. - Ça me regarde. - Elle en mourra. - Ça regarde les Pompes Funèbres. D'ailleurs, après?... s'écria ce sauvage personnage en arrêtant les élégies de Lucien par la manière dont il se posa. - Combien y a-t-il de généraux morts à la fleur de l'âge pour l'empereur Napoléon? dernanda-t-il à Lucien après un moment de silence. On trouve toujours des femmes! En 1821, pour toi, Coralie n'avait pas sa pareille, Esther ne s'en est pas moins rencontrée. Après cette fille, viendra... sais-tu qui?... la femme inconnue! Voilà , de toutes les femmes, la plus belle, et tu la chercheras dans la capitale où le gendre du duc de Grandlieu sera ministre et représentera le roi de France... Et puis, dis donc, monsieur l'enfant, Esther en mourra-t-elle? Enfin, le mari de mademoiselle de Grandlieu peut-il conserver Esther? D'ailleurs laisse-moi faire, tu n'as pas l'ennui de penser à tout ça me regarde. Seulement tu te passeras d'Esther pendant une semaine ou deux, et tu n'en iras pas moins rue Taitbout. Allons, va roucouler sur ta planche de salut, et joue bien ton rôle, glisse à Clotilde la lettre incendiaire que tu as écrite ce matin, et rapporte-m'en une un peu chaude! Elle se dédommage de ses privations par l'écriture, cette fille ça me va! Tu retrouveras Esther un peu triste, mais dis-lui d'obéir. Il s'agit de notre livrée de vertu, de nos casaques d'honnêteté, du paravent derrière lequel les grands cachent toutes leurs infamies... Il s'agit de mon beau moi, de toi qui ne dois jamais être soupçonné. Le hasard nous a mieux servis que ma pensée, qui, depuis deux mois, travaillait dans le vide. En jetant ces terribles phrases une à une, comme des coups de pistolet, Carlos Herrera s'habillait et se disposait à sortir. - Ta joie est visible, s'écria Lucien, tu n'as jamais aimé la pauvre Esther, et tu vois arriver avec délices le moment de te débarrasser d'elle. - Tu ne t'es jamais lassé de l'aimer, n'est-ce pas?... eh! bien, je ne me suis jamais lassé de l'exécrer. Mais n'ai-je pas agi toujours comme si j'étais attaché sincèrement à cette fille, moi qui, par Asie, tenais sa vie entre mes mains! Quelques mauvais champignons dans un ragoût, et tout eût été dit... Mademoiselle Esther vit, cependant!... elle est heureuse!... sais-tu pourquoi? parce que tu l'aimes! Ne fais pas l'enfant. Voici quatre ans que nous attendons un hasard pour ou contre nous, eh! bien, il faut déployer plus que du talent pour éplucher le légume que nous jette aujourd'hui le sort il y a dans ce coup de roulette du bon et du mauvais, comme dans tout. Sais-tu à quoi je pensais au moment où tu es entré? - Non... - A me rendre, ici comme à Barcelone, héritier d'une vieille dévote, à l'aide d'Asie... - Un crime? - Il ne restait plus que cette ressource pour assurer ton bonheur. Les créanciers se remuent. Une fois poursuivi par des huissiers et chassé de l'hôtel de Grandlieu, que serais-tu devenu? L'échéance du diable serait arrivée. Carlos Herrera peignit par un geste le suicide d'un homme qui se jette à l'eau, puis il arrêta sur Lucien un de ces regards fixes et pénétrants qui font entrer la volonté des gens forts dans l'âme des gens faibles. Ce regard fascinateur, qui eut pour effet de détendre toute résistance, annonçait entre Lucien et son conseil, non seulement des secrets de vie et de mort, mais encore des sentiments aussi supérieurs aux sentiments ordinaires que cet homme l'était à la bassesse de sa position. Contraint à vivre en dehors du monde où la loi lui interdisait à jamais de rentrer, épuisé par le vice et par de furieuses, par de terribles résistances, mais doué d'une force d'âme qui le rongeait, ce personnage ignoble et grand, obscur et célèbre, dévoré surtout d'une fièvre de vie, revivait dans le corps élégant de Lucien dont l'âme était devenue la sienne. Il se faisait représenter dans la vie sociale par ce poète, auquel il donnait sa consistance et sa volonté de fer. Pour lui, Lucien était plus qu'un fils, plus qu'une femme aimée, plus qu'une famille, plus que sa vie, il était sa vengeance; aussi, comme les âmes fortes tiennent plus à un sentiment qu'à l'existence, se l'était-il attaché par des liens indissolubles. Après avoir acheté la vie de Lucien au moment où ce poète au désespoir faisait un pas vers le suicide, il lui avait proposé l'un de ces pactes infernaux qui ne se voient que dans les romans, mais dont la possibilité terrible a souvent été démontrée aux Assises par de célèbres drames judiciaires. En prodiguant à Lucien toutes les joies de la vie parisienne, en lui prouvant qu'il pouvait se créer encore un bel avenir, il en avait fait sa chose. Aucun sacrifice ne coûtait d'ailleurs à cet homme étrange, dès qu'il s'agissait de son second lui-même. Au milieu de sa force, il était si faible contre les fantaisies de sa créature qu'il avait fini par lui confier ses secrets. Peut-être fut-ce un lien de plus entre eux que cette complicité purement morale? Depuis le jour où la Torpille fut enlevée, Lucien savait sur quelle horrible base reposait son bonheur. Cette soutane de prêtre espagnol cachait Jacques Collin, une des célébrités du Bagne, et qui, dix ans auparavant, vivait sous le nom bourgeois de Vautrin dans la Maison Vauquer, où Rastignac et Bianchon se trouvèrent en pension. Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, évadé de Rochefort presque aussitôt qu'il y fut réintégré, mit à profit l'exemple donné par le fameux comte de Sainte-Hélène; mais en modifiant tout ce que l'action hardie de Coignard eut de vicieux. Se substituer à un honnête homme et continuer la vie du forçat est une proposition dont les deux termes sont trop contradictoires pour qu'il ne s'en dégage pas un dénouement funeste, à Paris surtout; car, en s'implantant dans une famille, un condamné décuple les dangers de cette substitution. Pour être à l'abri de toute recherche, ne faut-il pas d'ailleurs se mettre plus haut que ne sont situés les intérêts ordinaires de la vie? Un homme du monde est soumis à des hasards qui pèsent rarement sur les gens sans contact avec le monde. Aussi la soutane est-elle le plus sûr des déguisements, quand on peut le compléter par une vie exemplaire, solitaire et sans action. - Donc, je serai prêtre, se dit ce mort civil qui voulait absolument revivre sous une forme sociale et satisfaire des passions aussi étranges que lui. La guerre civile que la constitution de 1812 alluma en Espagne, où s'était rendu cet homme d'énergie, lui fournit les moyens de tuer secrètement le véritable Carlos Herrera dans une embuscade. Bâtard d'un grand seigneur et abandonné depuis longtemps par son père, ignorant à quelle femme il devait le jour, ce prêtre était chargé d'une mission politique en France par le roi Ferdinand VII, à qui un évêque l'avait proposé. L'évêque, le seul homme qui s'intéressât à Carlos Herrera, mourut pendant le voyage que cet enfant perdu de l'Eglise faisait de Cadix à Madrid et de Madrid en France. Heureux d'avoir rencontré cette individualité si désirée, et dans les conditions où il la voulait, Jacques Collin se fit des blessures au dos pour effacer les fatales lettres, et changea son visage à l'aide de réactifs chimiques. En se métamorphosant ainsi devant le cadavre du prêtre avant de l'anéantir, il put se donner quelque ressemblance avec son Sosie. Pour achever cette transmutation presque aussi merveilleuse que celle dont il est question dans le conte arabe où le derviche a conquis le pouvoir d'entrer, lui vieux, dans un jeune corps par des paroles magiques, le forçat, qui parlait espagnol, apprit autant de latin qu'un prêtre andalou devait en savoir. Banquier des trois bagnes, Collin était riche des dépôts confiés à sa probité connue, et forcée d'ailleurs entre de tels associés, une erreur se solde à coups de poignard. A ces fonds, il joignit l'argent donné par l'évêque à Carlos Herrera. Avant de quitter l'Espagne, il put s'emparer du trésor d'une dévote de Barcelone à laquelle il donna l'absolution, en lui promettant d'opérer la restitution des sommes provenues d'un assassinat commis par elle, et d'où provenait la fortune de cette pénitente. Devenu prêtre, chargé d'une mission secrète qui devait lui valoir les plus puissantes recommandations à Paris, Jacques Collin, résolu à ne rien faire pour compromettre le caractère dont il s'était revêtu, s'abandonnait aux chances de sa nouvelle existence, quand il rencontra Lucien sur la route d'Angoulême à Paris. Ce garçon parut au faux abbé devoir être un merveilleux instrument de pouvoir; il le sauva du suicide, en lui disant "Donnez-vous à un homme de Dieu comme on se donne au diable, et vous aurez toutes les chances d'une nouvelle destinée. Vous vivrez comme en rêve, et le pire réveil sera la mort que vous vouliez vous donner..." L'alliance de ces deux êtres, qui n'en devaient faire qu'un seul, reposa sur ce raisonnement plein de force, que Carlos Herrera cimenta d'ailleurs par une complicité savamment amenée. Doué du génie de la corruption, il détruisit l'honnêteté de Lucien en le plongeant dans des nécessités cruelles et en l'en tirant par des consentements tacites à des actions mauvaises ou infâmes qui le laissaient toujours pur, loyal, noble aux yeux du monde. Lucien était la splendeur sociale à l'ombre de laquelle voulait vivre le faussaire. - Je suis l'auteur, tu seras le drame; si tu ne réussis pas, c'est moi qui serai sifflé, lui dit-il le jour où il lui avoua le sacrilège de son déguisement. Carlos alla prudemment d'aveu en aveu, mesurant l'infamie des confidences à la force de ses progrès et aux besoins de Lucien. Aussi, Trompe-la-Mort ne livra-t-il son dernier secret qu'au moment où l'habitude des jouissances parisiennes, les succès, la vanité satisfaite lui avaient asservi le corps et l'âme de ce poète si faible. Là où jadis Rastignac, tenté par ce démon, avait résisté, Lucien succomba, mieux manoeuvré, plus savamment compromis, vaincu surtout par le bonheur d'avoir conquis une éminente position. Le Mal, dont la configuration poétique s'appelle le Diable, usa envers cet homme à moitié femme de ses plus attachantes séductions, et lui demanda peu d'abord en lui donnant beaucoup. Le grand argument de Carlos fut cet éternel secret promis par Tartuffe à Rimire. Les preuves réitérées d'un dévouement absolu, semblable à celui de Séide pour Mahomet, achevèrent cette oeuvre horrible de la conquête de Lucien par un Jacques Collin. En ce moment, non seulement Esther et Lucien avaient dévoré tous les fonds confiés à la probité du banquier des bagnes, qui s'exposait pour eux à de terribles redditions de comptes, mais encore le dandy, le faussaire et la courtisane avaient des dettes. Au moment où Lucien allait réussir, le plus petit caillou sous le pied d'un de ces trois êtres pouvait donc faire crouler le fantastique édifice d'une fortune si audacieusement bâtie. Au bal de l'Opéra, Rastignac avait reconnu le Vautrin de la Maison Vauquer, mais il se savait mort en cas d'indiscrétion, aussi l'amant de madame de Nucingen échangeait-il avec Lucien des regards où la peur se cachait de part et d'autre sous des semblants d'amitié. Dans le moment du danger, Rastignac aurait évidemment fourni avec le plus grand plaisir la voiture qui eût mené Trompe-la-Mort à l'échafaud. Chacun doit maintenant deviner de quelle sombre joie Carlos fut saisi en apprenant l'amour du baron Nucingen, et en saisissant dans une seule pensée tout le parti qu'un homme de sa trempe devait tirer de la pauvre Esther. - Va, dit-il à Lucien, le diable protège son aumônier. - Tu fumes sur une poudrière. - Incedo per ignes! répondit Carlos en souriant, c'est mon métier. L'hôtel de Grandlieu La maison de Grandlieu s'est partagée en deux branches vers le milieu du dernier siècle d'abord la maison ducale condamnée à finir, puisque le duc actuel n'a eu que des filles; puis les vicomtes de Grandlieu qui doivent hériter du titre et des armes de leur branche aÃnée. La branche ducale porte de gueules, à trois doullouères, ou haches d'armes d'or mises en fasce, avec le fameux Caveo non Timeo! pour devise, qui est toute l'histoire de cette maison. L'écusson des vicomtes est écartelé de Navarreins qui est de gueules, à la fasce crénelée d'or, et timbré du casque de chevalier avec - Grands faits, Grand lieu! pour devise. La vicomtesse actuelle, veuve depuis 1813, a un fils et une fille. Quoique revenue quasi ruinée de l'émigration, elle a retrouvé, par suite du dévouement d'un avoué, de Derville, une fortune assez considérable. Rentrés en 1804, le duc et la duchesse de Grandlieu furent l'objet des coquetteries de l'Empereur; aussi Napoléon, qui les eut à sa cour, rendit-il tout ce qui se trouvait à la maison de Grandlieu dans le Domaine, environ quarante mille livres de rente. De tous les grands seigneurs du faubourg Saint-Germain qui se laissèrent séduire par Napoléon, le duc et la duchesse une Ajuda de la branche aÃnée, alliée aux Bragance furent les seuls qui ne renièrent pas l'Empereur ni ses bienfaits. Louis XVIII eut égard à cette fidélité lorsque le faubourg Saint-Germain en fit un crime aux Grandlieu; mais peut-être, en ceci, Louis XVIII voulait-il uniquement taquiner Monsieur. On regardait comme probable le mariage du jeune vicomte de Grandlieu avec Marie-Athénaïs, la dernière fille du duc, alors âgée de neuf ans. Sabine, l'avant-dernière, épousa le baron du Guénic, après la Révolution de Juillet. Joséphine, la troisième, devint madame d'Ajuda-Pinto, quand le marquis perdit sa première femme, mademoiselle de Rochefide. L'aÃnée avait pris le voile en 1822. La seconde, mademoiselle Clotilde-Frédérique, en ce moment, à l'âge de vingt-sept ans, était profondément éprise de Lucien de Rubempré. Il ne faut pas demander si l'hôtel du duc de Grandlieu, l'un des plus beaux de la rue Saint-Dominique, exerçait mille prestiges sur l'esprit de Lucien; toutes les fois que la porte immense tournait sur ses gonds pour laisser entrer son cabriolet, il éprouvait cette satisfaction de vanité dont a parlé Mirabeau. - Quoique mon père ait été simple pharmacien à l'Houmeau, j'entre pourtant là ... Telle était sa pensée. Aussi eût-il commis bien d'autres crimes que ceux de son alliance avec un faussaire pour conserver le droit de monter les quelques marches du perron, pour s'entendre annoncer "Monsieur de Rubempré!" dans le grand salon à la Louis XIV, fait du temps de Louis XIV sur le modèle de ceux de Versailles, où se trouvait cette société d'élite, la crème de Paris, nommée alors le petit Château. La noble portugaise, une des femmes qui aimait le moins à sortir de chez elle, était la plupart du temps entourée de ses voisins les Chaulieu, les Navarreins, les Lenoncourt. Souvent la jolie baronne de Macurner née Chaulieu, la duchesse de Maufrigneuse, madame d'Espard, madame de Camps, mademoiselle des Touches, alliée aux Grandlieu qui sont de Bretagne, se trouvaient en visite, allant au bal ou revenant de l'Opéra. Le vicomte de Grandlieu, le duc de Rhétoré, le marquis de Chaulieu, qui devait être un jour duc de Lenoncourt-Chaulieu, sa femme Madeleine de Mortsauf, petite-fille du duc de Lenoncourt, le marquis d'Ajuda-Pinto, le prince de Blamont-Chauvry, le marquis de Beauséant, le vidame de Pamiers, les Vandenesse, le vieux prince de Cadignan et son fils le duc de Maufrigneuse, étaient les habitués de ce salon grandiose où l'on respirait l'air de la cour, où les manières, le ton, l'esprit s'harmoniaient à la noblesse des maÃtres dont la grande tenue aristocratique avait fini par faire oublier leur servage napoléonien. La vieille duchesse d'Uxelles, la mère de la duchesse de Maufrigneuse, était l'oracle de ce salon, où madame de Sérisy n'avait jamais pu se faire admettre, quoique née de Ronquerolles. Amené par madame de Maufrigneuse, qui avait fait agir sa mère en faveur de Lucien de qui elle avait été folle pendant deux ans, ce séduisant poète s'y maintenait grâce à l'influence de la Grande Aumônerie de France et à l'aide de l'archevêque de Paris. Il ne fut admis toutefois qu'après avoir obtenu l'ordonnance qui lui rendit le nom et les armes de la maison de Rubempré. Le duc de Rhétoré, le chevalier d'Espard, quelques autres encore, jaloux de Lucien, indisposaient périodiquement contre lui le duc de Grandlieu en lui racontant des anecdotes prises aux antécédents de Lucien; mais la dévote duchesse, entourée déjà par les sommités de l'Eglise, et Clotilde de Grandlieu le soutinrent. Lucien expliqua d'ailleurs ces inimitiés par son aventure avec la cousine de madame d'Espard, madame de Bargeton, devenue comtesse Châtelet. Puis; en sentant la nécessité de se faire adopter par une famille si puissante, et poussé par son conseil intime à séduire Clotilde, Lucien eut le courage des parvenus il vint là cinq jours sur les sept de la semaine, il avala gracieusement les couleuvres de l'envie, il soutint les regards impertinents, il répondit spirituellement aux railleries. Son assiduité, le charme de ses manières, sa complaisance finirent par neutraliser les scrupules et par amoindrir les obstacles. Toujours au mieux chez la duchesse de Maufrigneuse dont les lettres brûlantes, écrites pendant le cours de sa passion, étaient gardées par Carlos Herrera, l'idole de madame de Sérisy, bien vu chez mademoiselle des Touches, Lucien, content d'être admis dans ces trois maisons, apprit de son Espagnol à mettre la plus grande réserve dans ses relations. - On ne peut pas se dévouer à plusieurs maisons à la fois, lui disait son conseiller intime. Qui va partout ne trouve d'intérêt vif nulle part. Les grands ne protègent que ceux qui rivalisent avec leurs meubles, ceux qu'ils voient tous les jours, et qui savent leur devenir quelque chose de nécessaire, comme le divan sur lequel on s'assied. Habitué à regarder le salon des Grandlieu comme son champ de bataille, Lucien réservait son esprit, ses bons mots, les nouvelles et ses grâces de courtisan pour le temps qu'il y passait le soir. Insinuant, caressant, prévenu par Clotilde des écueils à éviter, il flattait les petites passions de monsieur de Grandlieu. Après avoir commencé par envier le bonheur de la duchesse de Maufrigneuse, Clotilde devint éperdument amoureuse de Lucien. En apercevant tous les avantages d'une pareille alliance, Lucien joua son rôle d'amoureux comme l'eût joué Armand, le dernier jeune premier de la Comédie-Française. Il écrivait à Clotilde des lettres qui certes étaient des chefs-d'oeuvre littéraires de premier ordre et Clotilde y répondait en luttant de génie dans l'expression de cet amour furieux sur le papier, car elle ne pouvait aimer que de cette façon. Lucien allait à la messe à Saint-Thomas-d'Aquin tous les dimanches, il se donnait pour fervent catholique, il se livrait à des prédications monarchiques et religieuses qui faisaient merveille. Il écrivait d'ailleurs dans les journaux dévoués à la Congrégation des articles excessivement remarquables, sans vouloir en recevoir aucun prix, sans y mettre d'autre signature qu'un L. Il fit des brochures politiques, demandées ou par le roi Charles X, ou par la Grande Aumônerie, sans exiger la moindre récompense. - Le Roi, disait-il, a déjà tant fait pour moi, que je lui dois mon sang. Aussi, depuis quelques jours, était-il question d'attacher Lucien au cabinet du premier ministre en qualité de secrétaire particulier; mais madame d'Espard mit tant de gens en campagne contre Lucien, que le maÃtre Jacques de Charles X hésitait à prendre cette résolution. Non seulement la position de Lucien n'était pas assez nette, et ces mots "De quoi vit-il?" que chacun avait sur les lèvres à mesure qu'il s'élevait, demandaient une réponse; mais encore la curiosité bienveillante comme la curiosité malicieuse allaient d'investigations en investigations, et trouvaient plus d'un défaut à la cuirasse de cet ambitieux. Clotilde de Grandlieu servait à son père et à sa mère d'espion innocent. Quelques jours auparavant, elle avait pris Lucien pour causer dans l'embrasure d'une fenêtre, et l'instruire des objections de la famille. - Ayez une terre d'un million, et vous aurez ma main, telle a été la réponse de ma mère, avait dit Clotilde. - Ils te demanderont plus tard d'où provient ton argent, avait dit Carlos à Lucien quand Lucien lui reporta ce prétendu dernier mot. - Mon beau-frère doit avoir fait fortune, avait fait observer Lucien, nous aurons en lui un éditeur responsable. - Il ne manque donc plus que le million, s'était écrié Carlos, j'y songerai. Pour bien expliquer la position de Lucien à l'hôtel de Grandlieu, jamais il n'y avait dÃné. Ni Clotilde, ni la duchesse d'Uxelles, ni madame de Maufrigneuse, qui resta toujours excellente pour Lucien, ne purent obtenir du vieux duc cette faveur, tant le gentilhomme conservait de défiance sur celui qu'il appelait le sire de Rubempré. Cette nuance, aperçue par toute la société de ce salon, causait de vives blessures à l'amour-propre de Lucien, qui s'y sentait seulement toléré. Le monde a le droit d'être exigeant, il est si souvent trompé! Faire figure à Paris sans avoir une fortune connue, sans une industrie avouée, est une position que nul artifice ne peut rendre pendant longtemps soutenable. Aussi, Lucien, en s'élevant, donnait-il une force excessive à cette objection "De quoi vit-il?" Il avait été forcé de dire chez madame de Sérisy, à laquelle il devait l'appui du Procureur-général Granville et d'un ministre d'Etat, le comte Octave de Bauvan, président à une cour souveraine "Je m'endette horriblement." En entrant dans la cour de l'hôtel où se trouvait la légitimation de ses vanités, il se disait avec amertume, en pensant à la délibération de Trompe-la-Mort "J'entends tout craquer sous mes pieds!" Il aimait Esther, et il voulait mademoiselle de Grandlieu pour femme! Etrange situation! Il fallait vendre l'une pour avoir l'autre. Un seul homme pouvait faire ce trafic sans que l'honneur de Lucien en souffrÃt, cet homme était le faux Espagnol ne devaient-ils pas être aussi discrets l'un que l'autre, l'un envers l'autre? On n'a pas dans la vie deux pactes de ce genre où chacun est tour à tour dominateur et dominé. Lucien chassa les nuages qui obscurcissaient son front, il entra gai, radieux dans les salons de l'hôtel de Grandlieu. Une fille de bonne maison En ce moment, les fenêtres étaient ouvertes, les senteurs du jardin parfumaient le salon, la jardinière qui en occupait le milieu offrait aux regards sa pyramide de fleurs. La duchesse, assise dans un coin, sur un sofa, causait avec la duchesse de Chaulieu. Plusieurs femmes composaient un groupe remarquable par diverses attitudes empreintes des différentes expressions que chacune d'elles donnait à une douleur jouée. Dans le monde, personne ne s'intéresse à un malheur ni à une souffrance, tout y est parole. Les hommes se promenaient dans le salon, ou dans le jardin. Clotilde et Joséphine s'occupaient autour de la table à thé. Le vidame de Pamiers, le duc de Grandlieu, le marquis d'Ajuda-Pinto, le duc de Maufrigneuse, faisaient leur wisk dans un coin. Quand Lucien fut annoncé, il traversa le salon et alla saluer la duchesse, à laquelle il demanda raison de l'affliction peinte sur son visage. - Madame de Chaulieu vient de recevoir une affreuse nouvelle son gendre, le baron de Macumer, l'ex-duc de Soria, vient de mourir. Le jeune duc de Soria et sa femme, qui étaient allés à Chantepleurs y soigner leur frère, ont écrit ce triste événement. Louise est dans un état navrant. - Une femme n'est pas deux fois aimée dans sa vie comme Louise l'était par son mari, dit Madeleine de Mortsauf. - Ce sera une riche veuve, reprit la vieille duchesse d'Uxelles en regardant Lucien dont le visage garda son impassibilité. - Pauvre Louise, fit madame d'Espard, je la comprends et je la plains. La marquise d'Espard eut l'air songeur d'une femme pleine d'âme et de coeur. Quoique Sabine de Grandlieu n'eût que dix ans, elle leva sur sa mère un oeil intelligent dont le regard presque moqueur fut réprimé par un coup d'oeil de sa mère. C'est ce qui s'appelle bien élever ses enfants. - Si ma fille résiste à ce coup-là , dit madame de Chaulieu de l'air le plus maternel, son avenir m'inquiétera. Louise est très romanesque. - Je ne sais pas, dit la vieille duchesse d'Uxelles, de qui nos filles ont pris ce caractère-là ?... - Il est difficile, dit un vieux cardinal, de concilier aujourd'hui le coeur et les convenances. Lucien, qui n'avait pas un mot à dire, alla vers la table à thé, faire ses compliments à mesdemoiselles de Grandlieu. Quand le poète fut à quelques pas du groupe de femmes, la marquise d'Espard se pencha pour pouvoir parler à l'oreille de la duchesse de Grandlieu. - Vous croyez donc que ce garçon-là aime beaucoup votre chère Clotilde? lui dit-elle. La perfidie de cette interrogation ne peut être comprise qu'après l'esquisse de Clotilde. Cette jeune personne, de vingt-sept ans, était alors debout. Cette attitude permettait au regard moqueur de la marquise d'Espard d'embrasser la taille sèche et mince de Clotilde qui ressemblait parfaitement à une asperge. Le corsage de la pauvre fille était si plat qu'il n'admettait pas les ressources coloniales de ce que les modistes appellent des fichus menteurs. Aussi Clotilde, qui se savait de suffisants avantages dans son nom, loin de prendre la peine de déguiser ce défaut, le faisait-elle héroïquement ressortir. En se serrant dans ses robes, elle obtenait l'effet du dessin roide et net que les sculpteurs du Moyen-Age ont cherché dans leurs statuettes dont le profil tranche sur le fond des niches où ils les ont mises dans les cathédrales. Clotilde avait cinq pieds quatre pouces. S'il est permis de se servir d'une expression familière qui, du moins, a le mérite de bien se faire comprendre, elle était tout jambes. Ce défaut de proportion donnait à son buste quelque chose de difforme. Brune de teint, les cheveux noirs et durs, les sourcils très fournis, les yeux ardents et encadrés dans des orbites déjà charbonnées, la figure arquée comme un premier quartier de lune et dominée par un front proéminent, elle offrait la caricature de sa mère, l'une des plus belles femmes du Portugal. La nature se plaÃt à ces jeux-là . On voit souvent, dans les familles, une soeur d'une beauté surprenante et dont les traits offrent, chez le frère, une laideur achevée, quoique tous deux se ressemblent. Clotilde avait sur sa bouche, excessivement rentrée, une expression de dédain stéréotypée. Aussi ses lèvres dénonçaient-elles plus que tout autre trait de son visage les secrets mouvements de son coeur, car l'affection leur imprimait une expression charmante, et d'autant plus remarquable que ses joues trop brunes pour rougir, que ses yeux noirs toujours durs ne disaient jamais rien. Malgré tant de désavantages, malgré sa prestance de planche, elle tenait de son éducation et de sa race un air de grandeur, une contenance fière, enfin tout ce qu'on a nommé si justement le je ne sais quoi, peut-être dû à la franchise de son costume et qui signalait en elle une fille de bonne maison. Elle tirait parti de ses cheveux, dont la force, le nombre et la longueur pouvaient passer pour une beauté. Sa voix, qu'elle avait cultivée, jetait des charmes. Elle chantait à ravir. Clotilde était bien la jeune personne dont on dit "Elle a de beaux yeux", ou "Elle a un charmant caractère!" A quelqu'un qui lui disait à l'anglaise "Votre Grâce", elle répondit "Appelez-moi Votre Minceur." - Pourquoi n'aimerait-on pas - ma pauvre Clotilde? répondit la duchesse à la marquise. Savez-vous ce qu'elle me disait hier? "Si je suis aimée par ambition, je me charge de me faire aimer pour moi-même!" Elle est spirituelle et ambitieuse, il y a des hommes à qui ces deux qualités plaisent. Quant à lui, ma chère, il est beau comme un rêve; et s'il peut racheter la terre de Rubempré, le Roi lui rendra, par égard pour nous, le titre de marquis... Après tout, sa mère est la dernière Rubempré... - Pauvre garçon, où prendra-t-il un million? dit la marquise. - Ceci n'est pas notre affaire, reprit la duchesse; mais, à coup sûr, il est incapable de le voler... Et, d'ailleurs, nous ne donnerions pas Clotilde à un intrigant ni à un malhonnête homme, fût-il beau, fût-il poète et jeune comme monsieur de Rubempré. - Vous venez tard, dit Clotilde en souriant avec une grâce infinie à Lucien. - Oui, j'ai dÃné en ville. - Vous allez beaucoup dans le monde depuis quelques jours, dit-elle en cachant sa jalousie et ses inquiétudes sous un sourire. - Dans le monde?... reprit Lucien, non, j'ai seulement, par le plus grand des hasards, dÃné toute la semaine chez des banquiers, aujourd'hui chez Nucingen, hier chez du Tiflet, et avant-hier chez les Keller... On voit que Lucien avait bien su prendre le ton de spirituelle impertinence des grands seigneurs. - Vous avez bien des ennemis, lui dit Clotilde en lui présentant et avec quelle grâce! une tasse de thé. On est venu dire à mon père que vous jouissiez de soixante mille francs de dettes, que d'ici à quelque temps vous auriez Sainte-Pélagie pour château de plaisance. Et si vous saviez ce que toutes ces calomnies me valent... Tout cela tombe sur moi. Je ne vous parle pas de ce que je souffre mon père a des regards qui me crucifient, mais de ce que vous devez souffrir, si cela se trouvait, le moins du monde, vrai... - Ne vous préoccupez point de ces niaiseries, aimez-moi comme je vous aime, et faites-moi crédit de quelques mois, répondit Lucien en replaçant sa tasse vide sur le plateau d'argent ciselé. - Ne vous montrez pas à mon père, il vous dirait quelque impertinence; et comme vous ne le souffririez pas, nous serions perdus... Cette méchante marquise d'Espard lui a dit que votre mère avait gardé les femmes en couches, et que votre soeur était repasseuse... - Nous avons été dans la plus profonde misère, répondit Lucien à qui des larmes vinrent aux yeux. Ceci n'est pas de la calomnie, mais de la bonne médisance. Aujourd'hui ma soeur est plus que millionnaire, et ma mère est morte depuis deux ans... On avait réservé ces renseignements pour le moment où je serais sur le point de réussir ici... - Mais qu'avez-vous fait à madame d'Espard? - J'ai eu l'imprudence de raconter plaisamment, chez madame de Sérisy, devant messieurs de Bauvan et de Granville, l'histoire du procès qu'elle faisait pour obtenir l'interdiction de son mari, le marquis d'Espard, et qui m'avait été confiée par Bianchon. L'opinion de monsieur de Granville, appuyé par Bauvan et Sérisy, a fait changer celle du Garde-des-sceaux. L'un et l'autre, ils ont reculé devant la Gazette des Tribunaux, devant le scandale, et la marquise a eu sur les doigts dans les motifs du jugement qui a mis fin à cette horrible affaire. Si monsieur de Sérisy a commis une indiscrétion qui m'a fait de la marquise une ennemie mortelle, j'y ai gagné sa protection, celle du Procureur-général et du comte Octave de Bauvan à qui madame de Sérisy a dit le péril où ils m'avaient mis en laissant deviner la source d'où venaient leurs renseignements. Monsieur le marquis d'Espard a eu la maladresse de me faire une visite en me regardant comme la cause du gain de cet infâme procès. - Je vais nous délivrer de madame d'Espard, dit Clotilde. - Eh! comment? s'écria Lucien. - Ma mère invitera les petits d'Espard qui sont charmants et déjà bien grands. Le père et ses deux fils chanteront ici vos louanges, nous sommes bien sûrs de ne jamais voir leur mère... - Oh! Clotilde, vous êtes adorable, et si je ne vous aimais pas pour vous-même, je vous aimerais pour votre esprit. - Ce n'est pas de l'esprit, dit-elle en mettant tout son amour sur ses lèvres. Adieu. Soyez quelques jours sans venir. Quand vous me verrez à Saint-Thomas-d'Aquin avec une écharpe rose, mon père aura changé d'humeur. Vous avez une réponse collée au dos du fauteuil sur lequel vous êtes, elle vous consolera peut-être de ne pas nous voir. Mettez la lettre que vous m'apportez dans mon mouchoir... Cette jeune personne avait évidemment plus de vingt-sept ans. La maison d'une bonne fille Lucien prit un fiacre à la rue de la Planche, le quitta sur les boulevards, en prit un autre à la Madeleine et lui recommanda de demander la porte rue Taitbout. A onze heures, en entrant chez Esther, il la trouva tout en pleurs, mais mise comme elle se mettait pour lui faire fête! Elle attendait son Lucien couchée sur un divan de satin blanc broché de fleurs jaunes, vêtue d'un délicieux peignoir en mousseline des Indes, à noeuds de rubans couleur cerise, sans corset, les cheveux simplement attachés sur sa tête, les pieds dans de jolies pantoufles de velours doublées de satin cerise, toutes les bougies allumées et le houka prêt; mais elle n'avait pas fumé le sien, qui restait sans feu devant elle, comme un indice de sa situation. En entendant ouvrir les portes, elle essuya ses larmes, bondit comme une gazelle et enveloppa Lucien de ses bras comme un tissu qui, saisi par le vent, s'entortillerait à un arbre. - Séparés, dit-elle, est-il vrai?... - Bah! pour quelques jours, répondit Lucien. Esther lâcha Lucien et retomba sur le divan comme morte. En ces situations, la plupart des femmes babillent comme des perroquets! Ah! elles vous aiment!... Après cinq ans, elles sont au lendemain de leur premier jour de bonheur, elles ne peuvent pas vous quitter, elles sont sublimes d'indignation, de désespoir, d'amour, de colère, de regrets, de terreur, de chagrin, de pressentiments! Enfin, elles sont belles comme une scène de Shakespeare. Mais, sachez-le bien! ces femmes-là n'aiment pas. Quand elles sont tout ce qu'elles disent être, quand enfin elles aiment véritablement, elles font comme fit Esther, comme font les enfants, comme fait le véritable amour; Esther ne disait pas une parole, elle gisait la face dans les coussins, et pleurait à chaudes larmes. Lucien, lui, s'efforçait de soulever Esther et lui parlait. - Mais, enfant, nous ne sommes pas séparés... Comment, après bientôt quatre ans de bonheur, voilà ta manière de prendre une absence? Eh! qu'ai-je donc fait à toutes ces filles-là ?... se dit-il en se souvenant d'avoir été aimé ainsi par Coralie. - Ah! monsieur, vous êtes bien beau, dit Europe.. Les sens ont leur beau idéal. Quand à ce beau si séduisant se joignent la douceur de caractère, la poésie qui distinguaient Lucien, on peut concevoir la folle passion de ces créatures éminemment sensibles aux dons naturels extérieurs, et si naïves dans leur admiration. Esther sanglotait doucement, et restait dans une pose où se trahissait une extrême douleur. - Mais, petite bête, dit Lucien, ne t'a-t-on pas dit qu'il s'agissait de ma vie!... A ce mot dit exprès par Lucien, Esther se dressa comme une bête fauve, ses cheveux dénoués entourèrent sa sublime figure comme d'un feuillage. Elle regarda Lucien d'un oeil fixe. - De ta vie!... s'écria-t-elle en levant les bras et en les laissant retomber par un geste qui n'appartient qu'aux filles en danger. Mais c'est vrai, le mot de ce sauvage parle de choses graves. Elle tira de sa ceinture un méchant papier, mais elle vit Europe, et lui dit "Laisse-nous, ma fille." Quand Europe eut fermé la porte "Tiens, voici ce qu'il m'écrit", reprit-elle en tendant à Lucien une lettre que Carlos venait d'envoyer et que Lucien lut à haute voix. "Vous partirez demain à cinq heures du matin, on vous conduira chez un Garde au fond de la forêt de Saint-Germain, vous y occuperez une chambre au premier étage. Ne sortez pas de cette chambre jusqu'à ce que je le permette, vous n'y manquerez de rien. Le Garde et sa femme sont sûrs. N'écrivez pas à Lucien. Ne vous mettez pas à la fenêtre pendant le jour; mais vous pouvez vous promener pendant la nuit sous la conduite du Garde, si vous avez envie de marcher. Tenez les stores baissés pendant la route il s'agit de la vie de Lucien. "Lucien viendra ce soir vous dire adieu, brûlez ceci devant lui..." Lucien brûla sur-le-champ ce billet à la flamme d'une bougie. - Ecoute, mon Lucien, dit Esther après avoir entendu la lecture de ce billet comme un criminel écoute celle de son arrêt de mort, je ne te dirai pas que je t'aime, ce serait une bêtise... Voici cinq ans bientôt qu'il me semble aussi naturel de t'aimer que de respirer, de vivre... Le premier jour où mon bonheur a commencé sous la protection de cet être inexplicable, qui m'a mise ici comme on met une petite bête curieuse dans une cage, j'ai su que tu devais te marier. Le mariage est un élément nécessaire de ta destinée, et Dieu me garde d'arrêter les développements de ta fortune. Ce mariage est ma mort. Mais je ne t'ennuierai point; je ne ferai pas comme les grisettes qui se tuent à l'aide d'un réchaud de charbon, j'en ai eu assez d'une fois; et, deux fois, ça écoeure, comme dit Mariette. Non je m'en irai bien loin, hors de France. Asie a des secrets de son pays, elle m'a promis de m'apprendre à mourir tranquillement. On se pique, paf! tout est fini. Je ne demande qu'une seule chose, mon ange adoré, c'est de ne pas être trompée. J'ai mon compte de la vie j'ai eu, depuis le jour où je t'ai vu en 1824, jusqu'aujourd'hui, plus de bonheur qu'il n'en tient dans dix existences de femmes heureuses. Ainsi, prends-moi pour ce que je suis une femme aussi forte que faible. Dis-moi "Je me marie". Je ne te demande plus qu'un adieu bien tendre, et tu n'entendras plus jamais parler de moi... Il y eut un moment de silence après cette déclaration, dont la sincérité ne peut se comparer qu'à la naïveté des gestes et de l'accent. - S'agit-il de ton mariage? dit-elle en plongeant un de ces regards fascinateurs et brillants, comme la lame d'un poignard dans les yeux bleus de Lucien. - Voici dix-huit mois que nous travaillons à mon mariage, et il n'est pas encore conclu, répondit Lucien, je ne sais pas quand il pourra se conclure; mais il ne s'agit pas de cela, ma chère petite... il s'agit de l'abbé, de moi, de toi... nous sommes sérieusement menacés... Nucingen t'a vue... - Oui, dit-elle, à Vincennes, il m'a donc reconnue?... - Non, répondit Lucien, mais il est amoureux de toi à en perdre sa caisse. Après dÃner, quand il t'a dépeinte en parlant de votre rencontre, j'ai laissé échapper un sourire involontaire, imprudent, car je suis au milieu du monde comme le sauvage au milieu des pièges d'une tribu ennemie. Carlos, qui m'évite la peine de penser, trouve cette situation dangereuse, il se charge de rouer Nucingen si Nucingen s'avise de nous espionner, et le baron en est bien capable; il m'a parlé de l'impuissance de la police. Tu as allumé un incendie dans une vieille cheminée pleine de suie... - Et que veut faire ton Espagnol? dit Esther tout doucement. - Je n'en sais rien, il m'a dit de dormir sur mes deux oreilles, répondit Lucien sans oser regarder Esther. - S'il en est ainsi, j'obéis avec cette soumission canine dont je fais profession, dit Esther qui passa son bras à celui de Lucien et l'emmena dans sa chambre en lui disant "As-tu bien dÃné, mon Lulu, chez cet infâme Nucingen?" - La cuisine d'Asie empêche de trouver un dÃner bon, quelque célèbre que soit le chef de la maison où l'on dÃne; mais Carême avait fait le dÃner comme tous les dimanches. Lucien comparait involontairement Esther à Clotilde. La maÃtresse était si belle, si constamment charmante qu'elle n'avait pas encore laissé approcher le monstre qui dévore les plus robustes amours la satiété! - Quel dommage, se dit-il, de trouver sa femme en deux volumes! d'un côté, la poésie, la volupté, l'amour, le dévouement, la beauté, la gentillesse... Esther furetait comme furètent les femmes avant de se coucher, elle allait et revenait, elle papillonnait en chantant. Vous eussiez dit d'un colibri. - ...De l'autre, la noblesse du nom, la race, les honneurs, le rang, la science du monde!... Et aucun moyen de les réunir en une seule personne! s'écria Lucien. Le lendemain, à sept heures du matin, en s'éveillant dans cette charmante chambre rose et blanche, le poète se trouva seul. Quand il eut sonné, la fantastique Europe accourut. - Que veut monsieur? - Esther! - Madame est partie à quatre heures trois quarts. D'après les ordres de monsieur l'abbé, j'ai reçu franc de port un nouveau visage. - Une femme?... - Non, monsieur, une Anglaise... une de ces femmes qui vont en journée la nuit, et nous avons ordre de la traiter comme si c'était madame qu'est-ce que monsieur veut faire de cette bringue-là ?... Pauvre madame, a-t-elle pleuré quand elle est montée en voiture... "Enfin, il le faut!... s'est-elle écriée. J'ai quitté ce pauvre chat pendant qu'il dormait, m'a-t-elle dit en essuyant ses larmes; Europe, s'il m'avait regardée ou s'il avait prononcé mon nom, je serais restée, quitte à mourir avec lui..." Tenez, monsieur, j'aime tant madame, que je ne lui ai pas montré sa remplaçante; il y a bien des femmes de chambre qui lui en auraient donné le crève-coeur. - L'inconnue est donc là ?... - Mais, monsieur, elle était dans la voiture qui a emmené madame, et je l'ai cachée dans ma chambre, selon ses instructions... - Est-elle bien? - Aussi bien que peut l'être une femme d'occasion, mais elle n'aura pas de peine à jouer son rôle, si monsieur y met du sien, dit Europe en s'en allant chercher la fausse Esther. Monsieur de Nucingen à l'oeuvre La veille, avant de se coucher, le tout-puissant banquier avait donné ses ordres à son valet de chambre qui, dès sept heures, introduisait le fameux Louchard, le plus habile des Gardes du Commerce dans un petit salon où vint le baron en robe de chambre et en pantoufles... - Fus fus êdes mogué te moi! dit-il en réponse aux salutations du Garde. - Ça ne pouvait pas être autrement, monsieur le baron. Je tiens à ma Charge, et j'ai eu l'honneur de vous dire que je ne pouvais pas me mêler d'une affaire étrangère à mes fonctions. Que vous ai-je promis? de vous mettre en relation avec celui de nos agents qui m'a paru le plus capable de vous servir. Mais monsieur le baron connaÃt les démarcations qui existent entre les gens de différents métiers... Quand on bâtit une maison, on ne fait pas faire à un menuisier ce qui regarde le serrurier. Eh! bien, il y a deux polices la Police Politique, la Police Judiciaire. Jamais les agents de la Police Judiciaire ne se mêlent de la Police Politique, et vice versa. Si vous vous adressiez au chef de la Police Politique, il lui faudrait une autorisation du ministre pour s'occuper de votre affaire, et vous n'oseriez pas l'expliquer au Directeur général de la police du Royaume. Un agent qui ferait de la police pour son compte perdrait sa place. Or, la Police Judiciaire est tout aussi circonspecte que la Police Politique. Ainsi personne, au Ministère de l'Intérieur ou à la Préfecture, ne marche que dans l'intérêt de l'Etat ou dans l'intérêt de la Justice. S'agit-il d'un complot ou d'un crime, eh! mon Dieu, les chefs vont être à vos ordres; mais comprenez donc, monsieur le baron, qu'ils ont d'autres chats à fouetter que de s'occuper des cinquante mille amourettes de Paris. Quant à nous autres, nous ne devons nous mêler que de l'arrestation des débiteurs; et dès qu'il s'agit d'autre chose, nous nous exposons énormément dans le cas où nous troublerions la tranquillité de qui que ce soit. Je vous ai envoyé un de mes gens, mais en vous disant que je n'en répondais pas; vous lui avez dit de vous trouver une femme dans Paris, Contenson vous a carotté un billet de mille, sans seulement se déranger. Autant valait chercher une aiguille dans la rivière que de chercher dans Paris une femme soupçonnée d'aller au bois de Vincennes, et dont le signalement ressemblait à celui de toutes les jolies femmes de Paris. - Gondanzon Contenson, dit le baron, ne bouffait-ile bas me tire la féridé, au lier te me garodder ein pilet te mile vrancs? - Ecoutez, monsieur le baron, dit Louchard, voulez-vous me donner mille écus, je vais vous donner... vous vendre un conseil. - Faud-il mile égus le gonzeil? demanda Nucingen. - Je ne me laisse pas attraper, monsieur le baron, répondit Louchard. Vous êtes amoureux, vous voulez découvrir l'objet de votre passion, vous en séchez comme une laitue sans eau. Il est venu chez vous hier, m'a dit votre valet de chambre, deux médecins qui vous trouvent en danger; moi seul puis vous mettre entre les mains d'un homme habile.... Eh! que diable! si votre vie ne valait pas mille écus... - Tiddes-moi le nom de cedde ôme habile, et gondez sir ma chénérosité! Louchard prit son chapeau, salua, s'en alla. - Tiaple t'homme! s'écria Nucingen, fennez?... dennez - Prenez garde, dit Louchard avant de prendre l'argent, que je vous vends purement et simplement un renseignement. Je vous donnerai le nom, l'adresse du seul homme capable de vous servir, mais c'est un maÃtre... - Fa de vaire viche! s'écria Nucingen, il n'y a que le nom te Varschild qui faille mile égus, ed encore quant ille ette zigné au pas t'ein pilet... - Ch'ovre mile vrancs? Louchard, petit finaud qui n'avait pu traiter d'aucune charge d'avoué, de notaire, d'huissier, ni d'agréé, guigna le baron d'une manière significative. - Pour vous, c'est mille écus ou rien, vous les reprendrez en quelques secondes à la Bourse, lui dit-il. - Ch'ovre mile vrancs!... répéta le baron. - Vous marchanderiez une mine d'or! dit Louchard en saluant et se retirant. - Ch'aurai l'attresse pir ein pilet de sainte sant vrancs, s'écria le baron qui dit à son valet de chambre de lui envoyer son secrétaire. Turcaret n'existe plus. Aujourd'hui le plus grand comme le plus petit banquier déploie son astuce dans les moindres choses il marchande les arts, la bienfaisance, l'amour, il marchanderait au pape une absolution. Ainsi en écoutant parler Louchard, Nucingen avait rapidement pensé que Contenson, étant le bras droit du Garde du Commerce, devait savoir l'adresse de ce MaÃtre en espionnage. Contenson lâcherait pour cinq cents francs ce que Louchard voulait vendre mille écus. Cette rapide combinaison prouve énergiquement que si le coeur de cet homme restait envahi par l'amour, la tête restait encore celle d'un Loup-cervier. - Hâlez fis-même, mennesier, dit le baron à son secrétaire, ghez Condanzon, l'esbion te Lichart, le Carte ti Gommerce, maisse hâlez an gaprioledde, pien fidde, et hamnez-leu eingondinend. Chattends!... Vus basserez bar la borde ti chartin. - Foissi la gleve, gar il edde idile que berzonne ne foye cet homme-là ghez moi. Fous l'introtuirez tans la bedide paffillon ti chartin. Dâgez te vaire ma gommission afec indellichance. On vint parler d'affaires à Nucingen; mais il attendait Contenson, il rêvait d'Esther, il se disait qu'avant peu de temps il reverrait la femme à laquelle il avait dû des émotions inespérées. Et il renvoya tout le monde avec des paroles vagues, avec des promesses à double sens. Contenson lui paraissait l'être le plus important de Paris, il regardait à tout moment dans son jardin. Enfin, après avoir donné l'ordre de fermer sa porte, il se fit servir son déjeuner dans le pavillon qui se trouvait à l'un des angles de son jardin. Dans les bureaux, la conduite, les hésitations du plus madré, du plus clairvoyant, du plus politique des banquiers de Paris, paraissaient inexplicables. - Qu'a donc le patron? disait un Agent de change à l'un des premiers commis. - On ne sait pas, il paraÃt que sa santé donne des inquiétudes; hier, madame la baronne a réuni les docteurs Desplein et Bianchon... Un jour, des étrangers voulurent voir Newton dans un moment où il était occupé à médicamenter un de ses chiens nommé Beauty, qui lui perdit, comme on sait, un immense travail, et à laquelle Beauty était une chienne il ne dit pas autre chose que "Ah! Beauty, tu ne sais pas ce que tu viens de détruire..." Les étrangers s'en allèrent en respectant les travaux du grand homme. Dans toutes les existences grandioses, on trouve une petite chienne Beauty. Quand le maréchal de Richelieu vint saluer Louis XV, après la prise de Mahon, un des plus grands faits d'armes du dix-huitième siècle, le Roi lui dit "Vous savez la grande nouvelle?... ce pauvre Lansmatt est mort!" Lansmatt était un concierge au fait des intrigues du Roi. Jamais les banquiers de Paris ne surent les obligations qu'ils avaient à Contenson. Cet espion fut cause que Nucingen laissa conclure une affaire immense où sa part était faite et qu'il leur abandonna. Tous les jours le Loup-cervier pouvait viser une fortune avec l'artillerie de la Spéculation, tandis que l'Homme était aux ordres du bonheur! Contenson Le célèbre banquier prenait du thé, grignotait quelques tartines de beurre en homme dont les dents n'étaient plus aiguisées par l'appétit depuis longtemps, quand il entendit une voiture arrêtant à la petite porte de son jardin. Bientôt le secrétaire de Nucingen lui présenta Contenson, qu'il n'avait pu trouver que dans un café près de Sainte-Pélagie, où l'agent déjeunait du pourboire donné par un débiteur incarcéré avec certains égards qui se paient. Contenson, voyez-vous, était tout un poème, un poème parisien. A son aspect, vous eussiez deviné de prime abord que le Figaro de Beaumarchais, le Mascarille de Molière, les Frontin de Marivaux et les Lafleur de Dancourt, ces grandes expressions de l'audace dans la friponnerie, de la ruse aux abois, du stratagème renaissant de ses ficelles coupées, sont quelque chose de médiocre en comparaison de ce colosse d'esprit et de misère. Quand, à Paris, vous rencontrez un type, ce n'est plus un homme, c'est un spectacle! ce n'est plus un moment de la vie, mais une existence, plusieurs existences! Cuisez trois fois dans un four un buste de plâtre, vous obtenez une espèce d'apparence bâtarde de bronze florentin; eh! bien, les éclairs de malheurs innombrables, les nécessités de positions terribles avaient bronzé la tête de Contenson comme si la lueur d'un four eût, par trois fois, déteint sur son visage. Les rides très pressées ne pouvaient plus se déplisser, elles formaient des plis éternels, blancs au fond. Cette figure jaune était tout rides. Le crâne, semblable à celui de Voltaire, avait l'insensibilité d'une tête de mort, et, sans quelques cheveux à l'arrière, on eût douté qu'il fût celui d'un homme vivant. Sous un front immobile, s'agitaient sans rien exprimer, des yeux de Chinois exposés sous verre à la porte d'un magasin de thé, des yeux factices qui jouent la vie, et dont l'expression ne change jamais. Le nez, camus comme celui de la mort, narguait le Destin, et la bouche, serrée comme celle d'un avare, était toujours ouverte et néanmoins discrète comme le rictus d'une boite à lettres. Calme comme un sauvage, les mains hâlées, Contenson, petit homme sec et maigre, avait cette attitude diogénique pleine d'insouciance qui ne peut jamais se plier aux formes du respect. Et quels commentaires de sa vie et de ses moeurs n'étaient pas écrits dans son costume, pour ceux qui savent déchiffrer un costume?... Quel pantalon surtout!... un pantalon de recors, noir et luisant comme l'étoffe dite voile avec laquelle on fait les robes d'avocats!... un gilet acheté au Temple, mais à châle et brodé!... un habit d'un noir rouge!... Et tout cela brossé, quasi propre, orné d'une montre attachée par une chaÃne en chrysocale. Contenson laissait voir une chemise de percale jaune, plissée, sur laquelle brillait un faux diamant en épingle! Le col de velours ressemblait à un carcan, sur lequel débordaient les plis rouges d'une chair de caraïbe. Le chapeau de soie était luisant comme du satin, mais la coiffe eût rendu de quoi faire deux lampions si quelque épicier l'eût acheté pour le faire bouillir. Ce n'est rien que d'énumérer ces accessoires, il faudrait pouvoir peindre l'excessive prétention que Contenson savait leur imprimer. Il y avait je ne sais quoi de coquet dans le col de l'habit, dans le cirage tout frais des bottes à semelles entrebâillées, qu'aucune expression française ne peut rendre. Enfin, pour faire entrevoir ce mélange de tons si divers, un homme d'esprit aurait compris, à l'aspect de Contenson, que, si au lieu d'être mouchard il eût été voleur, toutes ces guenilles, au lieu d'attirer le sourire sur les lèvres, eussent fait frissonner d'horreur. Sur le costume, un observateur se fût dit "Voilà un homme infâme, il boit, il joue, il a des vices, mais il ne se soûle pas, mais il ne triche pas, ce n'est ni un voleur, ni un assassin." Et Contenson était vraiment indéfinissable jusqu'à ce que le mot espion fût venu dans la pensée. Cet homme avait fait autant de métiers inconnus qu'il y en a de connus. Le fin sourire de ses lèvres pâles, le clignement de ses yeux verdâtres, la petite grimace de son nez camus, disaient qu'il ne manquait pas d'esprit. Il avait un visage de fer blanc, et l'âme devait être comme le visage. Aussi ses mouvements de physionomie étaient-ils des grimaces arrachées par la politesse, plutôt que l'expression de ses mouvements intérieurs. Il eût effrayé, s'il n'eût pas fait tant rire. Contenson, un des plus curieux produits de l'écume qui surnage aux bouillonnements de la cuve parisienne, où tout est en fermentation, se piquait surtout d'être philosophe. Il disait sans amertume "J'ai de grands talents, mais on les a pour rien, c'est comme si j'étais un crétin!" Et il se condamnait au lieu d'accuser les hommes. Trouvez beaucoup d'espions qui n'aient pas plus de fiel que n'en avait Contenson? - Les circonstances sont contre nous, répétait-il à ses chefs, nous pouvions être du cristal, nous restons grain de sable, voilà tout. Son cynisme en fait de costume avait un sens, il ne tenait pas plus à son habillement de ville que les acteurs ne tiennent au leur; il excellait à se déguiser, à se grimer; il eût donné des leçons à Frédérick LemaÃtre, car il pouvait se faire dandy quand il le fallait. Il avait dû jadis dans la jeunesse appartenir à la société débraillée des gens à petites maisons. Il manifestait une profonde antipathie pour la Police Judiciaire, car il avait appartenu sous l'Empire à la police de Fouché, qu'il regardait comme un grand homme. Depuis la suppression du Ministère de la Police, il avait pris pour pis-aller la partie des arrestations commerciales; mais ses capacités connues, sa finesse en faisaient un instrument précieux, et les chefs inconnus de la Police Politique avaient maintenu son nom sur leurs listes. Contenson, de même que ses camarades, n'était qu'un des comparses du drame dont les premiers rôles appartenaient à leurs chefs, quand il s'agissait d'un travail politique. Jusqu'où la passion conduit - Hâlés fis-en, dit Nucingen en renvoyant son secrétaire par un geste. - Pourquoi cet homme est-il dans un hôtel et moi dans un garni..., se disait Contenson. Il a trois fois roué ses créanciers, il a volé, moi je n'ai jamais pris un denier... J'ai plus de talent qu'il n'en a... - Gondanson, mon bedid, dit le baron, vûs m'affesse garoddé ein pilet de mile vrancs... - Ma maÃtresse devait à Dieu et au diable... - Ti has eine maÃtresse? s'écria Nucingen en regardant Contenson avec une admiration mêlée d'envie. - Je n'ai que soixante-six ans, répondit Contenson en homme que le Vice avait maintenu jeune, comme un fatal exemple - Et que vaid-elle? - Elle m'aide, dit Contenson. Quand on est voleur et qu'on est aimé par une honnête femme, ou elle devient voleuse, ou l'on devient honnête homme. Moi, je suis resté mouchard. - Ti has pessoin t'archant, tuchurs! demanda Nucingen. Toujours, répondit Contenson en souriant, c'est mon état d'en désirer, comme le vôtre est d'en gagner; nous pouvons nous entendre ramassez-m'en, je me charge de le dépenser. Vous serez le puits et moi le seau... - Feux-tu cagner ein pilet te saint sante vrancs? - Belle question! mais suis-je bête?... Vous ne me l'offrez pas pour réparer l'injustice de la fortune à mon égard. - Di tutte, ché le choins au pilet te mile ké ti m'has ghibbé; ça vait kinse sante vrancs ke che de tonne. - Bien, vous me donnez les mille francs que j'ai pris, et vous ajoutez cinq cents francs... - C'esde pien ça, fit Nucingen en hochant la tête. - Ça ne fait toujours que cinq cents francs, dit imperturbablement Contenson. - A tonner?... répondit le baron. - A prendre. Eh! bien, contre quelle valeur monsieur le baron échange-t-il cela? - On m'a did qu'il y affait à Baris ein ôme gapable te tégoufrir la phâme que chaime, et que tu sais son hatresse... Envin ein maÃdre en esbionache? - C'est vrai... - Eh! pien, tonne moi l'hatresse, et ti hâs les saint sante vrancs. - Voir? répondit vivement Contenson. - Les foissi, reprit le baron en tirant un billet de sa poche. - Eh! bien, donnez, dit Contenson en tendant la main. - Tonnant, tonnant, hâlons foir l'ôme, et ti bas l'archant, gar ti bourrais me fendre peaugoup t'atresses à ce prix-là . Contenson se mit à rire. - Au fait, vous avez le droit de penser cela de moi, dit-il ayant l'air de se gourmander. Plus notre état est canaille, plus il y faut de probité. Mais, voyez-vous, monsieur le baron, mettez six cents francs, et je vous donnerai un bon conseil. - Tonne, et vie-toi à ma chenerosidé... - Je me risque, dit Contenson; mais je joue gros jeu. En police, voyez-vous, il faut aller sous terre. Vous dites Allons, marchons!... Vous êtes riche, vous croyez que tout cède à l'argent. L'argent est bien quelque chose. Mais avec de l'argent, selon les deux ou trois hommes forts de notre partie, on n'a que des hommes. Et il existe des choses, auxquelles on ne pense point, qui ne peuvent pas s'acheter!... On ne soudoie pas le hasard. Aussi, en bonne police, ça ne se fait-il pas ainsi. Voulez-vous vous montrer avec moi en voiture? on sera rencontré. On a le hasard tout aussi bien pour soi que contre soi. - Frai? dit le baron. - Dame! oui, monsieur. C'est un fer à cheval ramassé dans la rue qui a mené le Préfet de police à la découverte de la machine infernale. Eh! bien, quand nous irions ce soir, à la nuit, en fiacre chez monsieur de Saint-Germain, il ne se soucierait pas plus de vous voir entrant chez lui que vous d'être vu y allant. - C'esd chiste, dit le baron. - Ah! c'est le fort des forts, le second du fameux Corentin, le bras droit de Fouché, que d'aucuns disent son fils naturel, il l'aurait eu étant prêtre; mais c'est des bêtises Fouché savait être prêtre, comme il a su être ministre. Eh! bien, vous ne ferez pas travailler cet homme-là , voyez-vous, à moins de dix billets de mille francs... pensez-y... Mais votre affaire sera faite, et bien faite. Ni vu ni connu, comme on dit. Je devrai prévenir monsieur de Saint-Germain, et il vous assignera quelque rendez-vous dans un, endroit où personne ne pourra rien voir ni rien entendre, car il court des dangers à faire de la police pour le compte des particuliers. Mais, que voulez-vous?... c'est un brave homme, le roi des hommes, et un homme qui a essuyé de grandes persécutions, et pour avoir sauvé la France, encore!... comme moi, comme tous ceux qui l'ont sauvée! - Ai pien, di m'égriras l'hire tu Percher, dit le baron en souriant de cette vulgaire plaisanterie. - Monsieur le baron ne me graisse pas la patte?... dit Contenson avec un air à la fois humble et menaçant. - Chan, cria le baron à son jardinier, fa temanter fint vrancs à Cheorche, et abborde-les moi... - Si monsieur le baron n'a pas d'autres renseignements que ceux qu'il m'a donnés, je doute cependant que le maÃtre puisse lui être utile. - Chen ai t'audres! répondit le baron d'un air fin. - J'ai l'honneur de saluer monsieur le baron, dit Contenson en prenant la pièce de vingt francs, j'aurai l'honneur de venir dire à Georges où monsieur devra se trouver ce soir, car il ne faut jamais rien écrire en bonne police. - C'edde trolle gomme ces caillarts onte de l'esbrit, se dit le baron, c'edde en bolice, dou gomme tans les avvaires. Le père des CanquoÃlles En quittant le baron, Contenson alla tranquillement de la rue Saint-Lazare à la rue Saint-Honoré, jusqu'au café David; il y regarda par les carreaux et aperçut un vieillard connu là sous le nom de père CanquoÃlle. Le café David, situé rue de la Monnaie au coin de la rue Saint-Honoré, a joui pendant les trente premières années de ce siècle d'une sorte de célébrité, circonscrite d'ailleurs au quartier dit des Bourdonnais. Là se réunissaient les vieux négociants retirés ou les gros commerçants encore en exercice les Camusot, les Lebas, les Pillerault les Popinot, quelques propriétaires comme le petit père Molineux. On y voyait de temps en temps le vieux père Guillaume qui y venait de la rue du Colombier. On y parlait politique entre soi, mais prudemment, car l'opinion du café David était le libéralisme. On s'y racontait les cancans du quartier, tant les hommes éprouvent le besoin de se moquer les uns des autres!... Ce café, comme tous les cafés d'ailleurs, avait son personnage original dans ce père CanquoÃlle, qui y venait depuis l'année 1811, et qui paraissait être si parfaitement en harmonie avec les gens probes réunis là , que personne ne se gênait pour parler politique en sa présence. Quelquefois ce bonhomme, dont la simplicité fournissait beaucoup de plaisanteries aux habitués, avait disparu pour un ou deux mois; mais ses absences, toujours -attribuées à ses infirmités ou à sa vieillesse, car il parut dès 1811 avoir passé l'âge de soixante ans, n'étonnaient jamais personne. - Qu'est donc devenu le père CanquoÃlle?... disait-on à la dame du comptoir. - J'ai dans l'idée, répondait-elle, qu'un beau jour nous apprendrons sa mort par les Petites-Affiches. Le père CanquoÃlle donnait dans sa prononciation un perpétuel certificat de son origine, il disait une estatue, espécialle, le peuble et ture pour turc. Son nom était celui d'un petit bien appelé Les CanquoÃlles, mot qui signifie hanneton dans quelques provinces, et situé dans le département de Vaucluse, d'où il était venu. On avait fini par dire CanquoÃlle au lieu de des CanquoÃlles, sans que le bonhomme s'en fâchât, la noblesse lui semblait morte en 1793; d'ailleurs le fief des CanquoÃlles ne lui appartenait pas, il était cadet d'une branche cadette. Aujourd'hui la mise du père CanquoÃlle semblerait étrange; mais de 1811 à 1820, elle n'étonnait personne. Ce vieillard portait des souliers à boucles en acier à facettes, des bas de soie à raies circulaires alternativement blanches et bleues, une culotte en pou-de-soie à boucles ovales pareilles à celle des souliers, quant à la façon. Un gilet blanc à broderie, un vieil habit de drap verdâtre-marron à boutons de métal et une chemise à jabot plissé dormant complétaient ce costume. A moitié du jabot brillait un médaillon en or où se voyait sous verre un petit temple en cheveux, une de ces adorables petitesses de sentiment qui rassurent les hommes, tout comme un épouvantail effraie les moineaux. La plupart des hommes, comme les animaux, s'effraient et se rassurent avec des riens. La culotte du père CanquoÃlle se soutenait par une boucle qui, selon la mode du dernier siècle, la serrait au-dessus de l'abdomen. De la ceinture pendaient parallèlement deux chaÃnes d'acier composées de plusieurs chaÃnettes, et terminées par un paquet de breloques. Sa cravate blanche était tenue par derrière au moyen d'une petite boucle en or. Enfin sa tête neigeuse et poudrée se parait encore, en 1816, du tricorne municipal que portait aussi monsieur Try, Président du tribunal. Ce chapeau, si cher au vieillard, le père CanquoÃlle l'avait remplacé depuis peu le bonhomme crut devoir ce sacrifice à son temps par cet ignoble chapeau rond contre lequel personne n'ose réagir. Une petite queue, serrée dans un ruban, décrivait dans le dos de l'habit une trace circulaire où la crasse disparaissait sous une fine tombée de poudre. En vous arrêtant au trait distinctif du visage, un nez plein de gibbosités, rouge et digne de figurer dans un plat de truffes, vous eussiez supposé un caractère facile, niais et débonnaire à cet honnête vieillard essentiellement gobe-mouche, et vous en eussiez été la dupe, comme tout le café David, où jamais personne n'avait examiné le front observateur, la bouche sardonique et les yeux froids de ce vieillard dodeliné par les vices, calme comme un Vitellius dont le ventre impérial reparaissait, pour ainsi dire, palingénésiquement. En 1816, un jeune commis voyageur, nommé Gaudissart, habitué du café David, se grisa de onze heures à minuit avec un officier à demi-solde. Il eut l'imprudence de parler d'une conspiration ourdie contre les Bourbons, assez sérieuse et près d'éclater. On ne voyait plus dans le café que le père CanquoÃlle qui semblait endormi, deux garçons qui sommeillaient, et la dame du comptoir. Dans les vingt-quatre heures Gaudissart fut arrêté la conspiration était découverte. Deux hommes périrent sur l'échafaud. Ni Gaudissart, ni personne ne soupçonna jamais le brave père CanquoÃlle d'avoir éventé la mèche. On renvoya les garçons, on s'observa pendant un an, et l'on s'effraya de la Police, de concert avec le père CanquoÃlle qui parlait de déserter le café David, tant il avait horreur de la police. Contenson entra dans le café, demanda un petit verre d'eau-de-vie, ne regarda pas le père CanquoÃlle occupé à lire les journaux; seulement, quand il eut lampé son verre d'eau-de-vie, il prit la pièce d'or du baron, et appela le garçon en frappant trois coups secs sur la table. La dame du comptoir et le garçon examinèrent la pièce d'or avec un soin très injurieux pour Contenson; mais leur défiance était autorisée par l'étonnement que causait à tous les habitués l'aspect de Contenson. - Cet or est-il le produit d'un vol ou d'un assassinat?... Telle était la pensée de quelques esprits forts et clairvoyants qui regardaient Contenson par-dessous leurs lunettes tout en ayant l'air de lire leur journal. Contenson, qui voyait tout et ne s'étonnait jamais de rien, s'essuya dédaigneusement les lèvres avec un foulard où il n'y avait que trois reprises, reçut le reste de sa monnaie, empocha tous les gros sous dans son gousset dont la doublure, jadis blanche, était aussi noire que le drap du pantalon, et n'en laissa pas un seul au garçon. - Quel gibier de potence! dit le père CanquoÃlle à monsieur Pillerault son voisin. - Bah! répondit à tout le café monsieur Camusot qui seul n'avait pas montré le moindre étonnement, c'est Contenson, le bras droit de Louchard, notre Garde du Commerce. Les drôles ont peut-être quelqu'un à pincer dans le quartier... Un quart d'heure après, le bonhomme CanquoÃlle se leva, prit son parapluie, et s'en alla tranquillement. N'est-il pas nécessaire d'expliquer quel homme terrible et profond se cachait sous l'habit du père CanquoÃlle, de même que l'abbé Carlos recélait Vautrin? Ce Méridional, né aux CanquoÃlles, le seul domaine de sa famille, assez honorable d'ailleurs, avait nom Peyrade. Il appartenait en effet à la branche cadette de la maison de La Peyrade, une vieille mais pauvre famille du Comtat, qui possède encore la petite terre de la Peyrade. Il était venu, lui septième enfant, à pied à Paris, avec deux écus de six livres dans sa poche, en 1772, à l'âge de dix-sept ans, poussé par les vices d'un tempérament fougueux, par la brutale envie de parvenir qui attire tant de Méridionaux dans la capitale, quand ils ont compris que la maison paternelle ne pourra jamais fournir les rentes de leurs passions. On comprendra toute la jeunesse de Peyrade en disant qu'en 1782 il était le confident, le héros de la Lieutenance-générale de police, où il fut très estimé par messieurs Lenoir et d'Albert, les deux derniers lieutenants-généraux. La Révolution n'eut pas de police, elle n'en avait pas besoin. L'espionnage, alors assez général, s'appela civisme. Le Directoire, gouvernement un peu plus régulier que celui du Comité de Salut public, fut obligé de reconstituer une police, et le Premier Consul acheva la création par la Préfecture de police et par le Ministère de la Police générale. Peyrade, l'homme des traditions, créa le personnel, de concert avec un homme appelé Corentin, beaucoup plus fort que Peyrade d'ailleurs, quoique plus jeune, et qui ne fut un homme de génie que dans les souterrains de la police. En 1808, les immenses services que rendit Peyrade furent récompensés par sa nomination au poste éminent de Commissaire général de police à Anvers. Dans la pensée de Napoléon, cette espèce de préfecture de police équivalait à un ministère de la police chargé de surveiller la Hollande. Au retour de la campagne de 1809, Peyrade fut enlevé d'Anvers par un ordre du cabinet de l'Empereur, amené en poste à Paris entre deux gendarmes, et jeté à la Force. Deux mois après, il sortit de prison cautionné par son ami Corentin, après avoir toutefois subi, chez le Préfet de police, trois interrogatoires de chacun six heures. Peyrade devait-il sa disgrâce à l'activité miraculeuse avec laquelle il avait secondé Fouché dans la défense des côtes de la France, attaquées par ce qu'on a, dans le temps, nommé l'expédition de Walcheren, et dans laquelle le duc d'Otrante déploya des capacités dont s'effraya l'Empereur? Ce fut probable dans le temps pour Fouché; mais aujourd'hui que tout le monde sait ce qui se passa dans ce temps au Conseil des ministres convoqué par Cambacérès, c'est une certitude. Tous foudroyés par la nouvelle de la tentative de l'Angleterre, qui rendait à Napoléon l'expédition de Boulogne, et surpris sans le maÃtre alors retranché dans l'Ãle de Lobau, où l'Europe le croyait perdu, les ministres ne savaient quel parti prendre. L'opinion générale fut d'expédier un courrier à l'Empereur; mais Fouché seul osa tracer le plan de campagne qu'il mit d'ailleurs à exécution. - "Agissez comme vous voudrez, lui dit Cambacérès; mais moi qui tiens à ma tête, j'expédie un rapport à l'Empereur." On sait quel absurde prétexte prit l'Empereur, à son retour, en plein Conseil d'Etat, pour disgracier son ministre et le punir d'avoir sauvé la France sans lui. Depuis ce jour, l'Empereur doubla l'inimitié du prince de Talleyrand de celle du duc d'Otrante, les deux seuls grands politiques dus à la Révolution, et qui peut-être eussent sauvé Napoléon en 1813. On prit, pour mettre Peyrade à l'écart, le vulgaire prétexte de concussion il avait favorisé la contrebande en partageant quelques profits avec le haut commerce. Ce traitement était rude pour un homme qui devait le bâton de maréchal du Commissariat général à de grands services rendus. Cet homme, vieilli dans la pratique des affaires, possédait les secrets de tous les gouvernements depuis l'an 1775, époque de son entrée à la Lieutenance-générale de police. L'Empereur, qui se croyait assez fort pour créer des hommes à son usage, ne tint aucun compte des représentations qui lui furent faites plus tard en faveur d'un homme considéré comme un des plus sûrs, des plus habiles et des plus fins de ces génies inconnus, chargés de veiller à la sûreté des Etats. Il crut pouvoir remplacer Peyrade par Contenson; mais Contenson était alors absorbé par Corentin à son profit. Peyrade fut d'autant plus cruellement atteint, que, libertin et gourmand, il se trouvait relativement aux femmes dans la situation d'un pâtissier qui aimerait les friandises. Ses habitudes vicieuses étaient devenues chez lui la nature même il ne pouvait plus se passer de bien dÃner, de jouer, de mener enfin cette vie de grand seigneur sans faste à laquelle s'adonnent tous les gens de facultés puissantes, et qui se sont fait un besoin de distractions exorbitantes. Puis, il avait jusqu'alors grandement vécu sans jamais être tenu à représentation, mangeant à même, car on ne comptait jamais ni avec lui ni avec Corentin, son ami. Cyniquement spirituel, il aimait d'ailleurs son état, il était philosophe. Enfin, un espion, à quelque étage qu'il soit dans la machine de la police, ne peut pas plus qu'un forçat revenir à une profession dite honnête ou libérale. Une fois marqués, une fois immatriculés, les espions et les condamnés ont pris, comme les diacres, un caractère indélébile. Il est des êtres auxquels l'Etat Social imprime des destinations fatales. Pour son malheur, Peyrade s'était amouraché d'une jolie petite fille, un enfant qu'il avait la certitude d'avoir eu lui-même d'une actrice célèbre, à laquelle il rendit un service et qui en fut reconnaissante pendant trois mois. Peyrade, qui fit revenir son enfant d'Anvers, se vit donc sans ressources dans Paris, avec un secours annuel de douze cents francs accordé par la Préfecture de police au vieil élève de Lenoir. Il se logea rue des Moineaux, au quatrième, dans un petit appartement de cinq pièces, pour deux cent cinquante francs. Les mystères de la Police Si jamais un homme doit sentir l'utilité, les douceurs de l'amitié, n'est-ce pas le lépreux moral appelé par la foule un espion, par le peuple un mouchard, par l'administration un agent? Peyrade et Corentin étaient donc amis comme Oreste et Pylade. Peyrade avait formé Corentin, comme Vien forma David; mais l'élève surpassa promptement le maÃtre. Ils avaient commis ensemble plus d'une expédition. Voir Une Ténébreuse Affaire. Peyrade, heureux d'avoir deviné le mérite de Corentin, l'avait lancé dans la carrière en lui préparant un triomphe. Il força son élève à se servir d'une maÃtresse qui le dédaignait comme d'un hameçon à prendre un homme. Voir Les Chouans. Et Corentin avait à peine alors vingt-cinq ans!... Corentin, resté l'un des généraux dont le Ministre de la police est le Connétable, avait gardé, sous le duc de Rovigo, la place éminente qu'il occupait sous le duc d'Otrante. Or, il en était alors de la Police Générale comme de la Police Judiciaire. A chaque affaire un peu vaste, on passait des forfaits, pour ainsi dire, avec les trois, quatre ou cinq agents capables. Le ministre, instruit de quelque complot, averti de quelque machination, n'importe comment, disait à l'un des colonels de sa police "Que vous faut-il pour arriver à tel résultat?" Corentin, Contenson répondaient après un mûr examen "Vingt, trente, quarante mille francs." Puis, une fois l'ordre donné d'aller en avant, tous les moyens et les hommes à employer étaient laissés au choix et au jugement de Corentin ou de l'agent désigné. La Police judiciaire agissait d'ailleurs ainsi pour la découverte des crimes avec le fameux Vidocq. La Police Politique, de même que la Police Judiciaire, prenait ses hommes principalement parmi les agents connus, immatriculés, habituels, et qui sont comme les soldats de cette force secrète si nécessaire aux gouvernements, malgré les déclamations des philanthropes ou des moralistes à petite morale. Mais l'excessive confiance due aux deux ou trois généraux de la trempe de Peyrade et de Corentin impliquait, chez eux, le droit d'employer des personnes inconnues, toujours néanmoins à charge de rendre compte au Ministère dans les cas graves. Or, l'expérience, la finesse de Peyrade étaient trop précieuses à Corentin, qui, la bourrasque de 1810 passée, employa son vieil ami, le consulta toujours, et subvint largement à ses besoins. Corentin trouva moyen de donner environ mille francs par mois à Peyrade. De son côté, Peyrade rendit d'immenses services à Corentin. En 1816, Corentin, à propos de la découverte de la conspiration où devait tremper le bonapartiste Gaudissart, essaya de faire réintégrer Peyrade à la Police Générale du Royaume; mais une influence inconnue écarta Peyrade. Voici pourquoi. Dans leur désir de se rendre nécessaires, Peyrade, Corentin et Contenson, à l'instigation du duc d'Otrante, avaient organisé, pour le compte de Louis XVIII, une Contre-Police dans laquelle Contenson et les agents de première force furent employés. Louis XVIII mourut, instruit de secrets qui resteront des secrets pour les historiens les mieux informés. La lutte de la Police Générale du Royaume et de la Contre-Police du Roi engendra d'horribles affaires dont le secret a été gardé par quelques échafauds. Ce n'est ici ni le lieu ni l'occasion d'entrer dans des détails à ce sujet, car les Scènes de la Vie Parisienne ne sont pas les Scènes de la Vie Politique; il suffit de faire apercevoir quels étaient les moyens d'existence de celui qu'on appelait le bonhomme CanquoÃlle au café David, par quels fils il se rattachait au pouvoir terrible et mystérieux de la Police. De 1817 à 1822, Corentin, Contenson, Peyrade et leurs agents eurent pour mission d'espionner souvent le Ministre lui-même. Ceci peut expliquer pourquoi le Ministère refusa d'employer Peyrade et Contenson sur qui Corentin, à leur insu, fit tomber les soupçons des ministres, afin d'utiliser son ami, quand sa réintégration lui parut impossible. Les ministres eurent alors confiance en Corentin, ils le chargèrent de surveiller Peyrade, ce qui fit sourire Louis XVIII. Corentin et Peyrade restaient alors entièrement les maÃtres du terrain. Contenson, pendant longtemps attaché à Peyrade, le servait encore. Il s'était mis au service de Gardes du Commerce par les ordres de Corentin et de Peyrade. En effet, par suite de cette espèce de fureur qu'inspire une profession exercée avec amour, ces deux généraux aimaient à placer leurs plus habiles soldats dans tous les endroits où les renseignements pouvaient abonder. D'ailleurs, les vices de Contenson, ses habitudes dépravées qui l'avaient fait tomber plus bas que ses deux amis, exigeaient tant d'argent, qu'il lui fallait beaucoup de besogne. Contenson, sans commettre aucune indiscrétion, avait dit à Louchard qu'il connaissait le seul homme capable de satisfaire le baron de Nucingen. Peyrade était, en effet, le seul agent qui pouvait faire impunément de la police pour le compte d'un particulier. Louis XVIII mort, Peyrade perdit non seulement toute son importance, mais encore les bénéfices de sa position d'Espion Ordinaire de Sa Majesté. En se croyant indispensable, il avait continué son train de vie. Les femmes, la bonne chère et le Cercle des Etrangers avaient préservé de toute économie un homme qui jouissait, comme tous les gens taillés pour les vices, d'une constitution de fer. Mais, de 1826 à 1829, près d'atteindre soixante-quatorze ans, il enrayait, selon son expression. D'année en année, Peyrade avait vu son bien-être diminuant. Il assistait aux funérailles de la Police, il voyait avec chagrin le gouvernement de Charles X en abandonnant les bonnes traditions. De session en session, la Chambre rognait les allocations nécessaires à l'existence de la Police, en haine de ce moyen de gouvernement et par parti pris de moraliser cette institution. - C'est comme si l'on voulait faire la cuisine en gants blancs, disait Peyrade à Corentin. Corentin et Peyrade apercevaient 1830 dès 1822. Ils connaissaient la haine intime que Louis XVIII portait à son successeur, ce qui explique son laisser-aller avec la branche cadette, et sans laquelle son règne et sa politique seraient une énigme sans mot. En vieillissant, son amour pour sa fille naturelle avait grandi chez Peyrade. Pour elle, il s'était mis sous sa forme bourgeoise, car il voulait marier sa Lydie à quelque honnête homme. Aussi, depuis trois ans surtout, voulait-il se caser, soit à la Préfecture de police, soit à la Direction de la Police Générale du Royaume, dans quelque place ostensible, avouable. Il avait fini par inventer une place dont la nécessité se ferait, disait-il à Corentin, sentir tôt ou tard. Il s'agissait de créer à la Préfecture de police un Bureau dit de renseignements, qui serait un intermédiaire entre la Police de Paris proprement dite, la Police judiciaire et la Police du Royaume afin de faire profiter la Direction Générale de toutes ces forces disséminées. Peyrade seul pouvait, à son âge, après cinquante-cinq ans de discrétion, être l'anneau qui rattacherait les trois polices, être enfin l'archiviste à qui la Politique et la justice s'adresseraient pour s'éclairer en certains cas. Peyrade espérait ainsi rencontrer, Corentin aidant, une occasion d'attraper une dot et un mari pour sa petite Lydie. Corentin avait déjà parlé de cette affaire au Directeur Général de la Police du Royaume, sans parler de Peyrade, et le Directeur Général, un Méridional, jugeait nécessaire de faire venir la proposition de la Préfecture. Au moment où Contenson avait frappé trois coups avec sa pièce d'or sur la table du café, signal qui voulait dire "J'ai à vous parler", le doyen des hommes de police était à penser à ce problème "Par quel personnage, par quel intérêt faire marcher le Préfet de police actuel?" Et il avait l'air d'un imbécile étudiant son Courrier français. - Notre pauvre Fouché, se disait-il en cheminant le long de la rue Saint-Honoré, ce grand homme est mort! nos intermédiaires avec Louis XVIII sont en disgrâce! D'ailleurs, comme le disait Corentin hier, on ne croit plus à l'agilité ni à l'intelligence d'un septuagénaire... Ah! pourquoi me suis-je habitué à dÃner chez Véry, à boire des vins exquis... à chanter la Mère Godichon... à jouer quand j'ai de l'argent! Pour s'assurer une position, il ne suffit pas d'avoir de l'esprit, comme dit Corentin, il faut encore de l'esprit de conduite! Ce cher monsieur Lenoir m'a bien prédit mon sort quand il s'est écrié, à propos de l'affaire du Collier "Vous ne serez jamais rien!" en apprenant que je n'étais pas resté sous le lit de la fille Oliva. Le ménage d'un espion Si le vénérable père CanquoÃlle on l'appelait le père CanquoÃlle dans sa maison était resté rue des Moineaux, au quatrième étage, croyez qu'il avait trouvé, dans la disposition du local, des bizarreries qui favorisaient l'exercice de ses terribles fonctions. Sise au coin de la rue Saint-Roch, sa maison se trouvait sans voisinage d'un côté. Comme elle était partagée en deux portions, au moyen de l'escalier, il existait, à chaque étage, deux chambres complètement isolées. Ces deux chambres étaient situées du coté de la rue Saint-Roch. Au-dessus du quatrième étage s'étendaient des mansardes dont l'une servait de cuisine, et dont l'autre était l'appartement de l'unique servante du père CanquoÃlle, une Flamande nommée Katt, qui avait nourri Lydie. Le père CanquoÃlle avait fait sa chambre à coucher de la première des deux pièces séparées, et de la seconde son cabinet. Un gros mur mitoyen isolait ce cabinet par le fond. La croisée, qui voyait sur la rue des Moineaux, faisait face à un mur d'encoignure sans fenêtre. Or, comme toute la largeur de la chambre de Peyrade les séparait de l'escalier, les deux amis ne craignaient aucun regard, aucune oreille, en causant d'affaires dans ce cabinet fait exprès pour leur affreux métier. Par précaution, Peyrade avait mis un lit de paille, une thibaude et un tapis très épais dans la chambre de la Flamande, sous prétexte de rendre heureuse la nourrice de son enfant. De plus, il avait condamné la cheminée, en se servant d'un poêle dont le tuyau sortait par le mur extérieur sur la rue Saint-Roch. Enfin, il avait étendu sur le carreau plusieurs tapis, afin d'empêcher les locataires de l'étage inférieur de saisir aucun bruit. Expert en moyens d'espionnage, il sondait le mur mitoyen, le plafond et le plancher une fois par semaine, et les visitait comme un homme qui veut tuer les insectes importuns. La certitude d'être là , sans témoins ni auditeurs, avait fait choisir ce cabinet à Corentin pour salle de délibération quand il ne délibérait pas chez lui. Le logement de Corentin n'était connu que du Directeur Général de la Police du Royaume et de Peyrade, il y recevait les personnages que le Ministère ou le Château prenaient pour intermédiaires dans les circonstances graves; mais aucun agent, aucun homme en sous-ordre n'y venait, et il combinait les choses du métier chez Peyrade. Dans cette chambre sans aucune apparence se tramèrent des plans, se prirent des résolutions qui fourniraient d'étranges annales et des drames curieux, si les murs pouvaient parler. Là s'analysèrent, de 1816 à 1826, d'immenses intérêts. Là se découvrirent dans leur germe les événements qui devaient peser sur la France. Là , Peyrade et Corentin, aussi prévoyants, mais plus instruits que Belart, le Procureur général, se disaient dès 1819 "Si Louis XVIII ne veut pas frapper tel ou tel coup, se défaire de tel prince, il exècre donc son frère? il veut donc lui léguer une révolution?" La porte de Peyrade était ornée d'une ardoise sur laquelle il trouvait parfois des marques bizarres, des chiffres écrits à la craie. Cette espèce d'algèbre infernale offrait aux initiés des significations très claires. En face de l'appartement si mesquin de Peyrade, celui de Lydie était composé d'une antichambre, d'un petit salon, d'une chambre à coucher et d'un cabinet de toilette... La porte de Lydie, comme celle de la chambre de Peyrade, était composée d'une tôle de quatre lignes d'épaisseur, placée entre deux fortes planches en chêne, armées de serrures et d'un système de gonds qui les rendaient aussi difficiles à forcer que des portes de prison. Aussi, quoique la maison fût une de ces maisons à allée, à boutique et sans portier, Lydie vivait-elle là sans avoir rien à craindre. La salle à manger, le petit salon, la chambre, dont toutes les croisées avaient des jardins aériens, étaient d'une propreté flamande et pleine de luxe. La nourrice flamande n'avait jamais quitté Lydie, qu'elle appelait sa fille. Toutes deux elles allaient à l'église avec une régularité qui donnait du bonhomme CanquoÃlle une excellente opinion à l'épicier royaliste établi dans la maison, au coin de la rue des Moineaux et de la rue Neuve Saint-Roch, et dont la famille, la cuisine, les garçons occupaient le premier étage et l'entresol. Au second étage vivait le propriétaire, et le troisième était loué, depuis vingt ans, par un lapidaire. Chacun des locataires avait la clef de la porte bâtarde. L'épicière recevait d'autant plus complaisamment les lettres et les paquets adressés à ces trois paisibles ménages, que le magasin d'épiceries était pourvu d'une boite aux lettres. Sans ces détails, les étrangers et ceux à qui Paris est connu n'auraient pu comprendre le mystère et la tranquillité, l'abandon et la sécurité qui faisaient de cette maison une exception parisienne. Dès minuit, le père CanquoÃlle pouvait ourdir toutes les trames, recevoir des espions et des ministres, des femmes et des filles, sans que qui que ce soit au monde s'en aperçût. Peyrade, de qui la Flamande avait dit à la cuisinière de l'épicier "Il ne ferait pas de mal à une mouche!" passait pour le meilleur des hommes. Il n'épargnait rien pour sa fille. Lydie, après avoir eu Schmucke pour maÃtre de musique, était musicienne à pouvoir composer. Elle savait laver une seppia, peindre à la gouache et à l'aquarelle. Peyrade dÃnait tous les dimanches avec sa fille. Ce jour-là le bonhomme était exclusivement père. Religieuse sans être dévote, Lydie faisait ses pâques et allait à confesse tous les mois. Néanmoins, elle se permettait de temps en temps la petite partie de spectacle. Elle se promenait aux Tuileries quand il faisait beau. Tels étaient tous ses plaisirs, car elle menait la vie la plus sédentaire. Lydie, qui adorait son père, en ignorait entièrement les sinistres capacités et les occupations ténébreuses. Aucun désir n'avait troublé la vie pure de cette enfant si pure. Svelte, belle comme sa mère, douée d'une voix délicieuse, d'un minois fin, encadré par de beaux cheveux blonds, elle ressemblait à ces anges plus mystiques que réels, posés par quelques peintres primitifs au fond de leurs Saintes Familles. Le regard de ses yeux bleus semblait verser un rayon du ciel sur celui qu'elle favorisait d'un coup d'oeil. Sa mise chaste, sans exagération d'aucune mode, exhalait un charmant parfum de bourgeoisie. Figurez-vous un vieux satan, père d'un ange, et se rafraÃchissant à ce divin contact, vous aurez une idée de Peyrade et de sa fille. Si quelqu'un eût sali ce diamant, le père aurait inventé, pour l'engloutir, un de ces formidables traquenards où se prirent, sous la Restauration, des malheureux qui portèrent leurs têtes sur l'échafaud. Mille écus suffisaient à Lydie et à Katt, celle qu'elle appelait sa bonne. En entrant par le haut de la rue des Moineaux, Peyrade aperçut Contenson; il le dépassa, monta le premier, entendit les pas de son agent dans l'escalier, et l'introduisit avant que la Flamande n'eût mis le nez à la porte de sa cuisine. Une sonnette que faisait partir une porte à claire-voie, placée au troisième étage où demeurait le lapidaire, avertissait les locataires du troisième et du quatrième quand il montait quelqu'un pour eux. il est inutile de dire que, dès minuit, Peyrade cotonnait le battant de cette sonnette. - Qu'y a-t-il donc de si pressé, Philosophe? Philosophe était le surnom que Peyrade donnait à Contenson, et que méritait cet Epictète des Mouchards. Ce nom Contenson cachait hélas! un des plus anciens noms de la féodalité normande. Voir Les Frères de la Consolation. - Mais il y a quelque chose comme dix mille à prendre. - Qu'est-ce? de la politique? - Non, une niaiserie! Le baron de Nucingen, vous savez, ce vieux voleur patenté, hennit après une femme qu'il a vue au bois de Vincennes, et il faut la lui trouver, ou il meurt d'amour... L'on a fait une consultation de médecins hier, à ce que m'a dit son valet de chambre... Je lui ai déjà soutiré mille francs, sous prétexte de chercher l'infante. Et Contenson raconta la rencontre de Nucingen et d'Esther, en ajoutant que le baron avait quelques renseignements nouveaux. - Va, dit Peyrade, nous trouverons cette Dulcinée; dis au baron de venir en voiture ce soir aux Champs-Elysées, avenue Gabriel, au coin de l'allée de Marigny. Peyrade mit Contenson à la porte, et frappa chez sa fille comme il fallait frapper pour être admis. Il entra joyeusement, le hasard venait de lui jeter un moyen d'avoir enfin la place qu'il désirait. Il se plongea dans un bon fauteuil à la Voltaire après avoir embrassé Lydie au front, et lui dit "Joue-moi quelque chose..." Lydie lui joua un morceau écrit, pour le piano, par Beethoven. - C'est bien joué cela, ma petite biche, dit-il en prenant sa fille entre ses genoux, sais-tu que nous avons vingt et un ans? Il faut se marier, car notre père a plus de soixante-dix ans... - Je suis heureuse ici, répondit-elle. - Tu n'aimes que moi, moi si laid, si vieux? demanda Peyrade. - Mais qui veux-tu donc que j'aime? - Je dÃne avec toi, ma petite biche, préviens-en Katt. Je songe à nous établir, à prendre une place et à te chercher un mari digne de toi... quelque bon jeune homme, plein de talent, de qui tu puisses être fière un jour... - Je n'en ai vu qu'un encore qui m'ait plu pour mari... - Tu en as vu un?... - Oui, aux Tuileries, reprit Lydie, il passait, il donnait le bras à la comtesse de Sérisy. Il se nomme?... Lucien de Rubempré!.. J'étais assise sous un tilleul avec Katt, ne pensant à rien. Il y avait à côté de moi deux dames qui se sont dit "Voilà madame de Sérisy et le beau Lucien de Rubempré." Moi, j'ai regardé le couple que ces deux dames regardaient. "Ah! ma chère, a dit l'autre, il y a des femmes qui sont bien heureuses!.. On lui passe tout, à celle-ci, parce qu'elle est née Ronquerolles, et que son mari a le pouvoir. - Mais, ma chère, a répondu l'autre dame, Lucien lui coûte cher..." Qu'est-ce que cela veut dire, papa? - C'est des bêtises, comme en disent les gens du monde, répondit Peyrade à sa fille d'un air de bonhomie. Peut-être faisaient-elles allusion à des événements politiques. - Enfin, vous m'avez interrogée, je vous réponds. Si vous voulez me marier, trouvez-moi un mari qui ressemble à ce jeune homme-là ... - Enfant! répondit le père, la beauté chez les hommes n'est pas toujours le signe de la bonté. Les jeunes gens doués d'un extérieur agréable ne rencontrent aucune difficulté au début de la vie, ils ne déploient alors aucun talent, ils sont corrompus par les avances que leur fait le monde, et il leur faut payer plus tard les intérêts de leurs qualités!... Je voudrais te trouver ce que les bourgeois, les riches et les imbéciles laissent sans secours ni protection... - Qui, mon père? - Un homme de talent inconnu... Mais, va, mon enfant chéri, j'ai les moyens de fouiller tous les greniers de Paris et d'accomplir ton programme en présentant à ton amour un homme aussi beau que le mauvais sujet dont tu me parles, mais plein d'avenir, un de ces hommes signalés à la gloire et à la fortune... Oh! je n'y songeais point! je dois avoir un troupeau de neveux, et dans le nombre il peut s'en trouver un digne de toi!... Je vais écrire ou faire écrire en Provence! Chose étrange! en ce moment un jeune homme, mourant de faim et de fatigue, venant à pied du département de Vaucluse, un neveu du père CanquoÃlle, entrait par la Barrière d'Italie, à la recherche de son oncle. Dans les rêves de la famille à qui le destin de cet oncle était inconnu, Peyrade offrait un texte d'espérances on le croyait revenu des Indes avec des millions! Stimulé par ces romans du coin du feu, ce petit-neveu, nommé Théodose, avait entrepris un voyage de circumnavigation à la recherche de l'oncle fantastique. Trois hommes aux prises Après avoir savouré les bonheurs de sa paternité pendant quelques heures, Peyrade, les cheveux lavés et teints sa poudre était un déguisement, vêtu d'une bonne grosse redingote de drap bleu boutonnée jusqu'au menton, couvert d'un manteau noir, chaussé de grosses bottes à fortes semelles et muni d'une carte particulière, marchait à pas lents le long de l'avenue Gabriel, où Contenson, déguisé en vieille marchande des quatre saisons, le rencontra devant les jardins de l'Elysée-Bourbon. - Monsieur de Saint-Germain, lui dit Contenson en donnant à son ancien chef son nom de guerre, vous m'avez fait gagner cinq cents faces francs; mais si je suis venu me poster là , c'est pour vous dire que le damné baron, avant de me les donner, est allé prendre des renseignements à la maison la Préfecture. - J'aurai besoin de toi, sans doute, répondit Peyrade. Vois nos numéros 7, 10 et 21, nous pourrons employer ces hommes-là sans qu'on s'en aperçoive, ni à la Police, ni à la Préfecture. Contenson alla se replacer auprès de la voiture où monsieur de Nucirigen attendait Peyrade. - Je suis monsieur de Saint-Germain, dit le Méridional au baron, en s'élevant jusqu'à la portière. - Hé! pien, mondez afec moi, répondit le baron qui donna l'ordre de marcher vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile. - Vous êtes allé à la Préfecture, monsieur le baron? ce n'est pas bien... Peut-on savoir ce que vous avez dit à monsieur le Préfet, et ce qu'il vous a répondu? demanda Peyrade. - Affant te tonner sainte cente vrancs à ein trôle gomme Godenzon, ch'édais pien aisse de saffoir s'il lès affait cagnés... Chais, zimblement tidde au brevet de bolice que che zouhhaiddais ambloyer ein achent ti nom te Beyrate à l'édrancher tans eine mission téligade, et si che bouffais affoir en loui eine gonffiance ilimidée... Le brevet m'a rébonti que visse édiez ein tes plis hapiles ômes et tes plis ônêdes. C'esde tutte l'à vvaire. - Monsieur le baron veut-il me dire de quoi il s'agit, maintenant qu'on lui a révélé mon vrai nom?... Quand le baron eut expliqué longuement et verbeusement dans son affreux patois de juif polonais, et sa rencontre avec Esther, et le cri du chasseur qui se trouvait derrière la voiture, et ses vains efforts, il conclut en racontant ce qui s'était passé la veille chez lui, le sourire échappé à Lucien de Rubempré, la croyance de Bianchon et de quelques dandies, relativement à une accointance entre l'inconnue et ce jeune homme. - Ecoutez, monsieur le baron, vous me remettrez d'abord dix mille francs en acompte sur les frais, car pour vous, dans cette affaire, il s'agit de vivre; et, comme votre vie est une manufacture d'affaires, il ne faut rien négliger pour vous trouver cette femme. Ah! vous êtes pincé! - Ui, che zuis binzé... - S'il faut davantage, je vous le dirai, baron; fiez-vous à moi, reprit Peyrade. Je ne suis pas, comme vous pouvez le croire, un espion... J'étais, en 1807, Commissaire général de police à Anvers, et maintenant que Louis XVIII est mort, je puis vous confier que, pendant sept ans, j'ai dirigé sa contre-police... On ne marchande donc pas avec moi. Vous comprenez bien, monsieur le baron, qu'on ne peut pas faire le devis des consciences à acheter avant d'avoir étudié une affaire. Soyez sans inquiétude, je réussirai. Ne croyez pas que vous me satisferez avec une somme quelconque, je veux autre chose pour récompense... - Bourfi que ce ne soid bas ein royaume? ... dit le baron. - C'est moins que rien pour vous. - Ça me fa! - Vous connaissez les Keller? - Paugoub. - François Keller est le gendre du comte de Gondreville et le comte de Gondreville a dÃné chez vous hier avec son gendre. - Ki tiaple beut fus tire... s'écria le baron. Ce sera Chorche ki pafarte tuchurs. Peyrade se mit à rire. Le banquier conçut alors d'étranges soupçons sur son domestique, en remarquant ce sourire. - Le comte de Gondreville est tout à fait en position de m'obtenir une place que je désire avoir à la Préfecture de police, et sur la création de laquelle le Préfet aura, sous quarante-huit heures, un mémoire, dit Peyrade en continuant. Demandez la place pour moi, faites que le comte de Gondreville veuille se mêler de cette affaire, en y mettant de la chaleur, et vous reconnaÃtrez ainsi le service que je vais vous rendre. Je ne veux de vous que votre parole, car, si vous y manquiez, vous maudiriez tôt ou tard le jour où vous êtes né... foi de Peyrade... - Je fus tonne ma barole t'honner te vaire le bossiple... - Si je ne faisais que le possible pour vous, ce ne serait pas assez. - Hé pien, ch'achirai vrangement. - Franchement... Voilà tout ce que je veux, dit Peyrade, et la franchise est le seul présent un peu neuf que nous puissions nous faire, l'un et l'autre. - Vranchement, répéta le baron. U foullez-vûs que che vis remedde? - Au bout du pont Louis XVI. - Au bond te la Jambre, dit le baron à son valet de pied qui vint à la portière. - Che fais tonc affoir l'eingonnie... se dit le baron en s'en allant. - Quelle bizarrerie, se disait Peyrade en retournant à pied au Palais-Royal où il se proposait d'essayer de tripler les dix mille francs pour faire une dot à Lydie. Me voilà obligé d'examiner les petites affaires du jeune homme dont un regard a ensorcelé ma fille. C'est sans doute un de ces hommes qui ont l'oeil à femme, se dit-il en employant une des expressions du langage particulier qu'il avait fait à son usage, et dans lesquelles ses observations, celles de Corentin se résumaient par des mots où la langue était souvent violée, mais par cela même, énergiques et pittoresques. En rentrant chez lui, le baron de Nucingen ne se ressemblait pas à lui-même; il étonna ses gens et sa femme, il leur montrait une face colorée, animée, il était gai. - Gare à nos actionnaires, dit du Tillet à Rastignac. On prenait en ce moment le thé dans le petit salon de Delphine de Nucingen, au retour de l'Opéra. - Ui, reprit en souriant le baron qui saisit la plaisanterie de son compère, chébroufe l'enfie de vaire tes avvaires... - Vous avez donc vu votre inconnue? demanda madame de Nucingen. - Non, répondit-il, che n'ai que l'esboir te la droufer. - Aime-t-on jamais sa femme ainsi?... s'écria madame de Nucingen en ressentant un peu de jalousie ou feignant d'en avoir. - Quand vous l'aurez à vous, dit du Tillet au baron, vous nous ferez souper avec elle, car je suis bien curieux d'examiner la créature qui a pu vous rendre aussi jeune que vous l'êtes. - C'esde eine cheffe-d'oeivre te la gréation, répondit le vieux banquier. - Il va se faire attraper comme un mineur, dit Rastignac à l'oreille de Delphine. - Bah! il gagne bien assez d'argent pour... - Pour en rendre un peu, n'est-ce pas!... dit du Tillet en interrompant la baronne. Nucingen se promenait dans le salon comme si ses jambes le gênaient. - Voilà le moment de lui faire payer vos nouvelles dettes, dit Rastignac à l'oreille de la baronne. En ce moment même, Carlos, venu rue Taitbout pour faire ses dernières recommandations à Europe qui devait jouer le principal rôle dans la comédie inventée pour trômper le baron de Nucingen, s'en allait plein d'espérance. Il fut accompagné jusqu'au boulevard par Lucien, assez inquiet de voir ce demi-démon si parfaitement déguisé, que lui-même ne l'avait reconnu qu'à sa voix. - Où diable as-tu trouvé une femme plus belle qu'Esther? demanda-t-il à son corrupteur. - Mon petit, ça ne se trouve pas à Paris. Ces teints-là ne se fabriquent pas en France. - C'est-à -dire que tu m'en vois encore étourdi... La Vénus Callipyge n'est pas si bien faite! On se damnerait pour elle... Mais où l'as-tu prise? - C'est la plus belle fille de Londres. Ivre de gin, elle a tué son amant dans un accès de jalousie... L'amant est un misérable de qui la police de Londres est débarrassée, et l'on a, pour quelque temps, envoyé cette créature à Paris, afin de laisser oublier l'affaire... La drôlesse a été très bien élevée. C'est la fille d'un ministre, elle parle le français comme si c'était sa langue maternelle; elle ne sait et ne pourra jamais savoir ce qu'elle fait là . On lui a dit que si elle te plaisait, elle pourrait te manger des millions; mais que tu étais jaloux comme un tigre, et on lui a donné le programme de l'existence d'Esther. Elle ne connaÃt pas ton nom. - Mais si Nucingen la préférait à Esther... - Ah! t'y voilà venu... s'écria Carlos. Tu as peur aujourd'hui de ne pas voir s'accomplir ce qui t'effrayait tant hier! Sois tranquille. Cette fille blonde et blanche a les yeux bleus; c'est le contraire de la belle juive, et il n'y a que les yeux d'Esther qui puissent remuer un homme aussi pourri que Nucingen. Tu ne pouvais pas cacher un laideron, que diable! Quand cette poupée aura joué son rôle, je l'enverrai, sous la conduite-d'une personne sûre, à Rome ou à Madrid, où elle fera des passions. - Puisque nous ne l'avons que pour peu de temps, dit Lucien, j'y retourne... - Va, mon fils, amuse-toi... Demain tu auras un jour de plus. Moi, j'attends quelqu'un que j'ai chargé de savoir ce qui se passe chez le baron de Nucingen. - Qui? - La maÃtresse de son valet de chambre, car enfin faut-il savoir à tout moment ce qui se passe chez l'ennemi. A minuit, Paccard, le chasseur d'Esther, trouva Carlos sur le pont des Arts, l'endroit le plus favorable à Paris pour se dire deux mots qui ne doivent pas être entendus. Tout en causant, le chasseur regardait d'un côté pendant que son maÃtre regardait de l'autre. - Le baron est allé ce matin à la Préfecture de police, de quatre à cinq heures, dit le chasseur, et il s'est vanté ce soir de trouver la femme qu'il a vue au bois de Vincennes, on la lui a promise... - Nous serons observés! dit Carlos, mais par qui?... - On s'est déjà servi de Louchard, le Garde du Commerce. - Ce serait un enfantillage, répondit Carlos. Nous n'avons que la Brigade de sûreté, la Police judiciaire à craindre; et du moment où elle ne marche pas, nous pouvons marcher, nous!... - Il y a autre chose! - Quoi? - Les amis du pré... J'ai vu hier La Pouraille... il a refroidi un ménage et il a dix mille thunes de cinq balles... en or! - On l'arrêtera, dit Jacques Collin, c'est l'assassinat de la rue Boucher. - Quel est l'ordre? dit Paccard de l'air respectueux que devait avoir un maréchal en venant prendre le mot d'ordre de Louis XVIII. - Vous sortirez tous les soirs à dix heures, répondit Carlos, vous irez bon train au bois de Vincennes, dans les bois de Meudon et de Ville-d'Avray. Si quelqu'un vous observe ou vous suit, laisse-toi faire, sois liant, causant, corruptible. Tu parleras de la jalousie de Rubempré, qui est fou de madame, et qui surtout, ne veut pas qu'on sache dans le monde qu'il a une maÃtresse de ce genre-là ... - Suffit! Faut-il s'armer?... - Jamais! dit vivement Carlos. Une arme!... à quoi cela sert-il? à faire des malheurs. Ne te sers dans aucun cas de ton couteau de chasseur. Quand on peut casser les jambes à l'homme le plus fort par le coup que je t'ai montré!... quand on peut se battre avec trois argousins armés avec la certitude d'en mettre deux à terre avant qu'ils n'aient tiré leurs briquets, que craint-on? N'as-tu pas ta canne?... - C'est juste! dit le chasseur. Paccard, qualifié de Vieille-Garde, de Fameux-Lapin, de Bon-là , homme à jarret de fer, à bras d'acier, à favoris italiens, à chevelure artiste, à barbe de sapeur, à figure blême et impassible comme celle de Contenson, gardait sa fougue en dedans, et jouissait d'une tournure de tambour major qui déroutait le soupçon. Un échappé de Poissy ou de Melun n'a pas cette fatuité sérieuse et cette croyance en son mérite. Giafar de l'Aaroun al Raschild du Bagne, il lui témoignait l'amicale admiration que Peyrade avait pour Corentin. Ce colosse, excessivement fendu, sans beaucoup de poitrine et sans trop de chair sur les os, allait sur ses deux longues quilles d'un pas grave. Jamais la droite ne se mouvait sans que l'oeil droit examinât les circonstances extérieures avec cette rapidité placide particulière au voleur et à l'espion. L'oeil gauche imitait l'oeil droit. Un pas, un coup d'oeil! Sec, agile, prêt à tout et à toute heure, sans une ennemie intime appelée la liqueur des braves, Paccard eût été complet, disait Carlos, tant il possédait à fond les talents indispensables à l'homme en guerre avec la société; mais le maÃtre avait réussi à convaincre l'esclave de faire la part au feu en ne buvant que le soir. En rentrant, Paccard absorbait l'or liquide que lui versait à petits coups une fille de grès à grosse panse venue de Dantzick - On ouvrira l'oeil, dit Paccard en remettant son magnifique chapeau à plumes après avoir salué celui qu'il nommait Son confesseur. Voilà par quels événements des hommes aussi forts que l'étaient, chacun dans leur sphère, Jacques Collin, Peyrade et Corentin, arrivèrent à se trouver aux prises sur le même terrain, et à déployer leur génie dans une lutte où chacun combattit pour sa passion ou pour ses intérêts. Ce fut un de ces combats ignorés mais terribles, où il se dépense en talent, en haine, en irritations, en marches et contremarches, en ruses, autant de puissance qu'il en faut pour établir une fortune. Nucingen sur le point d'être heureux s'adonne à la toilette Hommes et moyens, tout fut secret du côté de Peyrade, que son ami Corentin seconda dans cette expédition, une niaiserie pour eux. Ainsi, l'histoire est muette à ce sujet, comme elle est muette sur les véritables causes de bien des révolutions. Mais voici le résultat. Cinq jours après l'entrevue de monsieur Nucingen avec Peyrade aux Champs-Elysées, un matin, un homme d'une cinquantaine d'années, doué de cette figure de blanc de céruse que la vie du monde donne aux diplomates, habillé de drap bleu, d'une tournure assez élégante, ayant presque l'air d'un ministre d'Etat, descendit d'un cabriolet splendide en en jetant les guides à son domestique. Il demanda si le baron de Nucingen était visible, au valet qui se tenait sur une banquette du péristyle, et qui lui en ouvrit respectueusement la magnifique porte en glaces. - Le nom de monsieur?... dit le domestique. - Dites à monsieur le baron que je viens de l'avenue Gabriel, répondit Corentin. S'il y a du monde, gardez-vous bien de prononcer ce nom-là tout haut, vous vous feriez mettre à la porte. Une minute après, le valet revint et conduisit Corentin dans le cabinet du baron, par les appartements intérieurs. Corentin échangea son regard impénétrable contre un regard de même nature avec le banquier, et ils se saluèrent convenablement. - Monsieur le baron, dit-il, je viens au nom de Peyrade... - Pien, fit le baron en allant pousser les verrous aux deux portes. - La maÃtresse de monsieur de Rubempré demeure rue Taitbout, dans l'ancien appartement de mademoiselle de Bellefeuille, l'ex-maÃtresse de monsieur de Granville, le Procureur-général. - Ah! si brès te moi, s'écria le baron, gomme c'ed trôle. - Je n'ai pas de peine à croire que vous soyez fou de cette magnifique personne, elle m'a fait plaisir à voir, répondit Corentin. Lucien est si jaloux de cette fille qu'il lui défend de se montrer; et il est bien aimé d'elle, car depuis quatre ans qu'elle a succédé à la Bellefeuille, et dans son mobilier et dans son état, jamais les voisins, ni le portier, ni les locataires de la maison n'ont pu l'apercevoir. L'infante ne se promène que la nuit. Quand elle part, les stores de la voiture sont baissés, et madame est voilée. Lucien n'a pas seulement des raisons de jalousie pour cacher cette femme il doit se marier à Clotilde de Grandlieu, et il est le favori intime actuel de madame de Sérisy. Naturellement il tient et à sa maÃtresse d'apparat et à sa fiancée. Ainsi, vous êtes le maÃtre de la position, car Lucien sacrifiera son plaisir à ses intérêts et à sa vanité. Vous êtes riche, il s'agit probablement de votre dernier bonheur, soyez généreux. Vous arriverez à vos fins par la femme de chambre. Donnez une dizaine de mille francs à la soubrette, elle vous cachera dans la chambre à coucher de sa maÃtresse; et pour vous, ça vaut bien ça! Aucune figure de rhétorique ne peut peindre le débit saccadé, net, absolu de Corentin; aussi le baron le remarquait-il en manifestant de l'étonnement, une expression qu'il avait depuis longtemps défendue à son visage impassible. - Je viens vous demander cinq mille francs pour mon ami, qui a laissé tomber cinq de vos billets de banque... un petit malheur! reprit Corentin avec le plus beau ton de commandement. Peyrade connaÃt trop bien son Paris pour faire des frais d'affiches, et il a compté sur vous. Mais ceci n'est pas le plus important, dit Corentin en se reprenant de manière à ôter à la demande d'argent toute gravité. Si vous ne voulez pas avoir du chagrin dans vos vieux jours, obtenez à Peyrade la place qu'il vous a demandée, et vous pouvez la lui faire obtenir facilement. Le Directeur Général de la police du Royaume a dû recevoir hier une note à ce sujet. Il ne s'agit que d'en faire parler au Préfet de police par Gondreville. Hé! bien, dites à Malin comte de Gondreville, qu'il s'agit d'obliger un de ceux qui l'ont su débarrasser de messieurs de Simeuse, et il marchera... - Voici, monsieur, dit le baron en prenant cinq billets de mille francs et les présentant à Corentin. - La femme de chambre a pour bon ami un grand chasseur nommé Paccard, qui demeure rue de Provence, chez un carrossier, et qui se loue comme chasseur à ceux qui se donnent des airs de prince. Vous arriverez à la femme de chambre de madame Van Bogseck par Paccard, un grand drôle de Piémontais qui aime assez le vermout. Evidemment cette confidence, élégamment jetée en Post-Scriptum, était le prix des cinq mille francs. Le baron cherchait à deviner à quelle race appartenait Corentin, en qui son intelligence lui disait assez qu'il voyait plutôt un directeur d'espionnage qu'un espion; mais Corentin resta pour lui ce qu'est, pour un archéologue, une inscription à laquelle il manque au moins les trois quarts des lettres. - Gommend se nomme la phâme te jambre? demanda-t-il. - Eugénie, répondit Corentin qui salua le baron et sortit. Le baron de Nucingen, transporté de joie, abandonna ses affaires, ses bureaux, et remonta chez lui dans l'heureux état où se trouve un jeune homme de vingt ans qui jouit en perspective d'un premier rendez-vous avec une première maÃtresse. Le baron prit tous les billets de mille francs de sa caisse particulière, une somme avec laquelle il aurait pu faire le bonheur d'un village, cinquante-cinq mille francs! et il les mit à même dans la poche de son habit. Mais la prodigalité des millionnaires ne peut se comparer qu'à leur avidité pour le gain. Dès qu'il s'agit d'un caprice, d'une passion, l'argent n'est plus rien pour les Crésus il leur est en effet plus difficile d'avoir des caprices que de l'or. Une jouissance est la plus grande rareté de cette vie rassasiée, pleine des émotions que donnent les grands coups de la Spéculation, et sur lesquelles ces coeurs secs se sont blasés. Exemple. Un des plus riches capitalistes de Paris, connu d'ailleurs pour ses bizarreries, rencontre un jour, sur les boulevards, une petite ouvrière excessivement jolie. Accompagnée de sa mère, cette grisette donnait le bras à un jeune homme d'un habillement assez équivoque, et d'un balancement de hanches très faraud. A la première vue, le millionnaire devient amoureux de cette Parisienne; il la suit chez elle, il y entre; il se fait raconter cette vie mélangée de bals chez Mabile, de jours sans pain, de spectacles et de travail; il s'y intéresse, et laisse cinq billets de mille francs sous une pièce de cent sous une générosité déshonorée. Le lendemain, un fameux tapissier, Braschon, vient prendre les ordres de la grisette, meuble un appartement qu'elle choisit, y dépense une vingtaine de mille francs. L'ouvrière se livre à des espérances fantastiques elle habille convenablement sa mère, elle se flatte de pouvoir placer son ex-amoureux dans les bureaux d'une Compagnie d'Assurance. Elle attend... un, deux jours; puis une... et deux semaines. Elle se croit obligée d'être fidèle, elle s'endette. Le capitaliste, appelé en Hollande, avait oublié l'ouvrière; il n'alla pas une seule fois dans le Paradis où il l'avait mise, et d'où elle retomba aussi bas qu'on peut tomber à Paris. Nucingen ne jouait pas, Nucingen ne protégeait pas les arts, Nucingen n'avait aucune fantaisie; il devait donc se jeter dans sa passion pour Esther avec un aveuglement sur lequel comptait Carlos Herrera. Après son déjeuner, le baron fit venir Georges, son valet de chambre, et lui dit d'aller rue Taitbout, prier mademoiselle Eugénie, la femme de chambre de madame Van Bogseck, de passer dans ses bureaux pour une affaire importante. - Du la guedderas, ajouta-t-il, et du la veras monder tans ma jambre, en lui tisand que sa vordine est vaidde. Georges eut mille peines à décider Europe-Eugénie à venir. Madame, lui dit-elle, ne lui permettait jamais de sortir; elle pouvait perdre sa place, etc., etc. Aussi Georges fit-il sonner haut ses mérites aux oreilles du baron, qui lui donna dix louis. - Si madame sort cette nuit sans elle, dit Georges à son maÃtre dont les yeux brillaient comme des escarboucles, elle viendra sur les dix heures. - Pon! ti fiendras m'habiler oe neiff eires... me goÃver; gar che feusse êdre auzi pien que bossiple... Che grois que je gombaraidrai teffant ma maidresse, u l'archante ne seraid bas l'archante... De midi à une heure, le baron teignit ses cheveux et ses favoris. A neuf heures, le baron, qui prit un bain avant le dÃner, fit une toilette de marié, se parfuma, s'adonisa. Madame de Nucingen, avertie de cette métamorphose, se donna le plaisir de voir son mari. - Mon Dieu! dit-elle, êtes-vous ridicule!... Mais mettez donc une cravate de satin noir, à la place de cette cravate blanche qui fait paraÃtre vos favoris encore plus durs; et d'ailleurs, c'est Empire, c'est vieux bonhomme, et vous vous donnez l'air d'un ancien Conseiller au Parlement. Otez donc vos boutons en diamant, qui valent chacun cent mille francs; cette singesse vous les demanderait, vous ne pourriez pas les refuser; et, pour les offrir à une fille, autant les mettre à mes oreilles. Le pauvre financier, frappé de la justesse des remarques de sa femme, lui obéissait en rechignant. - Ritiquile! ritiquile!... Che ne fous ai chamais tidde que visse édiez ritiquile quand vis vis meddiez te fodre miex bir fodre bedid mennesier de Rastignac. - Je l'espère bien que vous ne m'avez jamais trouvée ridicule. Suis-je femme à faire de pareilles fautes d'orthographe dans une toilette? Voyons, tournez-vous!... Boutonnez votre habit jusqu'en haut, comme fait le duc de Maufrigneuse, en laissant libres les deux dernières boutonnières d'en haut. Enfin, tâchez de vous rendre jeune. - Monsieur, dit Georges, voici mademoiselle Eugénie. - Attieu, montame... s'écria le banquier. Il reconduisit sa femme jusqu'au-delà des limites de leurs appartements respectifs, pour être certain qu'elle n'écouterait pas la conférence. Déceptions En revenant, il prit par la main Europe, et l'amena dans sa chambre, avec une sorte de respect ironique - Hé! pien, ma bedide, fus êdes pien héreize, gar vis êdes au serfice te la blis cholie phâme de Pinifers... Fodre foraine éd vaidde, si vis foulez, barler bir moi, êdre tans mes eindereds. - C'est ce que je ne ferais pas pour dix mille francs, s'écria Europe. Vous comprenez, monsieur le baron, que je suis avant tout une honnête fille... - Ui. Che gomde pien bayer fodre onêdedé. C'ed ce g'on abbèle, tans le gommerce, la guriosidé. - Ensuite, ce n'est pas tout, dit Europe. Si monsieur ne plaÃt pas à madame, et il y a de la chance! elle se fâche, je suis renvoyée, et ma place me vaut mille francs par an. - Le gabidal te mile vrancs ed te fint mile vrancs, et si che fus tonne, fus ne berterez rien. - Ma foi, si vous le prenez sur ce ton-là , mon gros père, dit Europe, ça change joliment la question. Où sont-ils?... - Foissi, répondit le baron en montrant un à un les billets de banque. Il regarda chaque éclair que chaque billet faisait jaillir des yeux d'Europe, et qui révélait la concupiscence à laquelle il s'attendait. - Vous payez la place, mais l'honnêteté, la conscience?... dit Europe en levant sa mine fûtée et lançant au baron un regard seria-buffa. - La gonzience ne faud bas la blace; mais, meddons saint mille vrancs de blis, dit-il en ajoutant cinq billets de mille francs. - Non, vingt mille francs pour la conscience, et cinq mille pour la place, si je la perds... - Gomme fus futrez... dit-il en ajoutant les cinq billets. Mais bir les cagner, il faut me gager tans la jampre te da maidresse bentant la nouid, quand elle sera séle... - Si vous voulez m'assurer de ne jamais dire qui vous a introduit, j'y consens. Mais je vous préviens d'une chose madame est forte comme un Turc, elle aime monsieur de Rubempré comme une folle, et vous lui remettriez un million en billets de banque, que vous ne lui feriez pas commettre une infidélité... C'est bête, mais elle est ainsi quand elle aime, elle est pire qu'une honnête femme, quoi? Quand elle va se promener dans les bois avec monsieur, il est rare que monsieur reste à la maison; elle y est allée ce soir, je puis donc vous cacher dans ma chambre. Si madame revient seule, je vous viendrai chercher; vous vous tiendrez dans le salon, je ne fermerai pas la porte de la chambre, et le reste... dame! le reste, ça vous regarde... Préparez-vous! - Che te tonnerai les fint-sainte mile vrancs tans le salon... tonnant, tonnant. - Ah! dit Europe, vous n'êtes pas plus défiant que ça?... Excusez du peu... - Di auras pien des ogassions te me garodder .. Nis verons gonnaissance... - Eh! bien, soyez rue Taitbout à minuit; mais prenez alors trente mille francs sur vous. L'honnêteté d'une femme de chambre se paie, comme les fiacres, beaucoup plus cher, passé minuit. - Bar britence, che de tonnerai ein pon sur la Panque... - Non, non, dit Europe, des billets, ou rien ne va .. A une heure du matin, le baron de Nucingen, caché dans la mansarde où couchait Europe, était en proie à toutes les anxiétés d'un homme en bonne fortune. Il vivait, son sang lui semblait bouillant à ses orteils, et sa tête allait éclater comme une machine à vapeur trop chauffée. - Che chouissais moralement pire blis de sant mille égus, dit-il à du Tillet en lui racontant cette aventure. Il écouta les moindres bruits de la rue, il entendit, à deux heures du matin, la voiture de sa maÃtresse dès le boulevard. Son coeur battit à soulever la soie du gilet, quand la grande porte tourna sur ses gonds il allait donc revoir la céleste, l'ardente figure d'Esther!... Il reçut dans le coeur le bruit du marchepied et le claquement de la portière. L'attente du moment suprême l'agitait plus que s'il se fût agi de perdre sa fortune. - Ha! S'écria-t-l c'esde fifre ça! C'esde trob fifre même, che ne serai gapable te rienne te dude! - Madame est seule, descendez, dit Europe en se montrant. Surtout, ne faites pas de bruit, gros éléphant! - Cros élevant! répéta-t-il en riant et marchant comme sur des barres de fer rouge. Europe allait en avant, un bougeoir à la main. - Diens, gonde-les, dit le baron en tendant à Europe les billets de banque quand il fut dans le salon. Europe prit les trente billets d'un air sérieux, et sortit en enfermant le banquier. Nucingen alla droit dans la chambre, où il trouva la belle Anglaise qui lui dit "Serait-ce toi, Lucien?..." - Non, pelle envant, s'écria Nucingen qui n'acheva pas. Il resta stupide en voyant une femme absolument le contraire d'Esther du blond là où il avait vu du noir, de la faiblesse là où il admirait de la force! une douce nuit de Bretagne là où scintillait le soleil de l'Arabie. - Ah çà ! d'où venez-vous?... qui êtes-vous?... que voulez-vous? dit l'Anglaise en sonnant sans que les sonnettes fissent aucun bruit. - Chai godonné les sonneddes, mais n'ayez poind beurre... chez fais m'en aller, dit-il. Foilà drende mile vrancs te cheddés tans l'eau. Fus êdes pien la maidresse te mennesier Licien te Ripembré? - Un peu, mon neveu, dit l'Anglaise qui parlait bien le français. Mais ki ed-dû, doi? fit-elle en imitant le parler de Nucingen. - Ein ôme pien addrabé!... répondit-il piteusement. - Esd-on addrabé bir afoir eine cholie phâme? Demanda-t-elle en plaisantant. - Bermeddez-moi te fis envoyer temain eine barure, bir fus rabbeler le paron ti Nichinguenne. - Gonnais bas!... fit-elle en riant comme une folle; mais la parure sera bien reçue, mon gros viol de domicile. - Fis le gonnaidrez? Attié, montame. Fis êdes un morzo te roi, mais je ne soui qu'ein bofre panquier té soizande ans bassés, et fi m'affez vaide combrentre gombien la phâme que ch'aime a te buissance, buisque fodre paudé sirhimaine n'a bas pi me la vaire ûplier... - Tiens, ce êdre chentile ze que fis me tides là , répondit l'Anglaise. - Ze n'esd pas si chentile que zelle qui me l'einsbire... - Vous parliez de drande mille francs... à qui les avez-vous donnés? - A fodre goguine te phâme te jampre.. L'Anglaise sonna, Europe n'était pas loin. - Oh! s'écria Europe, un homme dans la chambre de madame, et qui n'est pas monsieur!... Quelle horreur! - Vous a-t-il donné trente mille francs pour y être introduit? - Non, madame; car, à nous deux, nous ne les valons pas... Et Europe se mit à crier au voleur d'une si dure façon, que le banquier effrayé gagna la porte, d'où Europe le fit rouler par les escaliers... - Gros scélérat, lui cria-t-elle, vous me dénoncez à ma maÃtresse! Au voleur! .. au voleur! L'amoureux baron, au désespoir, put gagner sans avanie sa voiture qui stationnait sur le boulevard; mais il ne savait plus à quel espion se vouer. - Est-ce que, par hasard, madame voudrait m'ôter mes profits?... dit Europe en revenant comme une furie vers l'Anglaise. - Je ne sais pas les usages de France, dit l'Anglaise. - Mais c'est que je n'ai qu'un mot à dire à monsieur pour faire mettre madame à la porte demain, répondit insolemment Europe. - Cedde zagrée fâme te jampre, dit le baron à Georges lui demanda naturellement à son maÃtre s'il était content, m'a ghibbé drande mile vrancs..., mais c'esd te ma vôde, ma drès crande vôde!... - Ainsi la toilette de monsieur ne lui a pas servi. Diable! je ne conseille pas à monsieur de prendre pour rien ses pastilles... - Chorche, che meirs te tesesboir... Chai vroit... Chai de la classe au cuer... Plis d'Esther, mon hami. Georges était toujours l'ami de son maÃtre dans les grandes circonstances. L'abbé gagne la première manche Deux jours après cette scène, que la jeune Europe venait de dire beaucoup plus plaisamment qu'on ne peut la raconter car elle y ajouta sa mimique, Carlos déjeunait en tête-à -tête avec Lucien. - Il ne faut pas, mon petit, que la Police ni personne mette le nez dans nos affaires, lui dit-il à voix basse en allumant un cigare à celui de Lucien. C'est malsain. J'ai trouvé un moyen audacieux, mais infaillible, de faire tenir tranquille notre baron et ses agents. Tu vas aller chez madame de Sérisy, tu seras très gentil pour elle. Tu lui diras, dans la conversation, que, pour être agréable à Rastignac, qui depuis longtemps a trop de madame de Nucingen, tu consens à lui servir de manteau pour cacher une maÃtresse. Monsieur de Nucingen, devenu très amoureux de la femme que cache Rastignac ceci la fera rire s'est avisé d'employer la Police pour t'espionner, toi, bien innocent des roueries de ton compatriote, et dont les intérêts chez les Grandlieu pourraient être compromis. Tu prieras la comtesse de te donner l'appui de son mari, qui est ministre d'Etat, pour aller à la Préfecture de police. Une fois là , devant monsieur le Préfet, plains-toi, mais en homme politique et qui va bientôt entrer dans la vaste machine du gouvernement pour en être un des plus importants pistons. Tu comprendras la Police en homme d'Etat, tu l'admireras, y compris le Préfet. Les plus belles mécaniques font des taches d'huile ou crachent. Ne te fâche que tout juste. Tu n'en veux pas du tout à monsieur le Préfet; mais engage-le à surveiller son monde, et plains-le d'avoir à gronder ses gens. Plus tu seras doux, gentilhomme, plus le Préfet sera terrible contre ses agents. Nous serons alors tranquilles, et nous pourrons faire revenir Esther, qui doit bramer comme les daims dans sa forêt. Le préfet d'alors était un ancien magistrat. Les anciens magistrats font des préfets de police beaucoup trop jeunes. Imbus du Droit, à cheval sur la légalité, leur main n'est pas leste à l'Arbitraire que nécessite assez souvent une circonstance critique où l'action de la Préfecture doit ressembler à celle d'un pompier chargé d'éteindre un feu. En présence du Vice-Président du Conseil-d'Etat, le Préfet reconnut à la Police plus d'inconvénients qu'elle n'en a, déplora les abus, et se souvint alors de la visite que le baron de Nucingen lui avait faite et des renseignements qu'il avait demandés sur Peyrade. Le Préfet, tout en promettant de réprimer les excès auxquels se livraient les agents, remercia Lucien de s'être adressé directement à lui, lui promit le secret, et eut l'air de comprendre cette intrigue. De belles phrases sur la liberté individuelle, sur l'inviolabilité du domicile furent échangées entre le Ministre d'Etat et le Préfet, à qui monsieur de Sérisy fit observer que si les grands intérêts du royaume exigeaient parfois de secrètes illégalités, le crime commençait à l'application de ces moyens d'Etat aux intérêts privés. Le lendemain, au moment où Peyrade allait à son cher café David où il se régalait de voir des bourgeois comme un artiste s'amuse à voir pousser des fleurs, un gendarme habillé en bourgeois l'accosta dans la rue. - J'allais chez vous, lui dit-il à l'oreille, j'ai ordre de vous amener à la Préfecture. Peyrade prit un fiacre et monta, sans faire la moindre observation, en compagnie du gendarme. Le Préfet de police traita Peyrade comme s'il eût été le dernier argousin du Bagne, en se promenant dans une allée du petit jardin de la Préfecture de police qui, dans ce temps, s'étendait le long du quai des Orfèvres. - Ce n'est pas sans raison, monsieur, que, depuis 1809 vous avez été mis en dehors de l'administration... Ne savez-vous pas à quoi vous nous exposez et vous vous exposez vous-même?... La mercuriale fut terminée par un coup de foudre. Le Préfet annonça durement au pauvre Peyrade que non seulement son secours annuel était supprimé, mais encore qu'il serait, lui, l'objet d'une surveillance spéciale. Le vieillard reçut cette douche de l'air le plus calme du monde. Il n'y a rien d'immobile et d'impassible comme un homme foudroyé. Peyrade avait perdu tout son argent au jeu. Le père de Lydie comptait sur sa place, et il se voyait sans autre ressource que les aumônes de son ami Corentin. - J'ai été Préfet de police, je vous donne complètement raison, dit tranquillement le vieillard au fonctionnaire posé dans sa majesté judiciaire et qui fit alors un haut-le-corps assez significatif. Mais permettez-moi, sans vouloir en rien m'excuser, de vous faire observer que vous ne me connaissez point, reprit Peyrade en jetant une fine oeillade au Préfet. Vos paroles sont, ou trop dures pour l'ancien Commissaire général de police en Hollande, ou pas assez sévères pour un simple mouchard. Seulement, monsieur le Préfet, ajouta Peyrade après une pause en voyant que le Préfet gardait le silence, souvenez-vous de ce que je vais avoir l'honneur de vous dire. Sans que je me mêle en rien de votre police ni de ma justification, vous aurez l'occasion de voir que, dans cette affaire, il y a quelqu'un qu'on trompe en ce moment, c'est votre serviteur; plus tard, vous direz C'était moi. Et il salua le Préfet, qui resta pensif pour cacher son étonnement. Il revint chez lui, les bras et les jambes cassés, saisi d'une rage froide contre le baron de Nucingen. Cet épais financier pouvait seul avoir trahi un secret concentré dans les têtes de Contenson, de Peyrade et de Corentin. Le vieillard accusa le banquier de vouloir se dispenser du paiement, une fois le but atteint. Une seule entrevue lui avait suffi pour deviner les astuces du plus astucieux des banquiers. - Il liquide avec tout le monde , même avec nous, mais je me vengerai, se disait le bonhomme. Je n'ai jamais rien demandé à Corentin, je lui demanderai de m'aider à me venger de cette stupide caisse. Sacré baron! tu sauras le quel bois je me chauffe, en trouvant un matin ta fille déshonorée... Mais aime-t-il sa fille? Le soir de cette catastrophe qui renversait les espérances de ce vieillard, il avait pris dix ans de plus. En causant avec son ami Corentin, il entremêlait ses doléances de larmes arrachées par la perspective du triste avenir qu'il léguait à sa fille, son idole, sa perle, son offrande à Dieu. - Nous suivrons cette affaire, lui disait Corentin. Il faut savoir d'abord si le baron est ton délateur. Avons-nous été sages en nous appuyant de Gondreville?... Ce vieux Malin nous doit trop pour ne pas essayer de nous engloutir; aussi fais-je surveiller son gendre Keller, un niais en politique, et très capable de tremper dans quelque conspiration tendant à renverser la branche aÃnée au profit de la branche cadette... Demain, je saurai ce qui se passe chez Nucingen, s'il a vu sa maÃtresse, et d'où nous vient ce coup de caveçon... Ne te désole pas. D'abord, le Préfet ne restera pas longtemps en place... Le temps est gros de révolutions, et les révolutions, c'est notre eau trouble. Un sifflement particulier retentit dans la rue. - C'est Contenson, dit Peyrade qui mit une lumière sur la fenêtre, et il y a quelque chose qui m'est personnel. Un instant après, le fidèle Contenson comparaissait devant les deux gnômes de la Police par lui révérés à l'égal de deux génies. - Qu'y a-t-il? dit Corentin. - Du nouveau! Je sortais du 113, où j'ai tout perdu. Que vois-je sous les galeries?... Georges! ce garçon est renvoyé par le baron, qui le soupçonne d'être un mouchard. - Voilà l'effet d'un sourire qui m'est échappé, dit Peyrade. - Oh! tout ce que j'ai vu de désastres causés par des sourires!... dit Corentin. - Sans compter ce que causent les coups de cravache, dit Peyrade en faisant allusion à l'affaire Simeuse. Voir Une Ténébreuse Affaire. Mais, voyons, Contenson, qu'arrive-t-il? - Voici ce qui arrive, reprit Contenson. J'ai fait jaser Georges en lui faisant payer des petits verres d'une infinité de couleurs, il en est resté gris; quant à moi, je dois être comme un alambic! Notre baron est allé rue Taitbout, bourré de pastilles du sérail. Il y a trouvé la belle femme que vous savez. Mais une bonne farce cette Anglaise n'est pas son ingonnie!... Et il a dépensé trente mille francs pour séduire la femme de chambre. Une bêtise. Ça se croit grand parce que ça fait de petites choses avec de grands capitaux; retournez la phrase, et vous trouvez le problème que résout l'homme de génie. Le baron est revenu dans un état à faire pitié. Le lendemain Georges, pour faire son bon apôtre, dit à son maÃtre "Pourquoi monsieur se sert-il de gens de sac et de corde? Si monsieur voulait s'en rapporter à moi, je lui trouverais son inconnue, car la description que monsieur m'en a faite me suffit, je remuerai tout Paris. - Va, lui dit le baron, je te récompenserai bien!" Georges m'a raconté tout cela, entremêlé des détails les plus saugrenus. Mais... l'on est fait à recevoir la pluie! Le lendemain, le baron reçut une lettre anonyme où on lui disait quelque chose comme "Monsieur de Nucingen se meurt d'amour pour une inconnue, il a déjà dépensé beaucoup d'argent en pure perte; s'il veut se trouver ce soir à minuit, au bout du pont de Neuilly, et monter dans la voiture derrière laquelle sera le chasseur du bois de Vincennes, en se laissant bander les yeux, il verra celle qu'il aime... Comme sa fortune peut lui donner des craintes sur la pureté des intentions de ceux qui procèdent ainsi, monsieur le baron peut se faire accompagner de son fidèle Georges. Il n'y aura d'ailleurs personne dans la voiture." Le baron y va, sans rien dire à Georges, avec Georges. Tous deux se laissent bander les yeux et couvrir la tête d'un voile. Le baron reconnaÃt le chasseur. Deux heures après, la voiture, qui marchait comme une voiture à Louis XVIII que Dieu ait son âme! il se connaissait en police, ce roi-là ! arrête au milieu d'un bois. Le baron, à qui l'on ôte son bandeau, voit dans une voiture arrêtée son inconnue, qui... psit!... disparaÃt aussitôt. Et la voiture même train que Louis XVIII le ramène au pont de Neuilly, où il retrouve sa voiture. On avait mis dans la main de Georges un petit billet ainsi conçu "Combien de billets de mille francs monsieur le baron lâche-t-il pour être mis en rapport avec son inconnue?" Georges donne le petit billet à son maÃtre, et le baron, ne doutant pas que Georges ne s'entende ou avec moi ou avec vous, monsieur Peyrade, pour l'exploiter, a mis Georges à la porte. En v'là un imbécile de banquier! il ne fallait renvoyer Georges qu'après avoir gougé affec l'eingonnie. - Georges a vu la femme?... dit Corentin. - Oui, dit Contenson. - Eh! bien, s'écria Peyrade, comment est-elle? - Oh! répondit Contenson, il ne m'en a dit qu'un mot un vrai soleil de beauté!... - Nous sommes joués par des drôles plus forts que nous, s'écria Peyrade. Ces chiens-là vont vendre leur femme bien cher au baron. - Ya, mein Herr! répondit Contenson. Aussi, en apprenant que vous aviez reçu des giroflées à la Préfecture, ai-je fait jaser Georges. - Je voudrais bien savoir qui m'a roulé, dit Peyrade, nous mesurerions nos ergots! Faut faire les cloportes, dit Contenson. - Il a raison, dit Peyrade, glissons-nous dans les fentes pour écouter, attendre... - Nous allons étudier cette version-là , s'écria Corentin, pour le moment, je n'ai rien à faire. Tiens-toi sage, toi, Peyrade! Obéissons toujours à monsieur le Préfet... - Monsieur de Nucingen est bon à saigner, fit observer Contenson, il a trop de billets de mille francs dans les veines... - La dot de Lydie était pourtant là ! dit Peyrade à l'oreille de Corentin. - Contenson, viens-nous-en, laissons dormir notre père... ade... A de... main. - Monsieur, dit Contenson à Corentin sur le pas de la porte, quelle drôle d'opération de change aurait faite le bonhomme!.. Hein! marier sa fille avec le prix de!... Ah! ah! l'on ferait de ce sujet une jolie pièce, et morale, intitulée La Dot d'une jeune fille. - Ah! comme vous êtes organisés, vous autres!... quelles oreilles tu as!... dit Corentin à Contenson. Décidément la Nature Sociale arme toutes ses Espèces des qualités nécessaires aux services qu'elle en attend! La Société c'est une autre Nature! - C'est très philosophique ce que vous dites-là , s'écria Contenson, un professeur en ferait un système! - Sois au fait, reprit Corentin en souriant et s'en allant avec l'espion par les rues, de tout ce qui se passera chez monsieur de Nucingen, à propos de l'inconnue... en gros... ne finasse pas... - On regarde si les cheminées fument! dit Contenson. - Un homme comme le baron de Nucingen ne peut pas être heureux incognito, reprit Corentin. D'ailleurs nous, pour qui les hommes sont des cartes, nous ne devons jamais être joués par eux! - Parbleu! ce serait le condamné qui s'amuserait à couper le cou au bourreau, s'écria Contenson. - Tu as toujours le petit mot pour rire, répondit Corentin en laissant échapper un sourire qui dessina de faibles plis dans son masque de plâtre. Cette affaire était excessivement importante en elle-même, et à part ses résultats. Si le baron n'avait pas trahi Peyrade, qui donc avait eu intérêt à voir le Préfet de police? Il s'agissait pour Corentin de savoir s'il n'existait pas de faux frères parmi ses hommes. Il se disait en se couchant ce que ruminait aussi Peyrade "Qui donc est allé se plaindre au préfet?... A qui cette femme appartient-elle?" Ainsi, tout en s'ignorant les uns les autres, Jacques Collin, Peyrade et Corentin se rapprochaient sans le savoir; et la pauvre Esther, Nucingen, Lucien allaient nécessairement être enveloppés dans la lutte déjà commencée, et que l'amour-propre particulier aux gens de police devait rendre terrible. Faux abbé, faux billets, fausses dettes, faux amour Grâce à l'adresse d'Europe, la partie la plus menaçante des soixante mille francs de dettes qui pesaient sur Esther et sur Lucien fut acquittée. La confiance des créanciers ne fut pas même ébranlée. Lucien et son corrupteur purent respirer pendant un moment. Comme deux bêtes fauves poursuivies qui lappent un peu d'eau au bord de quelque marais, ils purent continuer à côtoyer les précipices, le long desquels l'homme fort conduisait l'homme faible ou au gibet ou à la fortune. - Aujourd'hui, dit Carlos à sa créature, nous jouons le tout pour le tout; mais heureusement les cartes sont biseautées et les pontes sont très jeunes! Pendant quelque temps Lucien fut assidu, par ordre de son terrible Mentor, auprès de madame de Sérisy. En effet, Lucien ne devait pas être soupçonné d'avoir une fille entretenue pour maÃtresse. Il trouva d'ailleurs dans le plaisir d'être aimé, dans l'entraÃnement d'une vie mondaine, une force d'emprunt pour s'étourdir. Il obéissait à mademoiselle Clotilde de Grandlieu en n Adieu adieu, je pars sans détourner les yeux A chaque fois qu'un départ s'annonce, les paroles de l'opérette "l'auberge du Cheval Blanc" (une des préférées de ma mère) me reviennent ; mais Nous nous sommes dit au revoir » dans le métro, je suis descendue de la rame, il est resté, debout, se tenant au pilier central et me tournant le dos jusqu'à ce qu'il se retourne et me trouve plantée là, sur le quai, d'où je le regardais partir. Nous avons échangé un long regard, aussi long que le temps qu'il a fallu au métro, portes fermées, pour commencer à s'ébranler, défiler lentement le long du quai et s'enfoncer dans le tunnel. J'ai souvent revécu cette scène du métro Saint Placide. Pourquoi s'est-il retourné ? Qu'est-ce qui m'avait autorisée à rester là sur le quai à le regarder partir ? N'était-ce pas indécent de ma part de donner tant de poids à cet au revoir » ? J'aurais pu détourner les yeux confuse de m'être laissée surprendre, d'avoir ainsi montré que je savais que c'était notre dernière rencontre, mais je ne l'ai pas fait, prise en flagrant délit de savoir, il n'y avait plus de convenance à respecter, nous étions au-delà et j'ai souhaité lui offrir par mon regard cet accompagnement que peut-être il avait cherché en se et moi étions partis assez vite ensemble de ce pot professionnel. Nous avons pris la même ligne dont je devais descendre un peu avant lui. Nous avons échangé dans le métro de ces conversations à voix basse entrecoupées de grincements brinquebalants et des bruits qui émanaient de la foule des voyageurs. Il me parla sans détours. Je suis passé dans les 20% maintenant » me dit-il, ce qui signifiait que ses chances de s'en sortir n'étaient plus maintenant que de 20%. Pour un statisticien la chance n'est jamais nulle comme pour un démographe pour qui il reste toujours une espérance de vie même aux âges les plus avancés, cet artefact est une sorte de politesse, qui ôte à la mort son côté inéluctable au moins sur le papier, mais cela suffit pour alléger le destin, pour éloigner le pathos, pour respecter les usages de l'euphémisation de nos malheurs. Nous parlons ainsi de la mort de la façon la plus triviale qui soit avec des mots professionnels, des mots qui mettent à distance bien mieux que n'importe quel discours. Ce sont ses mots à lui, les mots de sa profession qu'il s'applique à lui-même, devenant ainsi un objet d'observation, un autre lui-même digne d'être observé pour ce qu'il a de particulier les chances de survivre à un cancer du rein trop tard station de métro où je dois descendre arrive très vite. C'est sympa que tu sois venu... embrasse A. pour moi, bon courage et à bientôt ». Des mots trop convenus bien sûr et nous nous embrassons et j'éprouve soudain un horrible sentiment de tragique, dominée que je suis par la situation où se bousculent la banalité de ce métro qui va repartir et le destin de cette vie qui va finir et contre lequel on ne peut pas plus qu'on ne peut contre le métro qui s'en descends, il me tourne le dos et je suis là sur le quai à le regarder partir. Pourquoi me suis-je arrêtée, ai-je eu cette audace de me figer là sur le quai ? C'était pour moi que je le faisais, je n'arrivais pas à simplement tourner les talons, je l'avais fait par nécessité et sans anticiper qu'il se retournerait et que l'incongruité de mon attitude le condamnait déjà. Et lui pourquoi s'est-il retourné, surpris ou peut-être pas de me trouver là plantée à le regarder. Nous avons échangé ce long regard d'adieu, conscients l'un et l'autre que je ne devrais pas être là à le regarder partir et qu'il n'avait aucune raison de s'être retourné. Avant que le tunnel ne l'engloutisse, il m'a fait l'aumône de ce regard d'adieu, lui qui ne se résout pas à mourir à moi qui, debout sur le quai, lui signifie par mon attitude que je sais qu'il va mourir. C'est un très beau cadeau.
Adieu est un roman d'Honoré de Balzac, qui, dans la Comédie Humaine, est rangé dans les série des Etudes philosophiques.On peut s'étonner que le récit suivant n'ait pas été placé par Balzac dans les Scènes de la vie militaire.Il parut pour la première fois sous le titre de Souvenirs soldatesques, dans La Mode du 15 mai et du 5 juin 1830.
Lyrics Ensemble nous avons connu, Vécu des jours heureux, Le moment est venu De se faire un dernier adieu, Sans une larme qui coule, Sans détourner les yeux. Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Je garderai jusqu'à l'ultime souffle de ma vie Un souvenir de nous d'un passé tendre et de folie Comme un jardin secret hanté de nostalgie Mon fol, mon fol amour, mon fol amour Ici ou là tant d'aventures on se rencontrera Ayant refait nos vies dans d'autres bras Je revivrai les moments forts d'un passé mort sans toi Sans toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour On peut chasser le passé d'un revers de la main Ni l'effacer de nos pensées Du jour au lendemain l'amour creuse un sillon profond dans les cœurs orphelins Mon fol amour, mon fol amour Mon merveilleux et délirant compagnon de parcours De ces saisons de nos passions Des bons et mauvais jours Qui survivront graver dans le ciment de l'inconscient de nos serments Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour Amour tu m'as pris de là les milles choses ignorées Et tu as pris mes années tendres mes belles années Moi souvient t'en, je t'ai aussi, sans rien te demander en retour Tout donner à mon tour, toi mon fol amour, toi mon fol amour Toi mon fol amour, Toi mon fol amour, amour, amour Amour mon fol amour, amour, amour Toi mon fol amour, amour, amour Et toi mon fol amour, amour, amour
GeorgesBernard entonna, avant de mourir, le chant scout : «Adieu, je pars, sans détourner les yeux». Marguerite Martin, adhérente CFTC, arrêtée par la Gestapo. Extrait de son interrogatoire : «Questionnée encore et menacée, je suis obligée d’avouer que je connais d’autres personnes de l’organisation, mais je ne les donnerai sous aucune contrainte. J’ai travaillé pour la
Certifié 100% nofake Je rentrais tranquillement chez moi, et en traversant une place je vois deux filles genre lycéennes qui passent en sens inverse, l'une des deux est plutôt jolie, mes yeux s'attardent sur son visage... Et là, toujours en marchant, elle me regarde aussi... D'habitude je détourne aussitôt les yeux, mais cette fois j'ai décidé de ne pas me dégonfler et j'ai continué de soutenir son regard avec un air décontracté ! Et soudain, elle s'avance vers moi avec sa pote en souriant... oh bordel, c'est vraiment en train de m'arriver ?? Et puis, tout en gloussant elle m'aborde - Bonjour monsieur ! Désolée de vous demander ça mais vous auriez pas 1€ pour que je prenne mon bus ? Hihi chuis vraiment désolééééee... ...... Je lui donne 1€, je leur souhaite une excellente journée et je rentre chez moi
DSuvtt. 314 127 394 187 34 186 172 34 102

adieu adieu je pars sans détourner les yeux